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Les archétypes de François Lallier

« Non pas le modèle idéal, unique, qu'imite en le dégradant le monde de la matière (…) mais des figures, qui apparaissent et nous atteignent, de façon inattendue, dans le plus vif de notre présence à ce monde et à sa matière »{1}.

 

C'est ainsi que François Lallier définit les « archétypes » qui forment les seize poèmes de ce recueil. « Une femme qui passe, un arbre dans la campagne », nous annonce le dos du livre ; des figures concrètes, comme « Cette laide maison de pierre raboteuse, à l'angle d'une ruelle et de l'avenue ». Nous voici dans une poésie peu occupée de linguistique ou de conceptualisation,  abordant des objets qu'en apparence nous connaissons déjà. Mais des objets  que le pouvoir de dire paraît saisir pour la première fois, puisque c'est à une rencontre renouvelée, audacieuse, piquante même, que nous hisse cette écriture. Il s'agit bien d'un pouvoir de dire, de la contrainte ou plutôt de la trame qu'il fournit, à l'instar du son de la cloche qui « règle les vivants espaces rythmant les cercles de nos corps ». Remarquons, à propos d'objet, que ce poème parle du « son de la cloche » et non de la cloche, son que le vers fait renaître :

            De la jupe de bronze

             Le battant frappe la paroi,

             Effacement du son

d'un coup verbal bien au centre, que les sifflantes ramènent au silence.

Objet familier, mais que le poète éloigne des clichés qui associent le son à ce qui, physiquement, le produit, préférant le fuyant, l'instable, ce que l'on ne voit que du coin de l'oeil. François Lallier parle de l'écriture en des termes proches : « travail du langage effaçant le langage »{2}.

Il vaut la peine de s'arrêter aussi sur le traitement qu'il fait d'une figure aimée des poètes romantiques : la montagne. Je n'ose dire que nous sommes loin de  Lamartine ou de Gautier ; si le vers est tout autre, le trouble est sans doute proche, devant cet objet trop vaste pour se laisser saisir :

            … source du paysage,

            Miroir du rien dans l'indistinction du lieu :

            La verticalité, l'extrême de soi

Ce que le regard ordinaire, ce pourvoyeur de clichés, perçoit comme le résultat des anciens âges de la terre, est au contraire le cœur d'une impermanence, presque une légèreté :

            (…) Simulacre déjà,

            Que dénombrer les faces du miroir,

            Suivre les relations inverses, les contours antagonistes

                 ou harmoniques

Le poème a l'allure d'un fétu de diverses sensibilités, il libère le lecteur de la grosse masse de pierre pour le placer dans le mouvement des choses. Au dur, aux rives, aux berges sont préférés les flots, les paroles qui débordent, qui dé-bordent.

            Plus tard je vous suivrai, méandres de la couleur,

            Anfractuosités de l'ombre et ressauts éclatants

Cette labilité vaut aussi pour le temps. La chose paraîtrait banale si l'auteur ne l'abordait sous l'angle de la mémoire que le sens commun rapproche plus d'un bloc de granit que du tourbillon qui nous saisit au cours d'une :

            Âpre marche dans l'orbe sans base ni sommet.

Le temps n'est plus un fantasme d'historiographe, ni une ligne avec passé présent futur, le temps est une joie. Opposée au châssis toujours rigide des prévisions et des souvenirs, la mémoire devient elle aussi, comme ce que l'on croyait matière :

            Énergie nue, et métamorphose.

Métamorphoses : François Lallier aime à dire, - et en quels mots qui réchauffent et dépoussièrent le rayon où on l'oublie trop souvent ! -, l'intérêt qu'il porte à la poésie latine. D'un même élan se manifeste alors sa proximité avec Jouve et son érotisme à la fois direct et cosmique. Ainsi écrit-il d'une « fille maigre » : ...un flux de toutes parts l'emporte en son zèle de vestale folle, pauvre miroir de tempêtes à l'éternel fracas... car jamais les corps et ce que nous en faisons ne sont coupés de l'immensurable.

Depuis cet été, avec les explications qui ont entouré la découverte du boson de Higgs, nous sommes familiarisés à l'idée que le poids, c'est du mouvement. Ce que les physiciens découvrent dans leurs accélérateurs de particules, le poète l'éprouve dans l'acte de dire.

Parlant de l'écriture comme d'un « instrument »{3}, François Lallier ne s'est jamais senti à l'aise face au resserrement dans l'orbe linguistique d'une certaine poésie des années 1970, laquelle cantonnait les poètes à des problèmes de poètes (et ce au détriment de l'appréciation de la réalité physique, laissée pour le coup aux seuls scientifiques). Ce serait vraiment dommage de limiter au genre amoureux cette phrase du poème « Rue d'Alésia » : pour que s'accomplisse (…) la rencontre des corps en leur vraie matière. Il semblerait, avec Les archétypes, que le bouleversement de la sensation et de l'appréciation de ce que l'on n'ose plus appeler « la Nature »,  dont la physique quantique est un des principaux vecteurs, ait enfin trouvé un prolongement littéraire.

 

Notes :

{1}, {2} et {3}  Le retournement de la mémoire, entretien avec Patrick Née, Europe, novembre-décembre 2012.