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Les deux raisons de la pensée chinoise de Léon Vandermeersch

  Avec Les deux raisons de la pensée chinoise, dont le sous-titre (Divination et idéographie) forme à n’en pas douter le titre véritable, Léon Vandermeersch, spécialiste des civilisations chinoises et par ailleurs auteur de l’excellent Le Nouveau Monde sinisé, offre un livre qui d’emblée fait date. Et ce livre est loin d’être sans rapport avec la poésie, ou plutôt avec ce que nous nommons ici le Poème. Composé en deux grandes parties (De la divination à l’idéographie et de l’idéographie à la divination ; La culture manticologique dans la pensée chinoise), l’opus, en même temps somme sur son propos et merveille d’érudition autant que de finesse de la pensée, pose une thèse bien plus provocante qu’on ne peut le penser de prime abord, au regard du contexte concerné : au 13e siècle avant JC, l’idéographie chinoise n’a pas été inventée pour noter ou conserver des discours mais des divinations. Ce n’est qu’au cours des cinq cents années suivantes que ce système est devenu une langue graphique, ce que nous appelons l’écriture, en grande partie indépendante du langage parlé. C’est ainsi au cœur de la culture originelle de l’Est (vu depuis l’Europe) que Vandermeersch nous conduit, ouvrant une perspective fascinante sur cet autre chemin possible que l’humanité pensante et écrivante a pu ou pouvait suivre, un chemin en lien direct et concret avec le sacré (et non le religieux car ce n’est pas de conception théologique dont il s’agit ici).

Laissons un instant la parole au penseur :

« La profonde différence entre la culture chinoise et la culture occidentale, qui divergent l’une de l’autre d’autant que l’écriture idéographique s’éloigne de l’écriture alphabétique, a son origine dans l’opposition entre, en milieu chinois, une pensée primitivement guidée par une forme très sophistiquée de divination, et, en milieu gréco-latin et judéo-chrétien, une pensée primitivement guidée par des croyances religieuses.

L’écriture chinoise originelle, unique en son genre de langue graphique, est un système de signes écrits inventé sous le règne de Wu Ding (1250-1192) pour noter, non pas des énoncés de langue parlée comme le font tous les autres systèmes d’écriture, aussi bien idéographiques qu’alphabétiques, mais, dans les formes d’une sorte de langue scientifique, les protocoles d’opérations de divination ».

La forme originelle de départ de cette écriture consiste en des inscriptions gravées sur des omoplates de bovidés et des écailles de tortues, inscriptions apparues près de deux mille ans avant que les sumériens ne commencent à écrire pour comptabiliser les grains d’orge. Ces inscriptions, l’auteur les nomme par le terme d’équation divinatoire, montrant par là-même qu’elles appartiennent à une forme de rationalité, quand bien même cette forme échapperait en grande partie au monde clos occidental.

Ainsi, l’écriture ne procède pas ici de la langue parlée, pas plus donc la littérature ou la poésie. Tout au contraire. C’est un renversement de perspective proprement fascinant. Et l’écriture n’est pas, ici, née pour communiquer mais bel et bien pour converser avec l’invisible. Cette proposition peut sembler anodine ou spécialisée… Qu’on s’y arrête un instant, cependant : elle comporte en elle-même la négation même des soubassements de notre conception moderne ou contemporaine de l’écrit devenu, comme par nature, outil de communication. Ici, en Chine, écrire paraît plutôt outil d’être.

C’est pourquoi : « La littérature de langue parlée ne s’est établie que comme une littérature de second ordre, consacrée à des genres de divertissement, tandis que la langue graphique restait seule admise dans les genres nobles de la littérature d’idées et de la poésie traditionnelle. Il a fallu la révolution culturelle du « Mouvement du 9 mai 1919 » pour que, vouée aux gémonies par la frénésie iconoclaste d’occidentalistes radicaux, elle finisse en quelques décennies par tomber en désuétude »

La charge est forte, face à notre monde.

Voilà un livre qui bouscule son lecteur, l’obligeant à cesser de penser en « réseau » pour retrouver l’âme même de l’écriture, autrement dit la poésie : cette façon d’être en concordance avec le tout du Poème, cela même qui vit et agit derrière le voile des apparences dans lesquelles nous semblons être englués. Si jamais le corps enseignant du secondaire prenait connaissance de l’existence d’un tel ouvrage, il serait salutaire qu’il parvienne entre les mains des futures « têtes pensantes » de nos sociétés. On peut toujours rêver.