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Lecture analytique d’un poème à caractère théorique : Disque de Jean Sénac

Lecture analytique d’un poème à caractère théorique : Disque de Jean Sénac

 

                                                       

                                                      Disque

            A Mohammed  Dib
            en souvenir d’Aragon

 

            Le jeu des mots tourne la tête
           j’écris pour ignorer le son
           de toutes les phrases bien faites
           qui n’ont pas la couleur du sang
           j’écris pour inventer la fête
           qui nous sauvera de l’affront
           les mots heureux sont des mots bêtes
           j’écris sans rêve et sans raison.

           Quelle délivrance rachète
           le poids de mort dont nous vivons
          Quelle joie couvre la défaite
          pour s’épanouir à l’unisson
          la vie n’est plus monnaie honnête
          qu’entre les mains des innocents
          pour cette nuit la gorge est prête          

          Je suis homme et je suis poète
         j’aime la chair et j’ai un nom
         ces vers au rythme doux m’embêtent
         je préférerais vivre sans
        ce démon secret qui m’inquiète
        et vous voyez j’écris pourtant
        ma vie ne sera pas discrète
        j’ai trop d’amour et d’ambition

        Le jeu des mots tourne la tête
       j’écris pour aimer le printemps
       le temps de mort et de tempête
       le temps noir comme le charbon
      le temps rose comme un bonbon
      le temps de vie le temps de fête
      mon disque tourne avec le temps
      les mots les plus vrais sont si bêtes
      qu’on les coute en souriant  

      Il faudra que je m’apprête
     à témoigner de la passion
    des hommes francs et fiers qui mettent
    l’eau de l’espoir entre leurs dents
    il faudra bien écrire cette
    joie dont il dit à ses amants
    qu’elle soit limpide et parfaite
    j’y ajusterai ma chanson.

   

     « Disque » que l’on retrouve dans la partie « Poèmes divers » du recueil Pour une terre possible… est situé parmi plusieurs textes présentés dans un ordre chronologique qui va de 1948 à 1973. Intercalé entre deux pièces datées de 1953, on ne sait pas si l’on doit considérer cette date comme sa date de composition. Ceci aiderait bien entendu à comprendre son histoire et la fonction pour laquelle il a été conçu. Or, comme sa date d’écriture est incertaine, on peut dire qu’il n’a peut-être pas été écrit à cette période de la vie du poète. Mais peu importe qu’il soit rédigé avant, pendant ou après la guerre d’Algérie, on sait bien que l’acte poétique de Jean Sénac n’est jamais sans rapport avec sa revendication identitaire proprement algérienne même s’il n’en dit mot. Et c’est au nom de cette référence que se fera cette étude.  L’intérêt de Disque est donc dans son contenu qui le distingue des autres textes qui appartiennent au recueil. Si cette pièce mérite une attention particulière, c’est parce qu’elle développe une dimension métapoétique, équivalente à celle qu’illustrent les traités théoriques. En effet, bien qu’il ne revendique pas explicitement la dénomination d’Art poétique, Disque décrit en faisant parler ses vers, les préceptes et la finalité de l’acte créateur dont Jean Sénac est tributaire. En témoigne l’anaphore « j’écris…» ressassée tout au long du poème laquelle suggère la volonté manifeste de l’auteur à exposer sa propre conception de la poésie. Il est vrai que sa poésie est loin d’être simple et son goût littéraire suggéré par la dédicace A Mohamed Dib, en souvenir d’Aragon, qui chapeaute le texte auquel on s’intéresse ici, révèle le potentiel hermétique de son écriture. C’est le constat qu’il faut attacher à ce poème dont certains vers souffrent d’un déficit de clarté.  Comme on peut s’y attendre, on ne peut pas espérer offrir une lecture précise d’un texte qui soulève quelques difficultés de compréhension. Ceci dit, il ne s’agit pas au cours de cet article d’expliquer avec exactitude toutes les strophes du poème, vers par vers, et encore moins d’apporter une évaluation critique des idées formulées. L’analyse proposée ici est beaucoup plus modeste, elle se limite à l’étude de quelques aspects caractéristiques du travail d’écriture de l’auteur pour faire sentir, on l’espère en tout cas, le sens de la poésie qui l’anime. En effet, on a entrepris de réfléchir sur ce poème pour expliquer en quoi consiste l’art poétique de Jean Sénac. Or, on le sait, aborder ce genre d’écrit, c’est poser en aval la question de l’originalité. Bien sûr, s’engager dans une réflexion sur l’art poétique, c’est devoir apporter des réponses à des questions que l’on pose habituellement à propos du texte-manifeste comme chercher à savoir en quoi l’auteur est novateur ou quel trait accorde à sa théorie son sceau de nouveauté. Autant le dire tout de suite, la forme de ce poème auquel il donne l’allure d’une théorie n’a rien d’originale: Disque est composé de quarante octosyllabes répartis en cinq strophes de 8-7-8-9-8 vers à deux rimes ab croisée avec une petite entorse au niveau des vers 26 à 29 lesquels sont construits sur un schéma de rimes embrassées abba. De fait, Disque se place sous l’égide d’une structure formelle qui ne met pas en valeur sa vocation. En vertu de quoi on ne s’interdira pas de faire comparaitre des exemples du recueil dans lesquels la vision sénacienne s’illustre de la manière la plus évidente.

Pour donner à cette réflexion la clarté souhaitable, on reprendra les points mis en avant dans l’ordre de leur succession en respectant la démarche du poète qui fait suivre à chaque fois l’élément banni de l’argument qui lui sert de justification.

Voici donc ce qu’il décrète :

1.Non à l’artificialité de la rime

Dès le premier vers, Jean Sénac se plaint du sort fait à la poésie en adoptant une position de refus des règles canoniques de la versification classique à commencer par le rejet de l’isorimie. Jugée trop contraignante et déplorée comme telle, la rime qu’on place habituellement sous les projecteurs ne trouve pas grâce aux yeux du poète. C’est la quête de l’euphonie, que l’on peut deviner derrière ses propos, qu’il vise à bousculer :

                                                       Le jeu des mots tourne la tête
                                                       j’écris pour ignorer le son

Ce passage assez explicite permet sans effort de lecture de comprendre combien Jean Sénac est farouche à toute recherche élaborée des terminaisons des vers. Ce n’est pas que la rime en elle-même lui soit rebutante, mais les accommodations à faire ne sont nullement à son goût. Convaincu de l’inutilité de la nature chantante de la poésie, il détrône la rime pour donner plus d’autorité à la spontanéité. Il parait clair, derrière ce refus s’agite l’ombre d’un révolté qui déplore le principe de devoir écrire selon des codes imposés. On trouverait même juste qu’il le dise en ces termes : être un bon rimeur est sans doute la marque d’une grande vivacité d’esprit mais c’est aussi un signe de résignation  intellectuelle que de s’obliger à traquer le son selon la loi de l’équivalence. De toute évidence, l’isosyllabisme n’a pas bonne presse chez le poète. Ce constat débouche sur une hypothèse simple : la primauté donnée à la rime savante ne sied pas à Jean Sénac tant elle déclare toute autre forme de composition, qui dérogerait à la rigoureuse règle de l’homophonie, défectueuse. On dira dans cet ordre d’idée que l’unité sonore a tout à fait sa place dans la poésie sénacienne lorsqu’elle émerge par pur hasard. A ce propos, il est important de dire que le poète ne subvertit pas pour le plaisir de se rebeller. D’ailleurs, il ne bannit pas catégoriquement de ses vers les combinaisons rimiques habituelles. Disque en témoigne puisqu’il ne respecte pas les préceptes qu’il annonce. Qu’est-ce à dire ? que l’isorimie est loin d’être un problème en soi? En effet car comme on le sait, chez Jean Sénac, le littéraire et la vie réelle font bon ménage. C’est bien donc cette proximité qui exige de lui une poésie allant de pair avec ses préoccupations. A considérer que sa muse s’abreuve de son expérience de vie, il est aisé de voir derrière cette volonté de jeter aux orties les schémas rimiques la mission qu’il confie à son art. En fait, s’il refuse de se convertir à une opinion aussi sélective, c’est parce qu’il met sa poésie au service d’une cause qu’il espère faire advenir par le truchement de la littérature. En témoignent ces lignes à  la tournure du souhait:

                                                      de toutes les phrases bien faites
                                                     qui n’ont pas la couleur du sang

Il est vrai qu’on peut capituler devant l’hermétisme de ce discours, mais connaissant les préoccupations de Jean Sénac, on peut comprendre de quelle source ces vers s’écoulent.  En effet, de cet obscur distique à connotation négative émerge le visage d’un homme pacifique qui semble, en vertu du ton accusateur suggéré par le propos, appeler à mesurer ce que les écrits mettent en jeu. Bien sûr, la poésie, comme n’importe quel autre écrit littéraire, n’est pas innocente ; elle peut être au service d’une bonne cause comme elle peut être un appel à la violence. Jean Sénac, lui, se situe dans la perspective de lutter contre tout ce qui peut amener à désunir le « nous » collectif. Son écriture qui n’a point d’accent violent révèle un homme assoiffé de paix. Celui qui s’exprime ainsi a sans doute lui-même souffert d’une situation hostile à toute possibilité de s’accorder pour en conclure que seule la fraternité empêchera l’écoulement du sang :

                                                  Quelle délivrance rachète
                                                 le poids de mort dont nous vivons
                                                Quelle joie couvre la défaite
                                                 pour s’épanouir à l’unisson

D’ailleurs, les enjambements traduisent l’ampleur de la douleur qu’il ressent à tel point qu’elle le fait plier. Les syllabes longues (ici syllabes fermées et nasales) de ces vers si tristes imitent aussi parfaitement l’agonie prolongée d’un être démuni face à l’effroi du désespoir.  Mais, Jean Sénac en bon écrivain attribue à sa poésie le pouvoir de briser le malaise en le fracassant à coup d’occlusives placées aux initiales des vers. La forme interrogative ici employée aurait également pour but de secouer les consciences plongées dans l’inertie afin de les pousser à réagir contre ce qui menace le vivre-ensemble. Dans le couplet ci-après, le poète laisse imprimer l’obsession d’une mort qui ne laisse pas ses lecteurs indifférents. Qui peut en effet lire ces vers sans penser qu’il fait écho à sa propre expérience de vie :

                                                   la vie n’est plus monnaie honnête
                                                  qu’entre les mains des innocents
                                                 pour  cette nuit la gorge est prête

Et comment ne pas penser à lui alors que le poète malheureux semble avoir  pressenti sa mort.   Cette vision anticipatrice est bien la preuve que le poète avait conscience qu’il était cloué au pilori à cause de son identité dérangeante: Pied-noir, homosexuel, il se savait épié puisqu’il mourra lâchement assassiné la nuit du 30 août 1973. Ce sentiment prémonitoire qui ne l’a sans doute jamais quitté crée l’impression qu’il y a autre chose à lire derrière le refus de l’homophonie. On peut comprendre dans l’optique de cette situation que l’organisation rimique rappelle par analogie un autre problème beaucoup plus sérieux : celui de l’épuration identitaire. S’il plaide contre l’unité rimique, c’est sans doute pour rappeler le climat d’intolérance que cultive le conformisme. Voilà ce qu’on voit énoncé ici: tout ce qui n’est pas conforme au patron dominant n’est bon qu’à être sacrifié sur l’autel des défenseurs du modèle unique. Ainsi, en mettant à plat la règle de l’harmonie sonore, le poète espère faire entendre sa voix qui s’élève contre le crime de l’inconscience. En tout cas, le choix d’aborder la rime sous le signe de la diversité doit être perçu comme un besoin de rétablir une sorte d’égalité entre tous les membres de la grande famille humaine. Ce n’est donc pas dans le rejet des critères poétiques traditionnels que réside son intérêt, mais bien dans la volonté de changer les règles d’une vie cruelle qui met hors-jeu tout ce qui n’est pas normatif. Pénétré de cette pensée, il assouvit son rêve par le truchement de l’écriture. Voici deux exemples, choisis au hasard, qui illustrent parfaitement bien la prédilection que l’auteur montre pour la pluralité. Le premier est intitulé Panoplies de la Rose (p.199):

                                                           

             Toute rose est cruelle

                                                    Ö
                                                   Blessures des haies,
                                                   Vents, sable, toute rose !   (16 mai 1967)

 

le second est un fragment de Comme dans une eau vive (p.62) :

 

                                                    Un lézard ami
                                                    une eau qui réponde
                                                                     le sol qui s’entrouvre
                                                   pour mieux te nommer.

 

2. Non à l’uniformité de la mesure  

                                         

                                          ces vers au rythme doux m’embêtent
                                          je préférerais vivre sans

Ces vers, à leur tour, annoncent une infraction sur un autre plan, celui de la métrique. La raison pour laquelle on confond ici rythme et mètre tient au fait que la métrique est aussi un procédé de rythmisation. Qu’est-ce que le mètre  sinon que la répétition d’un même rythme. Ainsi, outre le rejet de l’isorimie, le poète pointe du doigt l’isométrie à laquelle il refuse de s’astreindre. Ecrire sur un rythme unique des vers bien taillés lui parait, d’un point de vue strictement musical, tout à fait ennuyeux. C’est pourquoi, au vers nombré, il ne donne pas sa bénédiction et s’abstient d’observer cette règle avouant sa méfiance  quant à l’effet de monotonie qu’elle engendre. En fait en la négligeant, il réagit contre ceux qui jugent les lignes identiques comme une virtuosité verbale. A ceux-là qui mesurent la création poétique en fonction du nombre de syllabes par vers et non par rapport à la potentialité de son propre rythme, Jean Sénac apporte la contre-preuve en cultivant des poèmes hétérométriques. La rigoureuse loi du comptage métrique se voit ainsi congédiée au profit d’un idéal esthétique d’une plus grande souplesse. On l’aura compris, aucune règle de succession n’est fixée par le poète et le rythme de ses vers, qu’il sculpte à sa façon, varie librement au fil d’une pièce jusqu’à même ne plus reconnaitre le statut métrique du poème. Etant d’aspect fluctuant, le poème sénacien ne peut donc être inscrit dans aucune typologie formelle et toute tentative de définition par la forme est vaine. Ce genre de configuration qui mêle indifféremment des vers de petites et de grandes envergures nourrit un seul but possible: couper le sifflet à la norme théorique en optant pour une poésie ouverte, capable d’accueillir toute sorte de mesure sans préférence aucune pour telle ou telle autre. Métriquement, ces poèmes de longueur irrégulière regroupent, tendrement et pacifiquement, dans un même espace des vers de 2, 5, 8, 12, 18 syllabes sans pour autant provoquer un heurt rythmique. Au contraire, le dynamisme des lignes fait que ses poèmes gagnent en fluidité. C’est peut-être difficile à croire, mais pour une oreille familière de la poésie sénacienne, cette variété métrique émet une musicalité beaucoup mieux rythmée que celle que procure une poésie « monodique ». Aussi exagéré que cela puisse paraitre, cette liberté de mesure assure à l’ensemble du poème sénacien un air de légèreté absolument surprenante. En effet, la cadence entre le rythme long et le court produit une mélodie qui ne manque pas d’attrait pour séduire l’auditeur qui ne se refuse pas à d’autres goûts musicaux. Mais le plus important c’est que ce besoin d’abandonner la mesure rigide éveille l’attention sur l’idée que ce choix impose. Encore une fois, il faut se résoudre à penser que si le poète s’insurge contre ce genre de conformisme c’est uniquement parce que les défenseurs de cette logique condamnent l’art à une forme très restreinte. Ainsi qu’il a été dit, leur esthétique est axée sur la sélection et ne favorise que certaines catégories  au détriment d’une diversité de moyens d’expression. En tant que poète, Jean Sénac ne manque aucune occasion de rappeler qu’il trouve ce système de pensée « discriminatoire », l’accusant de mettre de côté des procédés qui ne sont pas considérées comme porteurs de droit. Une accusation justifiée, puisque tout qui ne s’aligne pas sur le modèle dominant est accablé de préjugés défavorables. Or à la raison poétique il faut en ajouter une autre. Ce vers :

 

                                                  je suis homme et je suis poète

 

prouvent que les enjeux de sa réflexion dépassent le cadre de la poésie. Cette étroite intrication ramène le lecteur à l’idée d’un rapport entre la lettre et le réel. Autrement dit, par le procès qu’il intente aux modes de représentations conventionnelles, le poète vise à mettre sous les projecteurs les effets de la hiérarchisation appliquée à la société humaine. La logique de l’uniformité, qui dérobe l’essence à la vue, est une pratique attentatoire à la dignité et à la sureté des personnes. N’est-ce pas que sous le joug de la classification identitaire souffre  le respect de la légalité et de la liberté humaine. Voilà ce qu’il dit sur le mode du clin d’œil. Le mot « fête » a, dans ces conditions, une valeur extrêmement nette : il éclaire en partie l’intention du poète. Il correspondrait à son vœu de rassembler autour d’un mélange qui prend l’aspect d’une véritable cérémonie de procédés en fusion. Ainsi compris, la poésie de Jean Sénac, par les moyens qu’elle mobilise, par l’allure d’arc-en-ciel qu’elle manifeste, parle de la vocation de l’auteur de résoudre un vœu d’unité. Une unité qui ne peut être obtenue qu’en substituant au monde des lois absurdes un autre monde où règne une ambiance de bonne entente :

 

                                                    j’écris pour inventer la fête
                                                  qui nous sauvera de l’affront

 

Quant au mot affront ici employé, il est vrai qu’il prête à discussion. Comme on ne sait pas dans quelles circonstances la pièce fut composée, on se demande dans quel sens il faut le comprendre. Cependant, en s’astreignant à prendre l’identité de l’auteur pour ce qu’elle est, c'est-à-dire un pied-noir, on peut dire que c’est son statut peu conciliable avec les valeurs algériennes qui lui a valu le préjudice subi. Le « nous », qui rend compte d’un drame collectif et qui peut être rapporté à la situation des Européens d’Algérie, plaide pour cette interprétation. Le pronom pourrait aussi désigner tous ceux qui, comme lui, se sentent exclus à cause de leur orientation sexuelle. Même s’il ne le dit jamais clairement dans ses écrits, tout connaisseur de Jean Sénac sait que la plus douloureuse discrimination qu’il a eu à vivre c’est d’avoir été privé de son identité algérienne et cela malgré la force de l’amour qu’il voue à sa terre natale. C’est cette humiliation, qui lui montre ce que vaut l’existence d’un homme que l’on arrache à lui-même, qui le pousse d’ailleurs à consigner à l’encre les traces de sa passion en se définissant lui-même poète algérien (voir p.241 ou p.258). Une vibrante déclaration d’amour a valeur de pièce à conviction, aurait-on envie de dire, contre tous ceux qui veulent tailler un linceul à son Algérianité. Certes, l’allusion est légère et rien n’autorise à faire un lien avec la vie de l’auteur, mais comme semble vouloir le signifier les vers écrits plus bas, il pourrait s’agir de cela. Dans les deux cas, l’expression de son art émane de sa conscience aigue de la discrimination identitaire à laquelle il apporte une réponse en termes de forme. Ainsi, cette marqueterie qui mêle aux couplets hétérométriques des vers en isométrie apparait pleine de bon sens : elle se poserait en symbole de la cohésion par le respect de l’altérité. On peut voir dans ce traitement une allusion au métissage des identités.  On peut dire qu’à son avis, il n’y a aucune raison de tomber dans le piège de la symétrie apparente qui impose, à son plus grand regret, son autorité magistrale. Un esprit de cet ordre est grand. L’on ne s’étonnera donc pas de l’entendre dire qu’il est urgent d’ouvrir à l’altérité si on veut qu’à la place du sang sortent des oliviers. Bien que ce constat ne suffise pas à cerner toute la complexité de son écriture, on se risquera à avancer que cette vision marque de son empreinte toute son œuvre. En tout cas, son recueil offre un nombre assez considérable d’exemples où le vers libre se signale comme règle de base. Cet extrait de Désordre (p.103) :

 

                                                                       Je me tu à vous aimer
                                                     fantômes
                                                   plus près de ma chair que mon propre sang
                                                  mais quelle amertume demeure
                                                  quelle légende
                                                 qui m’épuise soudain et me voici vous reniant 

 

ou cet autre pris du poème Citoyens de laideur (p.204), écrits à différentes périodes de sa vie ( 1954
pour le premier et 1972 pour le second), prouvent que son esthétique est restée la même:

 

                                                    Maudit trahi traqué
                                                     Je suis l’ordure de ce peuple
                                                    Le pédé l’étranger le pauvre le 
                                                    Ferment de discorde et de subversion
                                                    chassé de tout lieu toute page
                                                    Où se trouve votre belle nation
                                                   Je suis sur vos langues l’écharde
                                                   Et la tumeur à vos talons.       

 

3. Non à l’autorité de la pensée rationnelle

On a avancé au commencement de cette étude que Jean Sénac manifeste une affinité littéraire avec les surréalistes. On sait que chez les auteurs apparentés à cette tendance, la lumière est portée sur l’envers du décor. Jean Sénac, comme Louis Aragon et Mohamed Dib (dans certains de ses romans tels que Habel) transgresse les règles conventionnelles de la représentation réaliste en libérant sa vision du despotisme de la raison à laquelle il retire sa confiance. Sa déception vis- à-vis d’une réalité amère fait dire à sa phrase de quelle histoire elle est le produit. Celle-ci s’exécute en mettant à jour sa propre structure significative. Conçue pour faire grief à la logique, la phrase sénacienne se laisse façonner par une association libre des mots qui permet d’éviter de ressasser les intentions préétablies. On le voit bien, Jean Sénac associe de manière tout à fait aléatoire des mots comme Un vendredi qui se taisait (p.29) ou comme La dure vie le gai refrain (p.31) Comme pour les lester de leur signification première, le poète formule des chaines de signifiants dont le sens est apparemment à chercher au niveau paradigmatique. On dirait qu’avec Jean Sénac tout ne se réduit pas aux lois intellectuelles du langage ; le lecteur est sommé de regarder au-delà des limites de la grammaire et de saisir au vol les allusions d’un discours soustrait à son rôle habituel d’énoncé communicatif. Pour saisir l’insaisissable, celui-ci doit s’armer de sa clairvoyance instinctive pour transpercer  l’épais nuage qui dérobe le sous-entendu à ses yeux. L’idée, c’est de l’amener à abandonner sa lecture, celle forgée dans la tradition, et à se laisser submerger par l’univers sensoriel d’une poésie formulée au fil de la plume. Bref, Jean Sénac exhorte à explorer les profondeurs  parce que c’est le seul moyen de faire éclore l’inexprimable qui se love dans ses vers. Lorsqu’il dit :

 

                                                     les mots les plus vrais sont si bêtes
                                                    qu’on les écoute en souriant

 

il avoue succomber au goût des vocables simples qui surgissent sans préméditation. Séduit par le pouvoir du hasard, il ne retient pas son émerveillement face au bonheur que procurent des mots disparates coordonnés en énoncé. Et comment ne pas l’être alors que c’est dans le geste d’une main servile que jaillit la vérité. C’est en ces termes, semble-t-il, que l’on peut interpréter ses propos. Par ailleurs, comme chacun le sait, cette esthétique, qui s’apparente à l’écriture automatique, a des affinités avec la libido. Et comme Jean Sénac vise le vrai, il dit ce qu’il doit dire sur lui-même en appelant les choses par leur nom (lire à titre d’exemple son roman autobiographique Ebauche du père, pour en finir avec l’enfance). Le choix de Jean Sénac dit l’envie de donner une image en totale adéquation avec l’être retranché à l’intérieur de lui-même. Identifier le moi à sa nature profonde est donc la règle à laquelle le poète porte une grande révérence :

 

                                                   j’aime la chair et j’ai un nom

 

Cependant, sa déclaration à l’allure d’un aveu va très vite être placée sous les auspices d’une tonalité  en quelque sorte pessimiste :

                                                     (…)

                                                    ce démon secret qui m’inquiète

 

Et même si on ne comprend pas toujours clairement de quoi il parle, on devine ce que le poète exprime sur le mode de la connivence. Même s’il ne lève pas complètement le voile sur son penchant sexuel, ce qui est censuré ne peut être rattaché qu’au mauvais aspect du Désir : celui d’une pratique « anathémisée » qu’il s’abstient ici de mettre en mot. On conviendra que le vocable démon indique une direction de lecture. Le connaissant, on ne peut pas s’empêcher de penser à sa nature homosexuelle. D’autant plus, le terme en lequel s’énonce le biologique insinue le mal-être. Sa puissance suggestive permet d’attirer l’attention sur la force de la pulsion qui s’échafaude inopinément vers un ordre où elle n’a aucune légitimité de droit. D’ailleurs, le surgissement inattendu est signifié par l’emploi de la dentale /d/ dont le point d’articulation du phonème corrobore cette idée selon laquelle l’enfoui émerge sans préavis. Comment doit-on comprendre cette description ? Est-ce une culpabilité inconsciente ? Une autocritique ? Un dédouanement de soi ? Des questions que l’on se pose sans cesse auxquelles il est impossible de répondre. En tout cas, le sentiment de gêne qui accompagne son propos est adouci par l’aveu d’impuissance qu’il formule face à une force qui le dépasse. C’est pourquoi, bien que les mœurs de son temps le mettent sur le qui-vive, bien que sa chance d’être accepté comme tel dans le pays qu’il a choisit comme sien avoisine la nullité, il s’obstine, au nom du principe de la fidélité  à soi et à l’autre, à exprimer son identité sexuelle son détour en la consignant dans ses écrits:

 

                                                         et vous voyez j’écris pourtant
                                                         ma vie ne sera pas discrète
                                                         j’ai trop d’amour et d’ambition

 

Et quand il écrit :

                                                   Il faudra bien que je m’apprête
                                                   à témoigner de la passion
                                                  des hommes francs et fiers qui mettent
                                                 l’eau de l’espoir entre leurs dents        
                                                il faudra écrire cette joie dont il dit à ses amants
                                               qu’elle soit limpide et parfaite
                                                j’y ajusterai ma chanson.

 

on comprend qu’il ne cherche pas à signifier. Comment en effet lire des vers qui ne se livrent pas ? Pourtant, même si on ne peut pas prétendre saisir tout le sens que couvrent ces vers, on ne peut pas non plus ignorer ce quelque chose qui reste à portée d’entendement. C’est à dire, de ce couplet, qui en repoussera plus d’un, on retient sa double perspective. En termes plus clairs, on dira que formulé comme tel, ce fragment rapproche de manière assez inattendue deux points de vue tout à fait différents, mais qui vont dans la même direction : ces lignes investies d’un langage  inintelligible accomplissent une fonction mimétique en se faisant métaphore du spectacle déplorable de la vie humaine. En même temps, soutenues par certaines idées clairement énoncées, telles que la transparence, la franchise, le devoir de vérité, ces mêmes lignes sont aussi une poignante exhortation à la communion fraternelle. Une fraternité qui doit être réalisée dans l’amour mutuel qui ne se paie pas de mot mais d’attitudes vraies. 

Il reste à tirer au clair le titre que l’on retrouve réitéré à la trentième ligne du poème:

 

                                                mon disque tourne avec le temps

 

Ce vers, qui est une amplification de l’intitulé de la pièce, suggère clairement la visée du poète. Géométriquement, Disque est un terme qu’on utilise pour désigner la figure du cercle. Au tracé horizontal du rond, lequel n’a ni début ni fin, ni hauteur ni profondeur, peut-être associé une fonction symbolique : l’absence de hiérarchie. Dans la pensée primitive, le cercle est d’ailleurs le symbole de l’égalité. Il est vrai que dans une organisation en cercle chacun a sa place et personne ne peut s’enorgueillir d’avoir le meilleur emplacement.

Musicalement, Disque est un support technique de diffusion qui permet à l’auditeur de réécouter les traces sonores enregistrées autant de fois qu’il le souhaite. On croirait volontiers que le titre est né du souhait du poète de conférer à sa poésie un caractère répétable. Qu’elle soit réécoutée en boucle comme une chanson, tel semble être son vœu. Mais pourquoi voudrait-il que sa parole soit sans cesse reconduite ? La réponse est simple : parce que sa vocation poétique est corrélative de l’espoir qu’il nourrit d’amener le lecteur à prendre le contre pied de ce qui  détruit l’unité, de le pousser à méditer sur la question de l’ouverture  mise ici en question. En effet, la poésie sénacienne, bien qu’elle n’échappe pas à l’esprit de son temps, elle ne se pétrifie pas pour autant dans sa langue d’origine et continue, grâce à l’envergure de sa problématique, sa marche en avant. Voilà sans doute pourquoi il veut que sa parole soit ressassée autant de fois que nécessaire et au fil des générations.

 

Conclusion :

Enfin, selon la définition courante de la notion d’« art poétique », le texte qui en est le manifeste suggère de nouveaux procédés d’écriture qui définissent le positionnement de l’auteur dans le champ littéraire. On sait que Jean Sénac n’est pas le premier à revendiquer une esthétique de ce type, on sait qu’il ne propose pas une formule neuve, mais il n’est en rien redevable à quiconque et sa poésie n’est pas une formule tautologique. On ne peut pas lire, à titre d’exemple, René Char ou Louis Aragon comme on lirait Jean Sénac car chacun « tire de lui-même et de lui seul son inspiration. » C’est à dire, bien qu’il ne soit pas un acteur de premier plan de l’abolition des procédés conventionnels, on ne peut pas non plus le reléguer au rang d’un simple « suiveur ». On pense qu’il est novateur par l’importance accordée à la notion de diversité. Sa verve d’écriture a donné une œuvre intemporelle et universelle qui fait une très large part à la question du vivre-ensemble. Penser l’unité dans l’horizon de la diversité, c’est peut-être cela qui pare son écrit de l’attrait de l’originalité. Or, même si Disque est un texte métapoétique, il ne porte en soi aucune indication didactique car il y va de la survie de la poésie. Ainsi, le propos de Jean Sénac n’est pas celui d’un théoricien mais celui d’un homme atteint qui  inscrit son art dans l’ambition de remédier, tant soit peu, à une situation qui peine à s’accomplir dans le réel.

 

Indications Bibliographiques :

Jean Sénac, Pour une terre possible…Poèmes et autres textes inédits (1999), Paris : Ed. Marsa.

Mazo, Bernard (2009) « Jean Sénac, le réfractaire », in Algérie Littérature/Action, n.133-136, sept-déc, pp.75-79.

Nacer-Khodja, Hamid (1998) « Jean Sénac : Erotique, poétique, politique », in Algérie Littérature/Action, n.17, janvier, pp.15-33.

Valfort, Blandine (2011) « Jean Sénac, L’Algérie au corps», en ligne : http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/201301717_senac-3.pdf

Ainsi que le récent : Bernard Mazo, Jean Sénac, poète et martyr, Seuil, 2014.

Résumé : « Disque » de Jean Sénac, que l’on se propose d’étudier est imprimé en pages 183/184 du recueil Pour une terre possible… Dissimulé parmi tant d’autres pièces poétiques et de textes d’hommage, le poème n’a jamais fait l’objet de l’attention des commentateurs. Qu’il n’ait pas été mis à profit semble tout à fait surprenant compte tenu des indications précieuses qu’il offre  sur l’esthétique à laquelle le poète souscrit. A l’instar de son titre, cet article est consacré à livrer quelques indices sur la prosodie sénacienne et à donner, avec toute les précautions nécessaires, quelques pistes d’interprétation qui contribueront à mieux saisir l’ambition et la portée de la vocation poétique du poète. On laisse donc quelques pans du texte dans l’attente d’une élucidation que d’autres feront passer de l’ombre à la lumière.  
Mots-clés : Disque- Art poétique- Jean Sénac-Anticonformisme-Diversité.  

Abstract : The poem « Disque » extracted from the collection Pour une terre possible…has never attracted commentators attention although it contains important informations on writing  of Jean Sénac. This pape is devoted to give few interprétations in order to better know the artistic project of this poet. Because the texte is not easy to read some verses will stay in pending of an explication.
Key words : Disque- Poetic art- Jean Sénac- Unconventionnality-Diversity.