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Le triptyque de la Sainte-Victoire

À propos de Le temps fait rage (Le bleu du ciel, 2015), La Sainte-Victoire de trois-quarts (La Lettre volée, 2017) & Onze tableaux sauvés du zoo (Atelier de l’agneau, 2018)

Olivier Domerg, enfant du pays de Martigues, a fait paraître son triptyque consacré à la (fameuse) montagne Sainte-Victoire, titré par lui La condition du même, dans le désordre : le premier volet, La Sainte-Victoire de trois-quarts, longuement travaillé entre 2005 et 2012, a paru en 2017 à La Lettre volée ; quand le troisième, Le temps fait rage, a paru fin 2015 au Bleu du ciel

Au beau milieu, ces Onze tableaux sauvés du zoo (du folklore provençal ?), chez l’Atelier de l’agneau. Dans un addendum au premier volet, on apprend que « chaque volet possède son identité et sa poétique propres, et peut être donc pris ou lu séparément », et que « cet ensemble de trois livres » est consacré par l’auteur à la Sainte-Victoire, « ré-envisagée du point de vue de l’écriture, dans une reconsidération générale du motif et de sa perception ». Il s’agit de trouver des équivalents littéraires aux patients coups de pinceau de Cézanne : « comment faire entrer la montagne dans la page ? ou encore, comment faire de la page la montagne ? » Allons-y donc voir.

Répétition (condition du même)

 

Ce qui frappe d’emblée dans cet ensemble, c’est la permanence des interrogations du poète quant au motif : « pour toute poétique & pour toute morale, ce qui est devant nous » (TFR1) ; « choses nues, qu’il faut jeter sur le papier[…] Le monde est là qu’il faut dire » (S-Vde3/42). Domerg est le plus straubien des poètes : il écrit ce qu’il voit, sans y rien changer/modifier. (« Les choses sont là ; pourquoi les manipuler ? » clamait Roberto Rossellini.) Telle est la condition du même : forer toujours plus profond sur quelques motifs/mesures ; donner (essayer de) l’idée de la poussée géologique de la montagne : « penser au plissé & au bouleversement induit, penser à la tension exercée sur les couches rocheuses & terrestres, penser la torsion » (TFR). Un peintre ne peint-il pas toujours le même et unique tableau ? (Et exemplairement Cézanne, avec ses 80 tableaux de LA montagne du pays d’Aix). 

Olivier DOMERG, Le temps fait rage,
éditions Le bleu du ciel, 2015, 153 p. 15 €

Beethoven n’a-t-il pas toujours composé les mêmes sonates ? Jean-Marie Straub et Danièle Huillet n’ont-ils pas toujours fait le même film ? Le principal leitmotiv de ce triptyque est, bien sûr, la présence obsédante du peintre « fou » d’Aix ; comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement quand

 

 (son acharnement à la saisir fut tel

                                                      que voir la montagne maintenant

                                                                                                          à tous coups, nous le rappelle) 3 ?

 

Le célèbre peintre revient ainsi de façon directe ou allusive (par exemple, citations du livre de Peter Handke consacré à ce même motif) tout au long des trois volets. Constamment : « grâce à ce qu’IL avait vu / et peint, / à ce que personne n’avait peint / et vu avant LUI » (S-Vde3/4). Ça n’arrête jamais : « que disait-il déjà ? que la nature est en profondeur ? qu’il ne croyait qu’aux circonstances & à la prose sortie du tube » (TFR).

Mais il y en a d’autres : la présence discrète et insistante à la fois de Francis Ponge (le poète de La rage de l’expression et duParti pris des choses) et de Bernard Noël (en tant qu’auteur de L’Outrage aux mots).

Le plus saillant et beau souci d’Olivier Domerg est, comme Cézanne, de dépeindre ce qu’il voit devant lui, tel quel ! « C’est la situation qui décide, oriente la vision & la phrase. » (En cela, on peut dire qu’ils sont frères en création.) La poésie, le réel. « L’écriture s’arcboute au visible, tirant sa force de la vue. » Alors, et seulement alors, on peut espérer donner « un coup de / Ponge sur du sacré » (l’image d’Épinal qu’est devenue la montagne d’Aix, aussi bien que son peintre), secouer « toute la cézannerie d’apparat et d’opérette », « réduire le mythe en / poudre », « faire / taire l’emphase (place neuve !) ». Et puis atteindre au pur kairos : l’irruption de l’instant formidable : « être dans le vertige de voir, prendre connaissance à chaque instant de ce que signifie le mot paysage. » Ne pas laisser passer ce moment-là : « Elle émerge du paysage tel un navire d’une nappe de brouillard, proue calcaire en avant, étrave rocheuse fendant le visible et l’aimantant. »

Différence

 

Alors que Le temps fait rage est composé quasiment comme une seule phrase, sans majuscules sauf aux noms propres (c’est un chant (de rage de l’expression) en neuf strophes, dites chants-séquences), La Sainte-Victoire de trois-quartsest tissé de formes hétérogènes, cut : des [tableaux] où l’occupation de l’espace de la page est très travaillée (structures en escaliers, ferrages à droite, à gauche, etc.), des [romans] (plus classiques, justifiés), et au milieu de ce tissage de formes (un maelstrom), des chants d’une seule coulée, en italiques. Les Onze tableaux sauvés du zoo, eux, s’apparentent à un poème en 11 volets avec jeux topographiques et typographiques sur l’espace de la page, dans la grande tradition mallarméenne du Coup de dés qui toujours instaure des surprises pour les yeux du lecteur, qui partant finit les (ces onze) tableaux.

Olivier DOMERG, La Sainte-Victoire de trois-quarts,
La lettre volée, collection Poiesis, 113 pages, 18 €

 

Il est à noter que la forme « poème » de ces tableaux empêche la réflexion sur le travail de l’écriture, alors que les passages en prose des deux autres volets ne se privaient pas de ces notations autoréflexives et modernistes sur l’atelier du poète : « Tu travailles une forme qui te travaille en retour » (S-Vde3/4) ; « Brûler ses tropes. Jeter ses notes. Réduire le mode opératoire. Repartir de rien, pisser sur le pic, curer le trop-plein. Le trop peint » (ibid.) ; « difficile de mettre en mots cette forme, de mettre des mots sur cette forme » (TFR) ; « il n’y a pas forcément de progrès dans la série, seulement l’obstination de mieux coïncider avec chaque moment » (TFR). Présent intégral. Présentation (au Temple de l’Art), plutôt que représentation : « fi des histoires, allez hop : aux chiottes les histoires (d’ailleurs, y’a plus que là qu’on les lit) ! c’est terminé, il faut […] tout éclairer en grand, tout observer, tout décortiquer, tout reprendre » (TFR). Reprendre à Francis Ponge, ce héraut de la modernité poétique, cette idée de publier « les états de son atelier », plutôt que des poèmes (bons ou mauvais). Laisser une place au lecteur, qui finit l’œuvre, en exposant « la progression & le processus de tout art ». C’est ainsi qu’on construit les œuvres ouvertes.

Dire queLe temps fait rageest le plus cubiste du triptyque : sa forme circulaire sans plus ni haut ni bas favorise cette simultanéité des points de vue : « repasser en vision globale, monceau pyramidal constitué de monceaux superposés, saillants, désordonnés, vaguement additionnés ou posés les uns sur les autres, vaguement collés ou accolés, monceauscellé par le ciment du temps » : plus de perspective idéalisante ; tout à la fois, ici et maintenant, par « accumulation, multiplication des angles d’attaque ».

Différence et répétition

 

Selon Gilles Deleuze, dans son essai éponyme, rien ne se répète jamais vraiment à l'identique ; la nature entière s'écoule comme le fleuve héraclitéen, dans un devenir perpétuel ; et toute impression de stabilité n'est qu'illusion. Ce que, de façon superficielle, nous croyons voir se répéter identiquement ou semblablement « fourmille » en fait d'infimes différences qui font de chaque « retour » un événement toujours nouveau et irréductible à ce qui l'a précédé.

Olivier DOMERG, Onze tableaux sauvés
du zoo,
Atelier de l’agneau, collection
géopoétique, mars 2018, 108 pages, 16 €

 

Ainsi, chez Domerg, le « retour » des avions de ligne qui décollent de Marseille-Marignane pour trouer le ciel aixois et barrer la vue de la sainte montagne : 1/ vision in (la carlingue) : « Vision brève autant que belle ; aussitôt vue, aussitôt aspirée ou bue par le trou du hublot ou par l’irrémédiable projection de l’appareil vers sa destination » (11T) ; visions off : 2/ : « la carlingue d’un long / courrier au décollage de / Marignane s’inscrit / une fraction de seconde, / dans une inclinaison parallèle / à celle de la montagne » (S-Vde3/4), et 3/ : « les ailes volantes dans l’azur. La pointe des pieds douloureuse dans la pente » (TFR). Domerg est très conscient de son travail : « plus tard, reprendre sur le même ton ; le même ton qui en est un autre » .Incise sur incise : « énumération phénoménologique du détail. » Chacun des volets du triptyque se trouve enchâssé dans l’autre, « en est une extension en constant devenir & constante expansion ». Machine désirante, et non pas poésie larmoyante. Jeu, plutôt que Je. Poésie sans maître : les citations affluent de partout, cachées, tronquées, voire truquées : Bernard Noël, Jean-Marie Gleize, Pascal Quignard, Charles Juliet, Peter Handke, lettres & propos de Cézanne.

Autre tropisme deleuzien chez Domerg (comme quoi, le titre de ce chapitre ne doit rien au hasard, qu’un coup de dés toujours abolit) : la dépersonnalisation de l’écriture : utilisation de citation tronquées et/ou truquées, sérialisation des notes brutes et sèches (« blocs blancs formant la crête, verdure dans les échancrures, les trouées, terre rouge sur le versant »), parfois triviales et prosaïques : « La rumeur de l’autoroute enfle d’un coup : lourd convoi d’engins de chantier. » (On se souvient que dans leur « Cézanne », les Straub, travaillant toujours en prise de son réel, n’avaient pas éludé ces bruits des paysages « modernes » tels qu’ils sont). On assiste à l’aventure d'une pensée qui se prend à rêver d'être libérée de toute identité personnelle : « refus de toute forme de sublimation stylistique, de toute re-poétisation idéalisante. » Adieu « maman », « papa », « Œdipe » et tout l’bastringue familialo-psychologique ; bonjour le travail de la série « qui est un travail d’achèvement de la forme » par exténuation des possibles/possibilités d’un lieu/motif. Poésie du défi : « ce qui se dresse devant, ne cesse de défier l’écriture. » Outrage à la poésie personnelle (qui a fait son temps de contingences relatives, comme l’on sait…) : « La géologique du poème débarrassé du poème » (ouf !) ; « la prose sans fin de la roche & de la cause matérielle ». Rien n’aura eu lieu que le lieu ; « quelque chose comme une énumération du présent » (TFR) ; telle est la logique du poème moderne. « Il n’y a rien d’autre à ajouter. Le rapport est sous vos yeux » (11T).