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Les cent pas d’Herberto Helder

Herberto Helder est un poète.

Ce que les éditions Chandeigne nous donnent à lire ici, ce sont de courts récits. Ce recueil paru au Portugal en 1963, Ilda Mendes Dos Santos qui l’a traduit, le considère comme une œuvre-maîtresse. Il s’agit en tout cas d’une œuvre de jeunesse (Herberto Helder avait trente-trois ans en 1963), de textes écrits avant le mercure et l’or des poèmes. Au début des années 60, Herberto Helder a « quitté le Portugal salazariste et voyagé en France, Hollande, Belgique et Danemark » nous explique sa traductrice. Il a exercé plusieurs petits métiers, vécu chichement. Mais Les cent pas n’est pas seulement le récit de cette expérience : vécu, imaginaire et méditations s’entremêlent. On ne peut s’empêcher de penser au Paris ne finit jamais d’Enrique Vila-Matas.

La première phrase de Herberto Helder est délicieuse :

Si je voulais, je deviendrais fou.

Dans les pages qui suivent, on croise des personnes en proie au doute, à la tristesse, des poètes-vagabonds traqués par la police… Au milieu de l’exil, un souvenir surgit : une arrestation, au Portugal, dans le cadre de la lutte contre le communisme, l’emprisonnement et les cris. Le reste du temps semble consacré au désespoir dans les chambres miteuses et à l’alcool dans les bars (bière ou brandy de préférence ; le vin étant la boisson de la messe, le jeune Helder préfère s’en passer).

On marchait dans la ville avec l’idée heureuse qu’on allait bientôt mourir, sans souffrir, vite.

Le plus souvent, le poète est posté à sa fenêtre. Dans la banlieue de Bruxelles, cette dernière donne sur la voie ferrée. Alors il passe des heures à regarder les trains passer. De retour à Lisbonne, sa fenêtre donne sur une église. Mais c’est vers le fleuve et les tramways que se dirige son regard. Comme si, à peine revenu, ses jambes le démangeaient déjà, comme si l’heure approchait d’un nouveau départ.

Cependant, chez Helder, partir n’empêche pas de stagner.

On sait ce que c’est : je me réveille angoissé presque chaque matin, je m’efforce de penser que ce jour sera le tout premier, un jour vierge, chargé de pouvoirs énigmatiques, voué aux révélations. De la littérature. De la merde. C’est juste un jour de plus où je vais m’emmerder, supporter mes semblables, la saloperie théologico-émotionnelle d’un Dieu qui, en plus, n’existe pas. Je peux toujours spéculer sur la révolution, c’est sûr. Quelle révolution ? La révolution, bien sûr. Eh bien, ma révolution n’avance pas d’un pas.

Parfois, le désespoir cède la place à l’humour, à la légèreté. C’est presque toujours la fiction qui permet ces échappées. Il faut inverser le réel, le faire marcher la tête en bas pour s’amuser. De ce point de vue, le texte intitulé Chiens, marins est un petit bijou.

C’était un chien qui avait un marin. Le chien demanda à son épouse, que peut-on faire d’un marin ? On lui fait garder le jardin, répondit-elle. – On ne doit pas laisser un marin en liberté dans un jardin qui est proche de la mer. […] Au lieu de garder le jardin, il finira par s’enfuir vers la mer. – Laissons-le fuir, dit l’épouse du chien. Mais lui n’était pas d’accord. […] – Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à gagner un coin à l’intérieur des terres, loin de la mer, dit la chienne. Et alors ils s’en allèrent vers les terres, tenant leur marin en laisse et muselière. Durant le trajet, ils virent de nombreux paysages. Le marin était effaré devant les paysages qui pouvaient exister loin de la mer. Il fit diverses observations à ce propos qui provoquèrent l’aboiement amusé des chiens qui, de leur côté, reconnaissaient qu’ils avaient un marin vraiment intelligent. Tous les chiens n’ont pas cette chance, dit le chien […]

On trouvera une ou deux anecdotes truculentes dans le récit de ses voyages à l’étranger. À nous de décider s’il s’agit de faits vécus ou inventés.

Il était possible de dormir dans les toilettes, dans des toilettes de particuliers, dans les toilettes de la maison d’autrui ! L’idée était si bouleversante que j’en suis resté confus et ému des journées entières. J’ai même écrit un poème qui en était directement inspiré. Mes amis et moi, quelques semaines seulement après le début de cette étonnante vie nouvelle, nous avions déjà une liste de cent vingt-deux immeubles où tenter d’entrer. C’était simple : on examinait les portes d’un quartier résidentiel bien précis, pour savoir si on pouvait les ouvrir ou si elles restaient ouvertes. Arrivait l’heure de dormir pour les autres, chacun de nous montait à ses toilettes. Une véritable ascension ! Peut-être Dieu était-il là-haut à nous attendre. Bien sûr, on ne choisissait que de vieux immeubles, avec latrines communes sur le palier. J’allumais la lumière, je m’installais, fermais de l’intérieur, et je pensais, je lisais ou, parfois, j’écrivais. Jamais la solitude n’a été pour moi aussi féconde. Si quelqu’un allait aux toilettes au milieu de la nuit, je tirais la chasse d’eau et je sortais comme si j’étais moi-même un locataire, avec le naturel et la désinvolture de celui qui est dans son bon droit. Défécation démocratique, par dérision, au sein de la grande famille bourgeoise. Le lendemain, nous nous retrouvions tous les trois, nous les enfants du bon Dieu, pour parler de nos aspirations et de nos méditations, de la solitude nocturne, inspirante.

C’est comme ça que j’ai commencé à écrire […]

Plusieurs textes posent les jalons d’une réflexion sur la mort. Au passage, Herberto Helder donne d’autres coups de griffe à la religion – mais surtout à la religiosité et son tissu de mensonges. S’il y a du divin chez Helder, il se trouve dans les corps – et notamment ceux des prostituées. Dans le texte intitulé Deux personnes, il donne la parole à une prostituée. Nous entrons dans ses pensées.

[…] il va me demander de rester, de le caresser, peut-être de mourir avec lui va savoir, d’avaler avec lui un tube de comprimés. C’est bien le genre. Il pue le désespoir à des milliers de kilomètres. Mais il se tourne vers la fenêtre tandis que je me rhabille et je n’ai alors qu’une seule pensée : fuir, abandonner cette créature rongée par la lèpre, cet homme que je pourrais peut-être sauver s’il y avait en moi davantage de force et de détermination, ou davantage de douceur, ou une plus grande pitié. Parce que c’est un être miné, détruit. Qui ne vit encore que pour crier au secours. Je m’approche, je lui touche le bras, je l’embrasse sur les lèvres. Pendant un court instant, un tourbillon de miséricorde s’empare de moi : le sauver, le sauver ! Et pourtant je suis moi-même fatiguée, j’en ai assez des gens, des fausses énigmes, de ces nuits où je ne fais qu’entrer et sortir du lit d’hommes désespérés. […] C’est un ennemi. Ces hommes nous dépouillent. Ils exploitent la source maternelle qui est en nous, ils restent là à sucer notre lait et ils nous laissent complètement vidées. Race d’exploiteurs. 

Vous l’aurez compris, dans Les cent pas, la joie se fait rare. Même ce qui paraît joyeux au premier abord – l’amour par exemple – le jeune Helder s’en méfie : l’amour se retourne contre nous.

C’est avec la poésie, plus tard, qu’Herberto Helder s’est éloigné de ce désespoir qui semblait sans issue. Peut-être parce que la poésie est musique et mouvement.