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Les chemins de traverse d’Angèle Paoli (3)

 

Dans la lumière du Nord. De Camille Corot  à  Andy Warhol

 

Les peupliers défilent. Filtre à travers les feuillages la lumière voilée du Nord. Parfois le ciel se brouille. Une ondée passe. Les terrils chevelus ponctuent l’espace. Cônes artificiels de verdure et clairsemé-noir, témoins d’un temps révolu. Je cherche dans le paysage les saulaies peintes par Camille Corot. Superpositions éphémères d’images. Les péniches rangées en file indienne le long du canal, écluses sages. J’avais oublié l’Escaut. Silencieux. Miroir de lumière douce. Le nom de Franck Venaille, en surimpression sur le fleuve.  Sa marche inversée. Fusionnement. Puis, éloignement. La Descente de l’Escaut.  Un ruban, à peine.

Un pont enjambe, d’une rive l’autre. Un petit bourg paisible dessine ses formes, assoupi sous ses tuiles rouges. Tremblé argenté des bouleaux. Autour. Le flouté des feuillages. Taillis et talus. Bouquets d’herbes folles, au premier plan. Bosquets et chaumières tapies, trouées d’arbres. Au loin, un pont traverse. Eaux du ciel eaux de l’étang prises dans un même reflet , une même pâte de couleurs. Vert amande gris argent vert-de-gris. Parfois une tache de rouge rehausse, attire l’œil, éblouit par contraste. Quelques silhouettes paysannes se glissent. Un enfant, un chien, un berger, une vache, une chèvre. Le regard s’insinue, suit la courbe d’un chemin de terre, d’un ruisseau, pour rejoindre les silhouettes. On longe un  talus, on contourne une branche qui obstrue le passage, on hasarde un instant le regard dans le froissé de l’étang, à peine, on patauge dans la terre détrempée. On rejoint le groupe sur la berge, gestes indistincts. Des lavandières accroupies tournent le dos. On les devine affairées à battre le linge dans l’eau de la rivière. Un homme a chargé du bois dans sa charrette. Un autre, dos appuyé contre un arbre, surveille. Le troupeau, quelques chèvres. Paisibles. Une barque glisse silencieuse. Hommes et femmes habitent la toile, présences modestes, vies modestes saisies dans les menues occupations du jour. Chemins de halage, routes creusées d’ornières, paysages noyés de brume délicate. Le ciel en mouvance occupe la toile ; il en est le sujet ; trouées de lumière dans le tremblé de l’air. Déclinaison infinie de verts, de gris, de bleus, tout un nuancier de couleurs tendres laisse filtrer… calme douceur.

Des noms de villages et de rivières accompagnent les paysages. Toute une géographie de marais, d’étangs, de moulins, d’affluents tisse son réseau de noms oubliés, qui suscitent l’imaginaire. Pris entre escarpements et sinuosités grincheuses.  La Scarpe et la Sensée, l’Escrebieux, le Gy et le Crinchon. Les saulaies de Sin-le-Noble, le Moulin de Fampoux et les marais d’Arleux.  Échos  à d’autres toiles. Souvenir de Mortefontaine (1864). Ville d’Avray (1867). Au loin, parfois, le beffroi de Douai ou le glacis des remparts d’Arras.

Rien dans ces paysages qui écrase l’homme ou qui exalte exagérément l’âme. Tout est empreint d’un même fondu paisible où se lit la sensibilité du peintre. Sa vision poétique et sereine du monde gagne. Le temps s’immobilise, fini infini, dans l’argenté des feuillages.

Comment rendre compte de la relation qui s’établit entre cette œuvre et le regard qui l’effleure s’évade s’absorbe puis la traverse ? L’écriture, aussi fluide soit-elle, peut-elle rejoindre  le miroitement de la lumière sur la toile ? Une même harmonie entre écriture et peinture est-elle envisageable ?

Dans les salles du musée de la Chartreuse de Douai, les parquets cirés craquent. Les hautes fenêtres, tamisées de rideaux, filtrent la lumière. Le temps est à la pluie. Au loin, les toits pentus des maisons de briques de Douai. Des petits pans de murs rouges  enserrent  une tourelle, d’anciens bâtiments d’abbaye fondus dans le lierre. Le lieu est beau. Les visiteurs déambulent en silence. Le temps s’est arrêté là, suspendu au feutré des feuillages et à la chaleur blonde de la cire. Un bien-être suranné flotte dans l’air, qui enveloppe toute chose.

Sous les mêmes cieux, à quelques dizaines de kilomètres,  Andy Warhol.  À l’extrême de Corot. Deux hommes, deux peintres. Rien de commun entre eux. Deux époques les séparent. Deux mondes,  qui vivent leur route satellitaire sans que rien ne permette de les faire se croiser. Sinon un regard, un jour. Le mien, suscité par la rencontre.  Imprévue, improvisée. J’aime les contrastes. Provocateurs. De ces froissements naît l’étincelle. Jubilatoire.

Mons en Belgique. Le BAM prend les devants. 2015 : Mons Capitale européenne de la culture. 2014: Andy Warhol (1928-1987). À l’affiche, séducteur, le portrait grand format de Jackie Kennedy, rose-fluo, sourire gourmand, bouche-baiser annonce la couleur. Icônes.

 «Life, Death and Beauty », titre l’exposition. Le regard est happé. Cerné de toutes parts. Le corps du spectateur, encerclé. Une salle entière d’autoportraits. Warhol  à ses débuts.  Trente ans. Visages identiques. Inexpressifs et sans âge. Même taille, même format, même forme, mêmes couleurs fades. Décolorées. Murs quadrillés. Coup de poing. Plein cœur plein visage. Impossible d’échapper. De se dérober de se dissoudre.  Pop Art à portée de regard. Warhol, icône majeure. « Mage de l’Underground » pris dans la gangue d’un narcissisme exacerbé.  D’un mal-être  existentiel profond, nourri par l’obsession du vieillissement, caché sous le maquillage, camouflé derrière des lunettes noires. « Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, dit-il, regardez simplement la surface de mes peintures, de mes films et de moi-même. Je suis là. Il n’y a rien derrière. » Plus loin, autre portrait. Indien bariolé visage strié éclaboussures  de rouge de bleu. Self-portrait (1986). Violent. Drapeau américain. Les yeux percent. Fixent. Provoquent. Regard halluciné.

N’y a-t-il vraiment « rien derrière » ?

Retour aux origines. Andrew Warhola, fils d’émigrés tchécoslovaques. Pittsburgh, Pennsylvanie.  Marqué par la religion. Une mère dévote. Les rituels de son enfance, gardés cachés dans l’intime de convictions inavouables. La spiritualité au cœur de l’œuvre ? C’est ce fil conducteur que l’exposition de Mons veut révéler et rendre lisible. Loin en amont de la passion pour les dollars, la réussite, la publicité, le sexe ;  loin derrière tout ce sur quoi Andy Warhol a construit le mythe de la culture pop. La piété secrète, précieusement gardée dans le silence de l’intime. Au-delà des icônes  consacrées du consumérisme, loin en amont, les icônes des églises orthodoxes du passé. Nouvelle lecture de l’œuvre peinte par Warhol à la lumière de cette orientation inattendue. Certains spectateurs  s’insurgent, manifestent leur désapprobation, sans doute dérangés dans le confort de leurs propres clichés. Dans leurs attentes conformes à l’image laissée derrière lui par le « maître du Pop Art ». Du reste, les positions sur l’artiste sont tranchées. Les uns détestent son personnage, son travail. Les autres l’admirent ; l’adulent même, à la façon dont on vénère une icône. Quasi religieusement.

1960. Les icônes. Déclinaisons. Jackie Kennedy — Red Jackie, 1964 —, Marilyn clignant de l’œil, paupières peintes et bouches fardées, Mao (1972) bleu roi ou vert acide ; agressif. Une approche de la laideur. Mais aussi Yves Saint-Laurent, Liza Minnelli, et d’autres.  Andy Warhol, sollicité sans relâche par des célébrités peu soucieuses des « exigences fric » du peintre. Pourvu que chacun ait son Warhol. Andy Warhol se prête au jeu. Sans compter. Cela flatte son ego.  Peu importe la technique employée, le procédé utilisé.  Report photographique des clichés, agrandissement, répétition, démultiplication à l’infini de l’identique par la sérigraphie. Pourquoi pas ? 

Vue sous l’angle de l’attachement au rituel religieux, la répétition — y compris celle  des Campbell’ Soups cans (1962) — prend une autre dimension. Détourne la provocation de sa vocation première. Empreinte profonde du sacré cachée au cœur de la multiplication d’un produit de consommation typique de l’Amérique moyenne. Autre interprétation d’une œuvre jusqu’alors réduite à la trilogie « beauté, succès, pouvoir ».

Derrière le goût de la provocation, il y a la terreur quasi maladive de la mort violente. Cette terreur qui frappe l’homme moderne. Warhol  collectionne récits et images de suicides (par défenestration), d’accidents, d’émeutes. Suicides. Disaster.  La série Crosses, Gun et Knives (1981-1982) illustre elle aussi la peur récurrente de la mort. Warhol définit le tableau Electric Chair comme le prolongement moderne du supplice de la Croix.

Si la représentation de la beauté culmine avec  La Vénus de Botticelli (1984), le lien étroit  au religieux (révélé après la mort de l’artiste) culmine, lui, avec une représentation de La Cène d’après Léonard de Vinci : The Last Supper (1986).

Commande du galeriste  Alexandre Iolas en vue d’une exposition à Milan, The Last Supper constitue l’ultime série réalisée par Andy Warhol, un an avant sa disparition. Il met à la réalisation de cette œuvre toute son énergie.  Travaillant à partir d’une vieille photo noir et blanc et d’une  reproduction du tableau de Léonard de Vinci (dénichée dans une encyclopédie du XIXe s.), Warhol  exécute un cycle qui compte plus de cent tableaux, avec  « camouflages ».  Autoportraits peints sous les personnages présents sur la toile, marques de produits commerciaux notamment. Si Warhol met à leur réalisation tout le savoir acquis au long de ses pratiques artistiques, il n’en demeure pas moins, si je m’en tiens à certains exégètes, que cette œuvre ultime porte la signature secrète de cette piété profonde que l’artiste s’était ingénié à camoufler.

Un point commun semble relier Corot et Warhol. Un point imperceptible. Tellement ténu qu’il semble irréel, sorti tout droit d’une imagination fantaisiste. Mais les textes sont là. Qui attestent, documents à l’appui, que chacun des deux  peintres est habité par la foi. Cette découverte, inattendue,  a  de quoi surprendre. Même si chacun des deux hommes vit sa foi de manière différente. Même si chacun des deux  artistes l’exprime différemment dans son œuvre. Elle est là. Qui frémit sous les feuillages. Qui anime les visages de la Cène.

Ce qui rassure, sans doute, c’est ce surgissement soudain, dans la galaxie du temps et des hommes, d’un lien minuscule qui donne à décrypter un autre mode d’être au monde.

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Note d’Angèle Paoli :

L’exposition « Corot, Dans la lumière du Nord » se tiendra à nouveau, du 21 février au 21 mai 2014, au Musée des Beaux-Arts de Carcassonne.

Pour en savoir plus cliquer sur les liens suivants :

http://bit.ly/1fhnvuB

ou encore ici :

http://bit.ly/1hWd1mx