1

Les Cahiers du Sens : la colère

Ce 23e volume de l’excellente revue Les Cahiers du Sens est centré sur la colère, ce qui n’étonnera guère ceux qui connaissent Jean-Luc Maxence, lequel ressent bien des colères légitimes devant l’imbécilité qui semble se développer (sans cesse) ici et là. La revue est divisée en deux parties : une trentaine de textes d’abord, répondant de diverses manières à la thématique ; une anthologie permanente de poèmes, ensuite, comme chaque année, regroupant environ 80 poètes. Ce numéro s’ouvre sur un texte… de colère, justement, signé Jean-Luc Maxence, le genre de texte qui fait un bien fou, En domaine de poésie ma colère est toujours froide. Extraits :

« Depuis plus de trente ans, je connais la chanson des « ego » en domaine de poésie. Sans m’appeler Charles Baudelaire, j’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. Je ne confonds plus un bon journaliste avec un poète, je sais qu’un romancier pris en flagrant délit de plagiat, en France, n’empêchera jamais le tricheur de demeurer rédacteur en chef d’un magazine qui n’a plus rien de littéraire à force d’être maffieux dans ses méthodes, je sais qu’être condamné sans appel pour un recueil de poésie copié à partir d’un manuscrit reçu en lecture dans une maison d’édition (un comble !) n’empêche pas de garder son prix littéraire, même en dépit de l’ampleur du désastre que symbolise la supercherie. Je sais que prôner la simple « lisibilité » est jugé réactionnaire par les militants furieux de la poésie de laboratoire, je sais aussi que l’attribution d’un prix de poésie, dans notre hexagone de jean-foutres de salon, n’est trop souvent que le résultat d’une bonne magouille mondaine entre éditeurs intouchables ». On reconnaîtra, selon ses habitudes, les uns ou les autres, on verra des visages à droite ou à gauche, derrière les mots de Maxence, à gauche surtout, d’ailleurs, c’est presque comique ce décalage qu’il y a, parfois, entre les valeurs affirmées et le quotidien concret (en « milieu » de poésie) des moralisateurs. Cela ressemblerait presque aux emplois fictifs de la mairie de Paris sous Chirac. Plus loin : « Buvons, buvons, buvons aux divinités qui n’existent plus ! Nous irons tous au paradis. Ceci est mon testament philosophique. Pour le paradis du Grand pardon. J’avale mon catéchisme d’enfant et je sème ma rage blanche sur le prologue de Saint Jean. Je suis à moi tout seul la revanche de toutes les inquisitions visant les poètes. J’avale de travers le sens du monde ». Voilà qui détonne dans le consensus mou des mondanités contemporaines. Le poète, c’est aussi un coup de gueule, un état de l’esprit. Merci à vous, Jean-Luc Maxence, de ce coup de gueule revigorant.

Ce cahier consacré à la colère comporte divers textes, je ne peux tous les évoquer. Mon œil et mon intérêt on été plus particulièrement attirés par la « colère anthropologique » d’AxoDom, avec lequel nous serons, du moins sur ce point précis, en accord : « Le monde est triste et cruel, c’est entendu. Y insuffler sans relâche le poème est le seul moyen efficace qui nous reste de l’enchanter un peu ». Serons-nous aussi en accord avec l’affirmation d’une nécessité de défendre « la place de la poésie en France » ? En apparence, oui ; qui ne serait… pas d’accord avec cela ? Cependant, tout dépend de ce que l’on entend par « la place ». S’il s’agit des pratiques ayant conduit au désastre actuel de cette poésie qui, devenue « milieu », se vit en France essentiellement entre poètes, non. Pas plus si cet appel procède d’une confusion entre « la place » et « les places occupées ». Reste que le texte d’AxoDom est d’une vigueur bienvenue. Un très beau poème de Laurence Bouvet vient après, une chanson de l’arbre. Cela réinstalle dans le réel profond : la vie se joue dans le chant de l’Arbre. Un merci à Laurence Bouvet, merci de nous rappeler ce fait essentiel et enraciné. On retrouvera par ailleurs des chroniques du bel aujourd’hui, signées Pascal Boulanger, chroniques dont on peut aussi lire quelques morceaux d’architecture dans nos pages, puis Bruno Thomas avançant une colère qui nous est commune, colère noire, blanche, rouge. On ne mesure sans doute pas encore assez clairement ce que peut receler une telle architecture coléreuse. Cela viendra.

L’anthologie de poèmes et de poètes donne à lire de bien belles choses, et là aussi la modeste chroniqueuse doit choisir, on ne lui en voudra pas. Je retiens donc le poème de Salah Al Hamdani, et cet extrait :

 

Ici on ne voit rien d’autre
que la désolation
des hommes sans travail
des hirondelles qui ne tiennent pas en place
un ciel presque éteint
des nuages qui se penchent
et très loin en moi
ceux qui écorchent les rives du fleuve
les mots inutiles
qui effacent les traces des fusillés
tatouées sur des chemins abandonnés
 

Les textes, ensuite, de Damien Guillaume Audollent, Matthieu Baumier, rejoignant d’une certaine manière le chant de Laurence Bouvet, et rendant hommage à l’aventure poétique continuée d’Olivier Rougerie :

 

Le ciel plante sa pierre
Sous l’œil du temps
Et fredonne le chant
des arbres
 

Tout est immobile
Quand le monde se met
en mouvement

 

Jean-Marie Berthier, Dominique Boudou, L’Appel de Patrice Bouret :
 

Arrêtez les refrains du quotidien
Ils n’ont jamais eu cours dans ce lointain si brutal et si proche
 

Le temps des visions
Le temps de la lumière
Oui
L’appel intérieur vient de plus loin

 

Puis Michel Cazenave, Jean-Bernard Charpentier, un Alambic signé Marie-Josée Christien :

 

Le poème naît
après avoir été vécu
intensément
 

À l’inverse
il arrive parfois
que le poème
nous précède
 

Seule l’essence
du destin
est réelle.

 

Un poème dédié à René Daumal. Cela fait sens.

Viennent ensuite les poèmes de Danny-Marc, Christophe Dauphin, Bruno Doucey (un poème/lettre à FJ Temple), G. Engelbach, le corps présent de Gwen Garnier-Duguy, et cette irruption salvatrice d’un visage de femme sur la figure amie, Lionel Gerin, Kiko (« Un jour sans colère nous pourrons parler d’humanité »), Jean-Luc Maxence en quête de paradis, et puis… la beauté sidérante de deux poèmes qui m’ont littéralement transpercée, poèmes signés Mélodie Quercron, poèmes qui s’installent violemment et profondément dans l’âme, du moins dans ce qui reste de la mienne.

Le « panel » est fort et beau, pas forcément sage, puisque on lira aussi Jean-Yves Vallat, et Jacques Viallebesset, et son superbe « J’en appelle ». On peut d’ailleurs écouter ce poème ici, dans une lecture exceptionnelle :

https://www.facebook.com/photo.php?v=607032769324749

Revue Les Cahiers du Sens, La Colère, n° 23, juin 2012, 270 pages, 20 euros. Direction : Jean-Luc Maxence et Danny-Marc. Editions Le Nouvel Athanor. 70 avenue d’Ivry. 75013 Paris. 

godme@free.fr

Site : www.lenouvelathanor.com