1

LE TIGRE DE L’ŒIL

 

Et que derrière un voile, invisible et présente,
                                              J'étais de ce grand corps, l'âme toute-puissante.

                                                                                                      Jean Racine

 

Au-dessus des eaux mugissantes et glacées du fleuve des morts,
il existe un pont entre le visible et l'invisible ; à peine un léger pont,
étroit et tranchant comme un yatagan, tout au plus une fragile  
passerelle rouge et noire que l'on franchit, le temps d'une vision.  
Cette vision partant du visible s'ouvre vers l'invisible.

Or, nous cheminons hennissant tel Pégase vers le transvisible. Les êtres visibles me sont souvent invisibles, alors que je vois, dans mes absences au monde réel, ― les êtres invisibles. Lorsque que mon regard transperce l'invisible, ils me sont manifestes dans la transparence, ils viennent sourdre du visible pour apparaître, tout droit venus de l'invisible couverts de cette rosée comme surgis d'une brume épaisse, connus et inconnus.

Le beau, et cela n'est guère neuf, est l'expression de l'invisible, même si le mystère de ce monde demeure dans le visible, même si les temps où nous vivons refusent de regarder en face l'invisible, car ils refusent de sortir de la matière pourvoir au-delà du corps. Chez eux, l'œil n'écoute plus rien, n'entend plus ni langues rares, ni couleurs stridentes, ni parfums empourprés.

Quand la porte du visible est enfin ouverte, alors dans toute sa splendeur les formes éclatantes émergent de l'invisible. Les corps animés deviennent musique, théâtre d'ombres portées au plus noir, ― têtes renversées.

Cependant nous ne sommes plus dans le monde des fantômes, dans le monde des fausses apparences, nous sommes dans le monde de l'être, ― du devenir même aux formes changeantes et scintillantes, où nous apercevons l'espace-temps d'un instant, le déploiement de ces beautés neigeuses d'éclat qui toujours nous subjuguent. ― Ô Fravarti !

Elles vont ces corps-dansant, ces corps fluides, ces corps liquides se développant aux rayons du soleil naissant, corps brûlants entrevus à la flamme d'une chandelle, au clair-obscur du désir, comme au plus profond de la nuit miroitante. Dans un mythe qui n'a pas encore dit son nom, étoile non-visible à l'œil nu, ― ma présence dévoilée se révèle dès lors dans l'invisible. ― Non ! Je ne suis pas hors du grand corps, ― mais en plein cœur de la vision.