1

Le surréalisme, parcours souterrain

 

Le surréalisme, parcours souterrain, est un livre magistral. Le lisant, on pense à L’histoire de la philosophie occulte de Sarane Alexandrian, à Agrippa et la crise de la pensée à la Renaissance de Charles Nauert ou aux ouvrages exceptionnels de Frances A. Yates, en particulier son étude consacrée à Giordano Bruno et la Tradition hermétique. Ne vous fiez pas aux apparences, en tous ces domaines nous sommes en terres de poésie. D’un certain point de vue, c’est l’objet de l’ouvrage de Lepetit. Magistral, ce livre est aussi nécessaire. Patrick Lepetit ne conteste en rien les aspects révolutionnaires, au sens politique de ce terme, provocateurs, ludiques (c’est ce que pensait Daumal avant la 2e Guerre Mondiale), oniriques, fantastiques…  du surréalisme. Autant de moyens propres à conduire poètes et artistes surréalistes sur les chemins du plus de réel. Mais il apporte la première étude de fond démontrant ce que d’aucuns savaient parfaitement (Recours au Poème revendique sans prétention ce savoir), ce que d’autres préféraient ignorer de peur de voir leurs certitudes voler en éclat : le surréalisme a aussi, et parfois surtout, été un lieu de travail ésotérique. Bien sûr, il faut relativiser l’affirmation. En ses débuts, le surréalisme est réaction contre la folie meurtrière de la civilisation occidentale, folie exprimée dans la Grande Guerre, la culture bourgeoise, les dogmatismes religieux et autres. Il est regroupement, derrière Breton et Aragon d’abord, Breton ensuite, d’une jeunesse révoltée. Les mots d’ordre sont l’amour, la poésie et la liberté. Et ce premier surréalisme s’oriente, dans les années vingt et trente du 20e siècle, vers un engagement politique, marqué pour beaucoup de ses acteurs (mais pas pour tous) par une adhésion au parti communiste et la participation aux différents « fronts antifascistes » de l’époque. Bien qu’ayant tous les aspects d’une image d’Épinal, il y a là une part de vérité. C’est du moins la vision communément admise. Et c’est celle qui est souvent retenue par les prétendus détenteurs de l’héritage surréaliste, souvent autoproclamés sur la base d’un vague café bu en terrasse à quelques centaines de mètres de Breton, comme par une certaine militance de la gauche extrême qui prétend capter l’entier du surréalisme comme expression de ses propres idéaux politiques, Mai 68 à l’appui. Patrick Lepetit ne conteste rien de tout cela, il montre cependant qu’en ses débuts le surréalisme était déjà traversé par des préoccupations plus profondes, plus intérieures : en quête de la libération de l’esprit, de la délivrance de l’entendement humain, les surréalistes ne rechignaient déjà pas à diverses expériences, sur les chemins de l’astrologie, de la magie, de certaines formes d’occultisme ou du romantisme noir… Et Breton a pensé à Guénon dès les débuts du mouvement. Ils avaient goût aussi pour le fantastique populaire et son ésotérisme grand public. Ésotérisme, le « gros mot » est prononcé. Il a pu choquer lors de la genèse de ce livre. Pourtant, en tant que volonté de voir au-delà des apparences et ainsi d’appréhender plus de réalité, l’ésotérisme, retournement du gant et soulèvement du voile, s’applique presque par définition au surréalisme. Il suffit pour s’en convaincre de relire les deux manifestes écrits par Breton ainsi que l’esquisse du troisième. Ne pas s’apercevoir de cela ne peut résulter que de deux causes : la mauvaise foi clairement affirmée ou l’inculture. Dans le premier cas, il s‘agit d’une faute. Dans le second, la lecture de l’ouvrage de Lepetit remédiera aux lacunes.

Pourtant, avant la 2e Guerre Mondiale, on peut admettre que l’attrait du surréalisme (ou de nombre de ses membres, tant ce mouvement est avant tout affaire de personnalités et de parcours) pour l’ésotérisme vise la plupart du temps, excepté pour certains, à nourrir l’imagination active et le travail poétique ou pictural. Dans ces années, les surréalistes se cherchent et activent des leviers dans tous les sens (le cas d’Aragon est à ce titre révélateur, qui écrit des textes profondément anti communistes et même anti marxistes dans les premiers numéros de La Révolution Surréaliste, polémique avec les révolutionnaires de l’époque, avant d’adhérer au parti communiste et plus tard de devenir l’Aragon du parti. On lira à ce sujet l’article de Matthieu Baumier dans la revue Faites entrer l’Infini, n°54 , janvier 2013, consacré aux trente ans de la mort du poète). Les espaces de l’ésotérisme sont alors un levier parmi d’autres, même si Nadja peut être lu déjà comme un livre hautement ésotérique, livre d’un poète tendu vers l’étoile et la part féminine de la création. C’est d’ailleurs pourquoi le mouvement qui était, au creux des années vingt, le plus proche du surréalisme (je parle ici du Grand Jeu) est entré en conflit avec Breton et ses amis, reprochant aux surréalistes de s’amuser sans risques avec des choses pour le moins sérieuses. Les mots de Daumal sont fort durs, et Breton qui ne manquait pas d’intelligence savait pertinemment ce que Daumal signifiait. Il est cependant des muséographes poussiéreux contemporains qui en sont restés à cette manière de percevoir le surréalisme, par volonté d’accaparement souvent, faiblesse ou nullité artistique parfois, roquets aux dents malhabiles qui ne mordent que leurs mies de pain. Roquets confondant recherche intérieure dans les profondeurs de l’être (ésotérisme) et religion dogmatique. Personne, sinon un déséquilibré, n’aurait évidemment l’idée d’attribuer un quelconque intérêt pour le religieux dogmatique à André Breton et ses amis. Passons.

Après la 2e Guerre Mondiale et avec le retour de Breton à Paris, les choses changent. Ou plutôt évoluent, se développent. L’intérêt des surréalistes pour l’ésotérisme, la gnose, l’alchimie, un certain ésotérisme « chrétien » connu sous le nom de martinisme, va croissant. Le surréalisme connaît un véritable tournant ésotérique et c’est cela que Lepetit étudie avec brio. Même s’il n’emploie pas le mot « tournant ». Nous pensons ici que c’est de cela dont il s’agit : d’un tournant. Il faut se souvenir que Breton revenait des Etats-Unis et que les événements dramatiques de la guerre ainsi que l’évolution du monde vers une division en deux blocs, avec toutes les menaces technologiques, en partie nucléaires, que cela induisait, formaient le contexte de la reprise du surréalisme en Europe. Il n’est donc pas anodin que Breton publie Arcane 17, qu’il rencontre Eugène Canseliet, même par hasard, ce hasard auquel Breton ne croyait absolument pas – ne voyant que hasard objectif derrière ce mot. Arcane 17 est écrit en 1944 et publié en 1947. À compter de cette date, c’est avant tout cela le surréalisme : une plongée au-delà du voile, sur les traces de l’hermétisme, de la gnose et des ésotérismes. Breton rejette entièrement la modernité. Et il emmène le groupe surréaliste aux conférences de René Alleau consacrées à l’alchimie. Un tournant incontestable. C’est aussi en 1945 que paraît l’essai de Jules Monnerot, La poésie moderne et le sacré, ouvrage qui est longtemps resté un épouvantail effrayant les corbeaux du marxisme post stalinien avides de récupérer l’héritage de Breton, et donc d’en gommer tous les aspects profonds. On peut de même penser qu’un Daumal toujours vivant et un Breton se seraient retrouvés dans ces années-là, poètes n’ayant jamais cessé de se respecter et même de s’admirer malgré les désaccords d’avant guerre. Et Breton n’eut rien trouvé à redire du fond intrinsèquement spirituel du dernier poème de Daumal, La Guerre Sainte. Tout se passe comme si les surréalistes retrouvaient le croisement de la séparation d’avec le Grand Jeu et reprenaient la route sur les traces du groupe des amis de Daumal. D’ailleurs, nombre de membres du groupe surréaliste sont restés proches d’André Rolland de Renéville, auteur d’un texte fondamental dont je parlerai bientôt en ces pages (L’expérience poétique ou le feu secret du langage).  Ce qui n’empêche pas le surréalisme de demeurer un mouvement révolutionnaire, ce que Jean Clair en son pamphlet trop vite écrit n’a point perçu. Il y a plusieurs surréalismes dans le surréalisme et divers cheminements de surréalistes, ce qui est somme toute normal pour un mouvement dont le mot d’ordre est la liberté des êtres individuels.

Patrick Lepetit multiplie les références convaincantes à ce propos en son essai érudit et cependant passionnant et, de ce point de vue, son livre fait date. Le volume se compose de quatorze parties, chaque chapitre étudiant les rapports des surréalistes avec l’un ou l’autre aspect de l’ésotérisme. Bien sûr, les centres d’intérêt des surréalistes en ces domaines sont variables en intensités, et à l’évidence les aspects gnostiques, astrologiques et alchimiques viennent en premier. Rien d’étonnant à cela, en particulier concernant la gnose et l’alchimie, eux-mêmes chantiers de libération de la personne humaine par le travail en profondeur. Dès 1947, Breton pense fonder une revue qui s’intitulerait Supérieur Inconnu (la référence au martinisme est flagrante). Elle ne verra le jour qu’après sa mort, sous l’égide de Sarane Alexandrian, l’un des surréalistes qui ont permis le maintien en pleine lumière des profondeurs du surréalisme dont traite cet essai de Patrick Lepetit. La revue Supérieur Inconnu, dès le mitan des années 90 du siècle passé, dés-occulte les fondations ésotériques du surréalisme. La même chose se passe d’abord parallèlement, puis conjointement, aux activités des éditions Rafael de Surtis, alors dans l’ouest de la France. Aujourd’hui à Cordes sur Ciel, en pays cathare et gnostique. Les deux démarches se rejoindront en partie grâce à l’amitié commune du poète Marc Kober. Concernant Recours au Poème, arrivé à cet instant de notre article, cela touche à notre historique en même temps qu’à notre affectif puisque deux des membres fondateurs de notre aventure, Gwen Garnier-Duguy et Matthieu Baumier, furent proches de Sarane Alexandrian et membres du comité de rédaction de Supérieur Inconnu, tandis que Baumier publiait ses premiers ouvrages chez Rafael de Surtis. Ces aspects ne sont pas anodins : le projet du livre de Patrick Lepetit est né d’une polémique menée contre Paul Sanda par les muséographes du surréalisme, lesquels se sont montrés choqués vers 2007 quand le poète s’est pleinement et ouvertement engagé dans la réactivation d’églises gnostiques, réunies, devenant Evêque. Un évêque gnostique, évidemment. Il faut être aveugle pour imaginer Sanda en admirateur d’un quelconque dogme catholique ou chrétien. Nous sommes ici en présence d’un poète et d’un éditeur libertaire. C’est du reste pourquoi son chemin le même vers la gnose. On ne comprendra, si l’on est peu informé sur ces questions, un tel cheminement, lequel n’est pas si rare au sein du surréalisme, qu’en lisant l’ouvrage de Patrick Lepetit. La polémique comme toutes celles de cette sorte n’a duré que le temps nécessaire pour s’effacer. Et c’est très bien ainsi. Qu’elle soit à l’origine de l’essai exceptionnel donné par Lepetit est une fort belle chose. Il y a là quelque chose d’une remise en ordre. Et il est intéressant, pour ceux qui sont attentifs à cela, de constater que la remise en lumière de ce que fut en profondeur le surréalisme (que comprendre à la peinture surréaliste sans penser l’ésotérisme de ce mouvement ?) va de pair, quoi que de façon encore discrète, avec la progressive dés-occultation de ce que furent le Grand Jeu et les travaux de Daumal, Gilbert-Lecomte ou André Rolland de Renéville. Les émules de Jean Clair, comme les prétendus « détenteurs » de l’héritage des avant-gardes ont bien su souci à se faire.