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Les chemins de traverse d’Angèle Paoli (1)

Elle chante une langue d’avant,  langue qui renaît sous la langue portée par une voix de feu et d’ombre surgie d’un lointain intérieur qui n’appartient qu’à elle. Peut-être cette langue est-elle la salamandre qui s’éveille sous la cendre  dès que  les mots surgissent sur la page,  s’organisent en strophes brèves et denses  – danse de l’entremêlement des langues, poèmes. Reptilienne  et solaire, soudain vaguement inquiétante/cruelle,  la langue d’Aurélia (nouvelle « fille du feu »?) Lassaque, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est langue de poète lointaine.  D’azur de feu de vent  et d’eau, elle est langue d’Eros chatoyante et  charnelle. Langue prompte à faire revivre – pythique –  les dieux endormis sous roches et ombrages. Un cosmos familier lève alors sous la voix.  Sous la voûte étoilée un univers solaire déploie ses formes, où mainades et faunes mènent joyeuse sarabande. La chaleur de l’éros verse ses transes dans la chair parfumée des poèmes.

Incisant la page de camées lumineux et changeants.

L’occitane Aurélia mène de front ses langues. Avec  le plus grand naturel. Elle tresse ensemble langue maternelle et langue apprise. L’antique langue d’Oc. L’une conduit à l’autre sans séparation ni heurt, sans frontière où affûter la lame.  Elles s’éprouvent  ensemble  dans une simultanéité de bataille, pareilles en cela aux « jeunes chevaux » qui  « piaffent et se font la guerre pour le plaisir de mêler la sueur de leurs corps au goût du premier sang »/ « Los cavals joves trepejan e se fan la guèrra pel plaser de mesclar la susor de lors còsses  al tast del primièr sang. »(Sant-Joan, Lo Jorn/Saint-Jean, Le Jour in Pour que chantent les salamandres). Nul besoin pour la jeune poète de s’en remettre à la langue d’un traducteur.

La lecture de ce recueil bilingue, paru en février 2013 aux Éditions Bruno Doucey, fait lever sous le sillon des mots une herbe tendre de bonheur, jouissance des  sens et fraîcheur du plaisir. Une euphorie légère gagne, une ivresse discrète,  qui tient à la fois au monde originel retrouvé et  à la langue qui le porte.  Lequel conduit vers l’autre ? La question effleure, fugitive.  Mais la symbiose parfaite entre les mots et les choses, efface l’interrogation passagère. 

Livre ouvert, l’œil se prend, et l’esprit, à moduler, sotto voce, les accents de la langue occitane, son chant rappelant tour à tour  l’âpreté des langues hispaniques et la douceur des langues italiques. Car c’est bien d’une langue particulière qu’il s’agit (et non d’un dialecte), que celle que scande avec  tant de feu et de passion la jeune occitane.

Tout autre est la poésie de la coréenne Moon Chung-hee. Portée, ce soir de « Printemps des poètes » par les voix de Murielle Szac  et de Bruno Doucey pour la traduction française, les poèmes du recueil  Celle qui mangeait le riz froid (Éditions Bruno Doucey, 2012) puisent leur énergie dans les rituels insipides de la vie quotidienne. La réalité la plus ordinaire prend forme avec  les mots, renvoyant la poète à sa cuisine, à ses devoirs d’épouse et de mère, à ses maux, à ses luttes intimes face à un corps vieillissant et malade, à ses désirs secrets  et à ses souffrances.  Au-delà de l’ordre de l’intime, c’est un hommage aux femmes de son pays qui surgit dans les tableaux de vie de Moon Chung-hee.  Un encouragement à dénoncer l’absurdité, la pesanteur  et l’injustice d’une condition qui n’a que trop duré pour toutes celles qui subissent en silence le joug millénaire des hommes.  Elles sont nombreuses en effet, à pouvoir se reconnaître derrière la voix de Moon Chung-hee. 

 

Pourtant,  ramener  la poésie de la Coréenne à la seule réalité quotidienne serait totalement réducteur. Car le talent de la poète vient de sa capacité à transcender le réel par une touche d’humour  irrésistible.  Dans chaque poème en effet, Moon Chung-hee ménage la surprise par une note drôle et inattendue ; ou par une réflexion  qui détourne soudain du drame qui se joue,  en le pulvérisant  dans un éclat de mots.

 Poésie construite sur des moments de vie, Celle qui mangeait le riz froid est une poésie singulière qui joue sur la tension entre scènes familières (portées par un langage courant et simple) et art de la pointe. 

Née en 1947 en Corée du sud, Moon Chung-hee est une poète reconnue dans son pays.

Passer  au cours de la même soirée de la voix d’Aurélia l’occitane à celle de la coréenne, jongler avec deux formes de poésie à ce point différentes est à la fois déconcertant et exaltant. Déconcertant, l’exercice requiert de l’auditeur une entière disponibilité, dénuée de toute idée préconçue.  Et une agilité à se déplacer d’un univers à l’autre, à en accepter les modes d’expression et les images. Exaltant, aussi, parce que pareille rencontre permet de saisir l’étonnante diversité des voix. Et par le contraste qu’elles offrent, ainsi présentées dans l’alternance, se saisir de l’infinie richesse de la palette poétique du monde. 

Au sujet de :

Babel Poétique/Les Lectures croisées de Moon Chung-hee et Aurélia Lassaque :

-  Samedi 23 mars 2013, Musée du Quai Branly, 37, quai Branly, 75007 Paris.

-  Mercredi 3 avril 2013, Université Paris 1 / Panthéon-Sorbonne – salle de conférence 7e étage, 21, rue Broca, 75005 Paris.