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Les greniers de la mémoire : Gilgamesh

 

 

On sait combien la figure de Gilgamesh nous a fait rêver - et Jung tout le premier, dont on retrouve toutes les traces dans son ouvrage de 1912 - I913 sur la Libido, qui va formaliser sa rupture d’avec le seul point de vue de Freud, et qui deviendra des décennies plus tard les Métamorphoses de l’âme et ses symboles - sans doute parce que, d’origine mésopotamienne, le texte porte bien des mythes que l’on va retrouver dans la Bible après l’exil à Babylone, ou, de toute façon, dûs à la même origine proto-sémitique…

Ainsi en va-t-il, par exemple, du mythe du Déluge que l’on peut lire dans L’Epopée de Gilgamesh, bien des siècles avant que ce que nous tenons pour des Livres sacrés puissent nous le raconter à leur manière.

Nous en avions cependant déjà eu deux traductions aux Editions Gallimard et du Cerf. Or, voici qu’Albin Michel nous en offre une « traduction- adaptation » due à l’écrivain, au chorégraphe, au musicologue, au poète syrien Abed Azrié, avec une Introduction due à ce merveilleux lettré qu’est en vérité Hubert Haddad.                 

On ne dira jamais assez comme cette initiative est heureuse, tant les manières de s’exprimer ont changé, et tant les habitudes modernes de lire sont étrangères à ce qu’elles étaient voici déjà longtemps…

Toujours est-il qu’à la connaissance de cette version, on ne peut s’empêcher de se demander si, par hasard, Françoise Gange n’avait pas finalement raison lorsqu’elle posait que les aventures de Gilgamesh étaient le plus pur témoignage de la prise de pouvoir masculine contre la Grande Déesse Inanna qui régnait, on le sait par ailleurs, dans l’antique Sumer.

On y voit en effet Enkidou, le plus puissant des hommes de la plaine, s’y faire « dégrossir » par une courtisane - autrement dit par une sectatrice de la Déesse  - puis, après avoir promis de se confronter à Gilgamesh, le roi d’Ourouk (Uruk), préférer une solide amitié masculine à tous les trésors de la sensualité féminine. Ainsi, lorqu’Ishara (le visage d’Ishtar comme Déesse de l’amour), s’offre au roi :

« Viens, Gilgamesh, sois mon bien-aimé. /Laisse-moi me réjouir / du fruit de ton corps, / sois mon époux et je serai ton épouse. (…) »,

celui-ci répond sans sourciller :

« Et moi que devrais-je te donner / si je te prends pour épouse ? / Devais-je te donner de l’huile / et des vêtements pour ton corps ? / (…) / Quel bien aurais-je si je te prenais pour épouse ? / Toi, tu n’es qu’un foyer qui s’éteint en hiver (…) / Quel est celui de tes amants / que tu as aimé pour toujours ? (…) »

Il est vrai qu’Enkidou l’ a empêché de répondre à ses envies ( « Le lit était dressé pour la déesse Ishara / dans la « maison nuptiale ». / Lorsque  Gilgamesh, le soir, s’approche /pour rejoindre la déesse / devant lui Enkidou se dresse / et lui barre le passage. (… ) »

S’en ensuit une lutte entre Enkidou et le taureau, l’animus de la femme, ou, si l’on veut, son côté masculin (rappelons-nous que, dans des textes postérieurs mais toujours sémitiques, Ishtar va proclamer qu’elle est « Mère et Père » de ses adorateurs), et, lorsque l’homme a triomphé de son rival, la déesse n’a plus qu’à se lamenter :

« Ishtar monte au plus haut des remparts d’Ourouk / de là elle jette ses malédictions / et s’écrie : // « Malheur à Gilgamesh qui a souillé mon nom / qui m’a humiliée et a tué le taureau céleste. » // Enkidou entend les paroles d’Ishtar / il arrache la cuisse du taureau céleste / lui lance au visage en disant: // « Si je te tiens, je ferai de toi / ce que j’ai fait de lui / je t’attacherai les flancs / avec ses entrailles. /// Alors, Ishtar réunit les courtisanes  / et les hiérodules/ / les prêtresses du temple et toutes les prostituées / et sur la cuisse droite du taureau / elles font une lamentation.  » (///)

En se souvenant de ce qu’Ishtar a vraisemblablement pris la place et la suite d’Innana, on donnerait donc raison à Françoise Gange si l’on ne savait qu’à peu près à la même époque (et Stanley Kramer l’a vigoureusement démontré dans son livre sur Le mariage sacré, traduit en français par le regretté Jean Bottéro), le roi d’Ur, Shulgi, s’unissait à la représentante de la Déesse pour assurer fécondité et fertilité à son royaume, de même que pour assurer sa légitimité - d’une façon identique que, nous dit le même auteur, Inanna était, bien avant la civilisation akkadienne, la Déesse d’Ourouk avec son temple de l’Eanna. Et si l’on ne savait, les tablettes cunéiformes de ce temps en portent le témoignage, que, dans un poème de cour exalté, la Déesse se réjouissait de ces épousailles quasi divines :

«  Lorsqu’il aura porté la main sur ma sainte vulve, // (…) // Lorsqu’il m’aura caressée sur le lit : / Alors, je le caresserai (à mon tour), et lui décréterai une destinée heureuse ! / Oui, je caresserai Shulgi, et lui décréterai une destinée heureuse ! / Et tout en caressant ses lombes, je lui décréterai pour destin / Le Pastorat universel ! »

Comme nous connaissons, dans un poème différent, le chant d’une autre  représentante de la Déesse à propos du roi Shû-Sin, de la dynastie de la même ville d’Ur :

« Et toi, puisque toi tu m’aimes, tu m’aimes, / Donne-moi, je t’en prie, tes caresses, ô mon Lion ! // (…) // Mon Shû-Sin qui réjouit le cœur d’Enlil, / Donne-moi, je t’en prie, tes caresses ! // Ce recoin doux comme le miel, pose ta main dessus, s’il te plaît ! // (…) Et referme dessus ta main en coupe, comme sur une étoffe de gishban shikin -. »

 

La « prostitution sacrée » serait-elle tout à fait autre que ce que nous avons voulu en fantasmer ? Il suffit de relire Hérodote ou Lucien de Samosate pour en être persuadé, ou certaines des pages d’Esther Harding dans Les Mystères de la femme. Il n’en reste pas moins que L’Epopée de Gilgamesh, avec ses héros entièrement masculins, et jusqu’au personnage d’Outa (Ut)-Napishtim qui s’est sauvé du Déluge, représente à l’évidence le « rêve des hommes » de quand les femmes tenaient les clés du monde, et qu’il faut bien prêter attention, dès lors, aux paroles de Sidouri sur « l’humaine condition » :

« Où vas-tu Gilgamesh ? / La vie que tu cherches / Tu ne la trouveras pas. / Lorsque les grands dieux créèrent les hommes, / c’est la mort qu’ils leur destinèrent / et ils ont gardé pour eux la vie éternelle. (…) ///

Un  livre, donc, sur lequel rêver et s’interroger à plus-soif…