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Le ruisseau, l’éclair, de Laurent Albarracin

Ce qui pulse à l'immobilité du lézard
renfle aussi la gorge de l'éclair

On ne sait pas qui parle. Et à qui ? L'affirmation, là, comme une borne gravée.

Certes le papier de Rougerie porte les marques archaïques des plombs de la page opposée. Mais la page n'est pas de marbre, elle s'enfle et se retourne.

Alors continuons. L'une après l'autre, lisons ces pages. Certains recueils inhibent toute envie de glaner, d'aller et venir... Suis mon souffle tortueux, murmure le texte. Se laisser porter dans un seul sens, cela va bien au ruisseau. Et l'éclair ? Je fais confiance, Laurent Albarracin respecte le programme annoncé par le titre, il n'est question tout au long que du ruisseau et de l'éclair. Inutile de se creuser la tête à chercher le rapport entre le titre et une secrète intention de l'auteur :

Le ruisseau court
à sa perte dans les herbes

fait pendant à :

L'éclair est l'hôte de la hâte

Qu'y a t'il encore à écrire sur cela ? Pas très actuel de faire du ruisseau ou de l'éclair des objets, presque des êtres animés, puisque de ces météores depuis longtemps les sciences que les ignorants disent exactes ont prétendu fixer le sort. De même que paraît anachronique l'invocation d'un grand flair qui préside à toutes (ces) choses prises de tremblements. De même que le lecteur est troublé d'être soumis au désuet règne de la détermination (l'orage du ruisseau ; le puits du bruit ).

Mais, l'air de rien, énoncées sans autre musique, fusent des formulations comme :

Fondation d'un lieu
par son enracinement aérien

Il faut se méfier des poètes qui ont l'air de reprendre les anciennes voies.

Ici, le repère, c'est l'instable, l'écoulement des causes. Les rares bêtes, passé le minéral lézard du début, sont le saumon et le papillon. Explication :

Toute fêlure
a son assise
dans le très-certain

Il n'est pas besoin de bousculer la syntaxe, la présence ou l'absence, à première vue (à première vue seulement) aléatoires, de la ponctuation, suffisent, et des vers comme ceux-là : Patiemment le ruisseau mouille/la petite eau devant lui. Lors penser à un autre faux-simple, Guillevic, qui écrivait ainsi : « un ruisseau et sa prairie ».

Les deux météores lentement écorchent le monde dont la Description s'était depuis longtemps arrogée notre vision et nos mots. Le poème s'attaque à ce matériau. Il ne le brise pas cependant, il lui tend de dérangeants miroirs :

L'éclair emporte avec lui l'éclair.

Cet écorchage lent et cruel n'a-t-il pas commencé par l'élimination des sentiments et des rêves du poète ? Comme s'il se privait de dire « je ». Une posture pas si habituelle. Au point que de nombreux poèmes font penser à des emblèmes, à des adages. Vérités générales que l'auteur ne ferait que transmettre, comme le licencié Verrière, ce personnage d'un conte de Cervantès dont l'esprit devient comme du verre et ne s'exprime que par proverbes. Absence de prétention ? Transparence ?

Quand le ruisseau acquiert /la transparence sur les cailloux, l'éclair s'allume/à sa vision. C'est ainsi, subrepticement, que dans cette écriture impersonnelle, l'humain fait son entrée. Mais à la périphérie, loin de la toute puissance romantique.

Regardez...

… mais sans point d'exclamation. Une invite, regardez comme le papillon roule et tangue..., que l'on dirait à un enfant, en chuchotant de crainte d'abolir le spectacle du monde sous une voix trop forte. Il faut attendre la page 42 pour lire « je ».

Si l'énonciation confine à l'effacement, le spectacle, pour qui lit avec attention, est sans repos, tonnant de paradoxes comme les masses d'air qui forment l'orage :

Ce qui zèbre l'éclair c'est son hésita-
tion implacable, sa velléité pure.

Comme, dans un temps qui ne paraît long qu'au seul regard de l'homme justement mis à sa minuscule place, les affrontements orogéniques qui ont formé le ruisseau :

Le ruisseau n'est pas moins inéluc-
table que l'éclair. Il a seulement ses
berges plus chantantes.

Là, un souvenir, un affect consenti (cet adverbe souverain, seulement ) à notre petite humanité, si petite comparée à ce lézard étoilé sur la pierre/ comme tombé de l'immémorial.

Rarement, on termine un recueil avec le sentiment d'avoir longtemps médité.