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L’Eloge du Feu de Branko Miljkovitch

Le Feu dans la bouche

 

La vie du poète est celle de tous
Gérard de Nerval

 

Le poète est mort. Tué. Assassiné.
Par sa main ? Celle d'un autre ?
 

Aurait-il succombé à ce paradoxe déchirant qui fait de celui qui vit en Etat de poésie, un exilé parmi ceux-là même « qui l'inspirent et dont il est le porte-parole » (G. Haldas, Les Sept Piliers de l'Etat de poésie) ?
 

Un calendrier liturgique orthodoxe retrouvé dans la poche. Dans cette poche où sa main avait dû fouiller maintes et maintes fois, cette main maintes fois embrassée, cette main qui maintes fois avait pris la plume pour tracer des signes de feu, ces mêmes signes que sa bouche, aujourd'hui close, avait, plus que tout, aimé prononcer, cette bouche-là, qui laissait s'exhaler le feu du verbe et qui, aussi, avait aimé embrasser tant de mains, tant de bouches... cette bouche-là qui lassait par trop exigeant amour tous ceux-là qui ne savent ce qui se trame et se joue dans le fond sans fond du poète...

Branko Miljkovic, « prince des poètes », pouvait-il s'en aller autrement ?

Couronné en 1960 pour son recueil Le Feu et le rien, le poète s'exile définitivement un an plus tard, éteignant son feu, s'éteignant dans le rien, un calendrier liturgique orthodoxe dans sa poche...

Je ne voudrais surtout pas attirer Miljkovic (je prononce à peine ce nom sans quelque tremblement) vers ce qu'il ne fut pas, il ne fut pas un poète « Orthodoxe ». Toutefois, il y a, et il ne peut être ignoré totalement qu'il y a : « Au commencement fut le Verbe... et le Verbe se fit chair » !

Il y a, et nul ne peut l'ignorer, le LOGOS...

Lui, le savait, à n'en pas douter.
Lui, le goutait, à n'en pas douter.
 

Mais il y a, aussi, tout le reste. Le monde, le désir, la beauté sensible, la joie, la mer et les mots, les maudits mots, tous !
 

Tous les maux-dit,
les maudits mots dit...
Leur beauté, qui, indicible, blesse
et écartèle.
Leur incongruité, aussi.
Leur, parfois, ridicule aplomb.
Cicatrices qui suintent, toujours, après.
La plaie irrefermable des maux-dit.
Tous les maudits mots bénis.
 

Il y a tout ces restes innombrables et incassables sous la lumière diffuse, pâle et trainante, la lumière de la lune... et l'envie des mots, le goût, la saveur irrassasiable...
 

C'est un déluge intérieur parfois. Un amour supérieur. Le Verbe est là, soleil implacable. Et puis les mots qui, tout autour, révolutionnent, qui sont anges ou mouches... et l'on souhaiterait, parfois, que le soleil s'obscurcisse, juste un peu, avoir un peu d'ombre à soi... mais, toujours, néanmoins, toujours les mots persistent. Quand bien même le quotidien est là, quand bien même l'amour est là, les mots ne laissent de répit, il faut les servir...
 

« Toute la vie les mots nous ont dépossédés » (Rejet du doute)
 

C'est comme un feu dans le coeur, dans la bouche, dans la tête. Les mots obscurs et lumineux, obscurément lumineux, lumineusement ombreux, dansent et chantent. Le poète n'en perçoit que la projection, l'après coup, l'après goût, l'écho seulement de la danse, du chambard joyeux ou livide !
 

« Devant la porte où au-delà l'espace se putréfie
Il est un ducat confus une pousse équivoque
Du mot nébuleux toujours plus profond qui nous attend
Pour en germant à travers l'écorce nous percer la moelle. » (Souvenir du défunt)
 

Les mots, dans les poèmes de Miljkovic, sont comme baignés dans l'éther, arrêtés dans leur cours fuyant, emplis de matière, travaillés, retaillés pour s'insérer dans un espace défini et puis comme liquéfiés ensuite. Leur corporisation débouchant comme sur une fluidification. Ils demeurent mais tout en ne laissant qu'une effluve plus parlante pourtant que leur présence visible. Ils sont de feu mais ne laissent qu'un suave parfum de nuit obscure et froide, légèrement.
 

« Le tout est là ou le verbe. Sois matinal
Au temps du soleil des étoiles et du tournesol.
La nuit surgira de la mer et se réveillera dans le coeur. A la
Nuit il prédit la comète au rêve la rosée à la plaie le remède. » (Début de l'oubli)
 

Comme est haïssable ce monde bas et brut qui ne sait plus que la poésie est le chant de toute chose. Comme il est vil ce monde qui a tout vendu pour de la « littérature » !
Comme il est ignoble qui ne sait plus même que ce chant là monte des plus profondes profondeurs de ce qu'il fut, qu'il est, ce chant, son présent le plus éternel et son seul possible a-venir; d'ores et déjà advenu...
 

Il faut vraiment qu'il soit totalement inepte et inapte, ce monde qui fait de la poésie une vague dentelle moisie pour vieilles filles aigries ou bien un vague printemps frileux pour « djeunes » en vague à l'âme militant...
 

« Le présent, certes, n'existe pas pour le poète, seul existe ce qui doit être et ce qui fut. Cet espace vide, cette atemporalité, entre deux temps, c'est l'espace poétique la forme du souvenir qui attend de s'accomplir. Ce n'est que dans ce vacuum que les mots peuvent être essentiels, bien plus essentiels que tout ce qui est réel. » (La Poésie et l'ontologie)
 

Dans la poésie le poète se tient dans ce vacuum. Rien de commun avec l'hypnose imposée de la fiction-fictionnelle ou du réalisme-imbécile. Pas « d'histoire », seulement ce qui doit être et ce qui fut. Combat de Jacob avec les mots-esprits pour l'essence des « choses », pour leur logos, pour leur nom authentique et silencieux.
 

« L'image poétique se nie elle-même et se contredit. La poésie devient une ontologie négative. » (ibid)
 

Avant que de mourir à ce monde, le poète (suicidé ? assassiné ?) tranchera le lien de « l'oeuvre », lien irrémédiablement mondain, il assassinera rituellement cette part lumineusement obscure, il concrétisera dans une inconcevable kénose cette ontologie apophatique.
 

Réalisation douloureuse dans la chair de ce que « le but ne peut être « ici » mais « là-bas » car il suppose l'aspiration. Ce que le poème veut énoncer doit être ce que le poème cherche, ce qui s'est en lui-même égaré. Le poème est l'oubli même de l'oubli. Il n'énonce pas le contenu mais accède à l'obscur. » (La Poésie et la vérité)
 

Le poème conduit à son origine. Il n'énonce rien du mystère mais il trace le chemin igné qui même à l'égaré. A ce feu secret obscur qui brûle le mal égolâtre de l'oeuvre pour en extraire et fondre tout l'or malléable et précieux. 
 

Un flux, un courant obscur traverse les poèmes de Miljkovic. Une flamme s'élève non pour éclairer mais pour jeter une ombre. Le poème « connait le secret mais ne le divulgue jamais » (Le Poème hermétique). L'ombre de la flamme expose en perpétuel clair-obscur le mystère qui se tait dans les mots, par les mots, le mystère qu'expulse les mots en le taisant. Le feu ténébreux, la flamme mate, c'est le blanc, le vide, le silence entre les mots, c'est cet « état de non-langage » (Maurice Blanchot). Le lecteur attentif et attentionné s'apercevra à peine de son voyage, de son expulsion par le poème vers cet « état de poésie », mais s'il sait maintenir ce feu dans sa bouche, alors...