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Le village emporté de Gérard Bocholier

Il a toujours été là, au centre du jardin, contre la maison. Ses plus hautes branches dépassent à présent le toit, caressent les tuiles. Mes initiales, jadis creusées dans l'écorce, se comblent d'année en année, vont bientôt s'enfoncer dans l'invisible comme tous ces êtres aimés qui se sont éloignés dans la nuit...

 

Sous l'invocation de Gustave Roud, ce village emporté, emporté par le temps, -mais nous verrons que le sens du mot est plus vaste-,  ressemble à cette « Campagne perdue » dont l'ermite de Carrouge déroulait « le ruban des routes parcourues » à l'intention de « tous (s)es amis laboureurs au long d'un demi-siècle (le temps pour l'ancien monde paysan de n'être plus) »(1). Mais Gérard Bocholier est plus jeune de vingt-deux ans que Philippe Jaccottet, lui-même fils en poésie de Roud qui était de trente ans son aîné. Le compte y est, un demi-siècle.

D'abord un sentiment de mise en abyme :

 

Fasciné par les vieux livres d'école, découverts au grenier, j'ai longtemps rêvé sur les pages du Vocabulaire illustré.

Une image de labour, en noir et blanc, avec des V d'hirondelles dans un coin...

 

Signe de ce qui n'est déjà plus, depuis longtemps, qu'un signe. Et pourtant, ces personnes, ces instants, ces objets, tout cela est palpable. Des souvenirs, oui, certainement. Factuel, réaliste, mais où l'on entre, comme dans la peinture de Morandi, en se disant que ça paraît trop simple, que ce sont nos sens étroits qui réduisent ce qu'on voit, et que l'oeuvre offre peut-être une chance de faire autrement le tour de cette cabane, à demi effondrée.(...)S'il pleut, la cabane ne prêtera qu'un bien piètre asile avec son toit crevé, ses chambranles vermoulus. Pourtant quelque chose m'assure qu'ici le temps ne triomphe pas...

L'aspect très vivant de ces poèmes tient aussi au présent de l'indicatif, un invariable présent (à de très rares exceptions, comme JUILLET) jusque dans des sujets qui semblent requérir le passé : Le cinéma Peuf fait halte tous les jeudis dans la salle du café. Que cherche-t-il à dire, cet imperturbable présent ? Quelque chose cloche... Ne pas y voir un présent dit historique ou de narration. L'auteur ne parle pas tant de son enfance resurgie. Le présent  fait être à partir de rien, de l'abîme du manque.

Après tout, réaliste ou pas, là n'est pas la question. Cette poésie se garde de dire ce qu'il convient de dire sur la campagne. Elle fait, quand on ne s'y attend pas, des écarts, non de langage, mais de point de vue, qui nous précipitent dans la perplexité. Ainsi le poème COMMIS, énonçant la nue et brutale réalité de cette condition : Les commis se sont éteints (…) genoux usés jusqu'à la corde.(...)Pas un fils, face au grand trou, pour prêter la main...Constat sec d'une effrayante solitude durant la vie jusqu'à la mort, mais qui s'achève par :

 

Seule la porte étroite d'une aube d'hiver (…) quand il taillait les ceps, gardant au cœur le signe d'un village du ciel, encore inaccessible.

 

Bien des pensées, des méditations, des contemplations pourront déferler dans cette embrasure. Et dans des phrases qu'un regard trop rapide associerait au deuil, Gérard Bocholier n'a de cesse de célébrer de secrètes immensités. C'est le cas de cette évocation de deux êtres inséparables dans leur maisonnette blanche (de ceux que la fausse parole(2) des journalistes appelle avec une condescendance atroce des « anonymes »). Même la fin cruelle que la société hypocritement compatissante leur a infligée ne parvient à effacer l'austère et lumineux amour qui les a unis tout au long de leur vie. Il est de ces victoires, sans éclat.

Sous cette prosodie sans effets rhétoriques, subsiste toujours l'obscur, le nécessaire aliment de tous les feux, ou bien s'ouvre le gouffre brûlant du four (…) ma mère, sortie en hâte, me recueille et m'évite ainsi les ténèbres. Pourra-t-elle intercéder pour que d'autres bras aimants me retiennent, au jour de ma mort ? D'où ces tableaux moins nostalgiques que tragiquement vivants, beaux et terribles. Emportés. Là se trouve la parenté profonde avec Gustave Roud.

On pense aux faucheurs que ce dernier a montrés (par la photographie et par le poème) comme une race de dieux. Gérard Bocholier fait du maître d'école (oh, cet habit verbal, comme neuf !) un dieu sévère gardien de la science, il montre les marchands de charbon en race étrange, d'une force d'Hercule. Et d'un jeune commis, Jean : qui rentre des champs tout en sueur (…). Les vers homériques me suivent cependant que Jean, le front couronné de boucles « aux reflets d'hyacinthe », manoeuvre dans la cour inondée de soleil. L'alexandrin, une fête improvisée. Ils sont tous là, et nous sommes là avec eux.

Ce monde rural, c'est notre mythologie. Vivante. Belle revanche sur ceux qui associent la modernité avec le seul désespoir.

Pourtant le poème TERTRES nous disait ce que l'on sait, que le monde des symboles est fini, fini pour de bon. Aux prix de nombreux efforts, je, l'auteur, quand il est plus jeune, mais c'est aujourd'hui grâce au présent, le poète Bocholier, le poète en général si vous voulez, va dans la nature un livre à la main et contemple le tendre déroulé des champs et des vignes... Je commence à lire Rimbaud. Je m'exerce à voir  le « Palais-promontoire », « les brèches opéradiques », les anges « dans les herbages d'acier et d'émeraude » Comment franchir le hiatus consommé de la poésie et du réel ?

Écrire, ne pas écrire ?

Monde si vieux ! Et moi si jeune guetteur d'inconnu ! Déjà buveur d'une espèce de « liqueur d'or qui fait suer »...

Écrire. La preuve.

 

Notes :

1. Écrits de Gustave Roud, t.3, pp 85 & 87.
2. L'expression est d'Armand Robin, cf. livre éponyme au Temps qu'il fait.