1

Les ingrédients du lyrisme dans la poésie négritudienne

 

 

                                INTRODUCTION

 

      La  poésie n’a  jamais cessé d’être autant  une idéalisation du fait vécu qu’une idéalisation du fait linguistique.  C’est que la célébration du langage, en tant qu’entité vivante, l’emporte sur celle de l’expérience existentielle dans le texte. À tout le moins, l’expérience indiquée ne peut y présenter un entrain idéalisé que lorsque le langage, souffle spirituel en l’artiste, expose, par le baromètre de la  stylistique, des parures métaphysiques.  C’est le propre du lyrisme qui envoûte le mot olympien du poète, qui en arrive, au bout d’un  mécanisme alchimique, à proposer un monde imaginaire, contrepartie hautement intellectualisée de la réalité lucide.

    Le lyrisme, théorie issue des sonorités de rêve de la lyre- de son littéralisme  "lyre-isme", est la conséquence du poids des émotions intense du poète sur l’axe paradigmatique, celui de l’univers des mots, celui sur le terreau duquel  tout locuteur sélectionne des mots pour les combiner en quelque syntaxe.  En d’autres termes, le caractère émotionnel, onirique et non vraisemblable du langage poétique, au profil presqu’ « handicapé », est le produit de la pesanteur  de la vie psychique interne  du poète sur la langue et  sa structure simple.

     Le fait est que la personnalité interne du poète ne nous semble pas être ex-nihilo, non plus en déconnexion avec ses schèmes culturels.  Ses émotions internes, fussent d’ordre intellectuel,  seraient le travail des impressions reçues par l’artiste dans le bain de son cadre socioculturel au cours de sa croissance, mieux, de son devenir.  Il en hérite façons de penser, fantasmes, modes de perception, cosmogonies… Nous voulons  arriver à la conclusion que le fait poétisé, ancrage des émotions du poète, est pour beaucoup dans le niveau du  style ou de la qualité d’un texte poétique.  Ici, tout se passerait comme si le fait poétisé lui-même se choisit un style et une rêverie chaleureuse.

      On a beaucoup glosé sur la richesse entreprenante du style de la poésie de la négritude, sublime, du reste. Ce style, aux ruses d’envoûtement, nous paraît imputable au fait médiatisé par les poètes dudit mouvement, sinon, à la hauteur intello-spiritualiste de leur source d’inspiration. Tant et si bien que,  entre le style, voire, la littérarité d’un poème, et le fait qu’il présente, semble exister un pont indéboulonnable, au sens de l’adéquate proportion ou du juste équilibre. Beaucoup d’observateurs, méprisant ou méconnaissant l’esthétique négro-africaine, ont, hâtivement peut-être, assimilé SENGHOR, CÉSAIRE et DAMAS, à  des épigones de CLAUDEL, BAUDELAIRE ou SAINT-JOHN PERSE. Certes, nos orfèvres de l’écriture, lévites de la culture africaine, ont, de façon non négligeable, flirté avec la civilisation occidentale. Mais, leur art n’aurait pas fait écho dans tous les pôles du monde s’il n’était pas oxygéné du souffle de l’africanité ou de la négrité narrée. L’Afrique, terre de mystère, terre d’initiation et d’émotivité, est, certainement, un vivier potentiel de poésie dont ses fils, mentalement et sociologiquement conçus dans son moule, sont des acteurs. irréductibles.  En plus de cette disposition naturelle ou génétique, l’âme du continent est tragiquement marquée par des faits majeurs dont la gravité  les inscrirait dans l’imaginaire poétique. Par ce genre, donc, l’âme du continent, comme par psychanalyse, exposerait   lyriquement des expériences historiques qui interpellent la conscience intime de la race humaine ;  la poésie s’imposant à l’expression toutes les fois que l’esprit de l’homme pleure, déplore ou s’apitoie sur son sort, non de façon oiseuse, mais, plutôt, pour s’auto-appliquer une cure de délivrance spirituelle. En un mot, l’humanisme énigmatique du cœur nègre, du réel nègre, du vécu nègre, en a, sans doute,  intimé au mot occidental, aux structures et syntaxes du savoir scolaire dont il constituerait un arrière-plan chaleureux. Dans ce sens,  la spiritualité du tam-tam, la mythologie de la femme, la fortune de la nature, pourraient constituer des pistes à explorer, aux fins d’apprécier, à sa juste valeur, l’écriture surréelle négritudienne. 

 

 

   I- La spiritualité du tam-tam.

 

    Dénotativement, on va dire du tam-tam qu’il est un instrument de musique à percussion, constitué d’un fût recouvert d’une ou de plusieurs peau (x) tendue (s), frappée (s) à l’aide des doigts ou de baguettes prévues à cet effet. La vibration ainsi obtenue est amplifiée par le fût qui fait office de caisse de résonnance, parfois modifiée par un timbre en acier ou en boyau naturel ou synthétique. En Afrique, le tam-tam remonte à plus de 6000 ans avant JESUS-CHRIST et  est souvent utilisé comme  moyen de communication entre tribus plus ou moins éloignées. Il est inaliénable pendant les moments de réjouissance ou pendant les rites initiatiques. Le tam-tam, c’est l’âme de l’Afrique, du fait qu’il concentre, de façon sonore, ses pulsions psychiques. Il y existe en autant de  types qu’il y a de tribus, autant de rythmes que de villages, que d’états d’âmes. Tout compte fait, l’énigme qui est la sienne en fait un creuset de spiritualité pour les peuples d’Afrique qui y voient même un agent d’éducation sociale.  Chez les Mossé de Pacéré Titinga, par exemple, c’est le tam-tam, support d’action artistique et savante du griot qui ouvre et clôt le rituel d’initiation à l’intégration sociale. C’est que, derrière l’acoustique bien rythmé de l’instrument décrit, se cachent des enseignements d’une telle hauteur intellectuelle et spirituelle que ne peuvent les capter que les initiés qui, eux, sont l’épine dorsale de la société. C’est toute  la quintessence théorique de la Bendrologie (du mossé ben’dré : tam-tam-calebasse) de Pacéré Titinga. En un mot, le tam-tam, en Afrique traditionnelle, ne se résume pas à l’acoustique ; il est toute la sagesse humaine, toute la vision du monde d’une communauté, il est, globalement, la voix de son art en tant que reflet vraisemblable ou invraisemblable du souffle quotidien de l’Afrique. Selon Robert JOUANNY, « On méconnaîtrait la réalité africaine, et du même coup, le sens de la poésie senghorienne, si on limitait le rôle du tam-tam et de façon générale de tous les instruments de musique à une fonction d’accompagnement »[1]. En réalité, le tam-tam et ses paires sont pour l’homme africain, à la fois le moyen de « se  retrouver dans le cosmos » et de communiquer avec un dialogue universel, par-delà l’espace et le temps :

      «  Tam-tam au loin, rythme sans voix qui fait les nuits et les villages au loin
           Par-delà les forêts et les collines par-delà le sommeil des marigots
          (…) Que du tam-tam surgisse le soleil du monde nouveau »[2] .

 

       La négritude, donc, mouvement culturel pour la valorisation de la culture noire, fut rythmée par le tam-tam si elle ne s’en pas servi comme plume de son écriture. Ces quelques titres et sous-titres des poèmes de Senghor peuvent en attester : « Pour un tama, tambour au son allègre », « L’Homme et la bête, pour trois tabalas ou tam-tams de guerre », « tam-tam d’amour, vif », « La mort de la princesse, pour un tam-tam funèbre », « pour orgue et tam-tam au loin ». À juste titre, SENGHOR  s’est toujours plu à noter le caractère symphonique de la poésie négritudienne. En effet, les poètes de cette organisation de connaissance  la vivent, à la manière de leur propre dualité, en associant une rhétorique très élaborée et un contact immédiat avec les choses. C’est opportunément que David DIOP définit la poésie comme « La fusion harmonieuse du sensible et de l’intelligible, la faculté de réaliser par le son et par le sens, par l’image et par le rythme, l’union intime du poète avec le monde qui l’entoure »[3].  Ainsi, par la poétique du tam-tam, certainement, la poésie négritudienne parvient à avoir un écho retentissant, de sorte à fusionner avec toutes les sphères nègres de la terre (« Par-delà les forêts et les collines par-delà le sommeil des marigots »),  à l’effet de rendre culturellement méliorative la race noire à la face du monde : « Que du tam-tam surgisse le soleil du monde nouveau ».
          Ce  faisant, pour une poésie qui s’est assigné la vocation de faire entendre la voix de l’Afrique, le mystère du tam-tam, dans sa poétique, était incontournable. Car, chant profond, réel ou métaphysique, le tam-tam scande les moments de la vie, l’initiation ou la fête des Morts, les exploits des héros, les messages communautaires ou l’amour :

            « Et de la terre sourd le rythme du tam-tam, sève et sueur, (…)
               Les tam-tams se réveillent, Princesse, les tam-tams nous
               réveillent. Les tam-tams nous ouvrent l’aorte.
               Les tam-tams roulent, les tam-tams roulent au gré du cœur. Mais les  
               tam-tams galopent hô ! les tam-tams galopent » (Œuvre poétique, P.148)

 

Le tam-tam, donc, quadrille l’âme de l’Africain, il ponctue son psychisme, conduit ses pensées, alimente son humeur et anime son cadre de vie. Il voit naître l’Africain, il supporte sa vie pleine d’humanisme émotionnel, tout comme il est le rituel de sa mort. Cette prépondérance du tam-tam, fleuron culturel de l’Afrique, conditionne la poétique de la poésie négritudienne, remet au goût du jour la fonction du poète négro-africain, en général, et  celui négritudien, en particulier. En réalité, dans sa parole poétique, le poète n’invente pas l’Afrique ; il l’écoute, par le tam-tam, et il la dit, tout simplement. Chant initiatique, c’est le tam-tam qui bat le rythme du texte (écrit ou oral) du poète et dit les choses essentielles. Ici, le poète, plutôt que d’être créateur de parole, est témoin ou médiateur. D’ailleurs, la parole elle-même voit son rôle réduit, parce qu’elle n’est que médiation éphémère, bien moins apte à traduire le rythme et le pouls, la vie et la mémoire de l’Afrique que les instruments de musique :            

               « Oho ! Congo oho ! Pour rythmer ton nom grand
                sur les eaux sur les fleuves sur toute mémoire
               Que  j’émeuve la voix des Kôras Koyaté ! L’encre
               du scribe est sans mémoire. » (Œuvre poétique, P.105)

          Le poète ne serait donc qu’un intercesseur comparable aux masques dont il a l’air d’éternité. C’est pourquoi, SENGHOR est en droit, par la vertu sacrée du tambour, de saluer les masques qui le préservent des tentations et souillures de la vie :

         « Vous gardez ce lieux forclos à tout rire de femme,
                 à  tout sourire qui se fane
             Vous distillez cet air d’éternité où je respire l’air de mes pères
             Masques aux visages sans masques » ( Œuvre poétique, P.25.)

    

      Ainsi, le tam-tam, en ayant permis au poète d’adhérer initiatiquement au rythme du monde, lui permet, non seulement, de disposer des arcanes du fonctionnement intellectuel du réel, mais aussi, d’intégrer le langage de chez lui et de disposer du témoignage des principes fondateurs de son peuple : « J’ai compris les signes de la tribu ».
      Sur la base de cet acquis,  on pourrait inférer que le rythme qui carillonne interminablement dans le psychisme du lecteur au contact des textes des négritudiens n’est que la contrepartie mentale de l’écho spirituel du tam-tam traditionnel. Le rythme, en tant que réitération ininterrompue d’une même inscription ou d’une même acoustique dans la production artistique de la négritude, crée une sorte d’animation psychique qui tire l’ensemble du texte de son silence léthargique. La poésie, chant des dieux  adressé à l’humain, ne saurait interpeller ce dernier s’il n’est sonore, intellectuellement ou spirituellement s’entend. C’est pourquoi, d’après SENGHOR, « C’est dans le domaine du rythme que la contribution nègre a été la plus importante, la plus incontestée… le Nègre est un être rythmique. »[4].  Léon DAMAS, par exemple, chante sa nudité  spirituelle après le dépouillement de l’exil, sur un rythme de tam-tam instinctivement retrouvé :

        « Ils sont venus ce soir où le tam
           tam 
               roulait
                    de rythme
                          en
                            rythme
             la frénésie des yeux
               la frénésie des mains la frénésie des pieds
               de statues
               Depuis
               Combien de MOI
               Combien de MOI, combien de MOI, MOI, MOI
               sont morts
               depuis ce soir où le
                tam
                tam
                roulait
                         de rythme
                                   en rythme
                la frénésie des yeux
                la frénésie des mains, la frénésie des pieds » (Pigments/Névralgie, P.13))

 

Les battements du tam-tam sont ressentis ici à travers ce chaos disharmonique qu’affiche une sorte de graphie cassée ou brisée du texte sur la page,  expression du dérèglement psychique du tambourineur, que témoigne si bien  une scansion symétrique et asymétrique des syllabes, mots et expressions "tam", rythme",  "rythme en rythme",  "frénésie", "frénésie des yeux", "frénésie des mains", "frénésie des pieds", "combien de MOI", "MOI".  D’abord,  la dissection du mot "tam-tam" en ses deux syllabes identiques "tam" et "tam" successives sur deux vers consécutifs, a tendance à dévoiler le statut onomatopéique de la lexie soulignée, semblant imiter phoniquement le bruit que produit cet instrument de musique à percussion qui bourdonne dans la poésie nègre et lui fait entendre la voix des dieux de la civilisation noire.. Ensuite,  La singulière graphie tam

                                     tam
                                        roulait
                                              de rythme
                                                     en
                                                       rythme

semble déplorer le désastre consubstantiel à la profanation du tam-tam, symbole

de la culture noire, dès la foulée du sol africain par le colon, l’homme blanc, l’esclavagiste, référent du pronom personnel sujet "Ils" dans "Ils sont venus ce soir" ; le contact de ces deux civilisations affichant un conflit d’intérêts, d’identités et d’idéologies. Bien entendu, la profanation du tam-tam est liée à sa dégénérescence. Enfin, le pronom personnel démonstratif "MOI" dans « Combien de MOI » est le signe de l’auto-identification du poète à tout Africain victime des méfaits de la colonisation et de l’esclavage. Ici, il y a qu’on note un calembour dans « Combien de MOI », offrant une confusion de sens avec "Combien de mois". Ce calembour, de façon décisive, n’est pas fortuit ; il traduirait la situation fatale de la pléthore d’Africains valides, morts ou déportés à la faveur des deux phénomènes  historico-tragiques que sont la colonisation et l’esclavage qui ont fait  accuser au continent  un retard sur le temps : "Combien de MOI/MOIS sont morts depuis … " ; le mois ( durée de 30 jours) étant, dans cette structure, l’incarnation du temps. En définitive, la superposition ou l’amoncèlement des préoccupations liées à la dégradation graduelle de la culture noire est habilement traduit par le poète par une espèce de forme-escalier que dévalent les versets ou mots-versets de l’extrait, témoin des risques d’une chute progressive de la culture nègre que pleure le tam-tam, son expression métaphorique.  Dans cet autre passage de SENGHOR, on peut noter la force du processus rythmique, conférant au poème  l’ambiance ou la chaleur  toute spéciale des chorégraphies africaines que rythme la verve du tam-tam :

             «  Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les
                                                                                                                   Empires
                  Les mains blanches qui flagellèrent les esclaves qui vous flagellèrent
                  Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent les mains peintes
                                                                                                                  Poudrées                 

              Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude et la haine… » ( Œuvre poétique, p.24)

 

Ici, les rimes internes qu’exhibe chacun des trois premiers vers inscrivent une symphonie gymnique : tirèrent/croulèrent, flagellèrent/flagellèrent, poudreuses/poudrées.  L’homophonie produite par  les mots légèrement différents morphologiquement et sémantiquement- poudreuses/poudrées ; giflèrent/giflé…soumet l’esprit à quelque mouvement. Ce dernier passage de SENGHOR nous montre un rythme qui reproduit les formes de la danse africaine issue de la répétition des sons tambourinés semblables en syllabes alternées :

       « Ecoutons son chant, écoutons son chant, écoutons battre notre sang
                                                                                                                 Sombre
                                  écoutons
             Battre le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus
            Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale
            Voici que s’assoupissent les éclats de rire, que les conteurs eux-mêmes
             Dodelinent de la tête comme l’enfant sur le dos de sa mère
             Voici que les pieds des danseurs s’alourdissent, que s’alourdit la langue
             des chœurs  alternés.» (Œuvre poétique, p.16)

Les sons transparaissant dialectiquement et de façon éparse, dans les mots suivants peuvent illustrer l’idée émise : chant/sang, brume/lune, s’assoupissent/s’alourdissent, danseurs/conteurs, mer/mère…

        CÉSAIRE, lui, bat le sacré tambour africain avec les mots, baguettes initiatiques favorisant la production d’un plaisir sonore par leur contact heurté au tambour africain, instrument aux acoustiques très didactiques et affranchissantes. En réalité, le tambour que l’initié CÉSAIRE[5] bat avec les mots fait entendre le son des mots et plonge le lecteur averti dans la sphère des mystères où se cachent les secrets et le sésame d’un monde lassant :

             «  Le mot est père des saints
                 Le mot est mère des saints
                 avec le mot couresse on peut traverser un fleuve
                 peuplé de caïmans
                 il m’arrive de dessiner un mot sur le sol
                 avec un mot frais on peut traverser le désert d’une journée
                 il y a des bâtons-de-mage pour écouter les squales
                 il y a des mots shango
                 il m’arrive de nager de ruse sur le dos d’un mot dauphin. »

 

               «  Le mot oiseau-tonnerre
                    Le mot dragon-du-lac
                    Le mot strix … » (Sentiment et ressentiment des mots)

En effet, le mot poétique est un mot qui, se heurtant à la structure linguistique, heurte, synchroniquement, l’esprit du lecteur/auditeur en y  laissant un écho se répercutant en une kyrielle de significations le rendant ainsi fertile et créateur. La finalité de ce rituel formateur au discipolat lexicologique initié par CÉSAIRE, c’est de conjurer les monstres de l’existence, à l’effet de conférer au poète et au peuple l’oxygène dont les miasmes quotidiens le privent :

              « aurore
                 ozone
                  Zone orogène »

      Par le tam-tam, donc, l’Afrique est le continent des mots, des mots d’initiation.

 

 

II-La mythologie de la femme.

 

     La femme contribue essentiellement à  tapisser  l’imaginaire de la poésie négritudienne où elle n’est plus que matière à mythologie.  La voix de SENGHOR en est ouvertement la chancellerie communicative : « Mon empire est celui d’amour. J’ai faiblesse pour toi femme. »[6]  Ce propos donne à se demander ce que revêt véritablement  la femme dans la poésie négro-africaine identifiée.  Ce faisant, les prédicats de la femme  que nous élisons pour tenter d’asseoir la mythologie annoncée sont :     Connaissance du monde et initiation à la littérature,  objet esthétique et  sensuel,  idolâtrée vouée à une divinité.
      Soit ce poème ‘’Femme noire’’  qui nous servira d’appui  à l’examen  de la qualité reconnue à la femme en tant que connaissance du monde et initiation à la littéraire, et, peut-être, à  celui  de tout ce chapitre :

 

          Femme nue, femme noire
          Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
          J’ai grandi à ton ombre. La douceur de tes mains bandait mes yeux.
          Et voilà  qu’au cœur de l’Été et du Midi, je te découvre,
          Terre promise du haut d’un haut col calciné
          Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigle.

          Femme nue, femme obscure
          Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir,
              bouche qui fais lyrique ma bouche
          Savanes aux horizons purs, savanes qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est
           Tamtam sculpté tendu qui grondes sous les doigts du vainqueur
             Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée.

             Femme nue, femme obscure
             Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des
             princes du Mali
             gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau
             délices des yeux de l’esprit, les reflets de l’or rouge sur ta peau qui se moire
             À l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

             Femme nue, femme noire
             Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel
             Avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.

De toute la production négritudienne, ce texte est, sans doute, celui  qui idéalise la femme noire, au sens où il la fait passer du domaine de l’humain à l’univers des mythes, avec le champ lexical qui lui est corollaire : imaginaire, intrigue transcendant l’entendement humain, sacré, démiurgie, espace hors du commun, passé immémorial.  Probablement, l’étude de ce chapitre nous donnera l’occasion  d’illustrer ces constituants lexicaux du mythe qui est censé identifier la femme africaine qui, de toute évidence, fait ombrage à l’inspiration des poètes négritudiens, lyrique, du reste.

       Pour l’Africain,  la femme est connaissance du monde et initiation à la littérature : "J’ai grandi à ton ombre".  Par ce propos laconique et apparemment sans motivation, le poète réalise  comme une confession qui tient sa valeur philosophique de  la gratitude qui la lie.  C’est que le poète est  comme en train d’avouer que sa personnalité (croissance corporelle, croissance intellectuelle et notoriété sociale) est le résultat du travail  à lui exercé par sa mère dont il est le cachet de l’influx personnel : "J’ai grandi à ton ombre" En effet,  dans l’entretien de son rejeton,  la femme-mère use de virtuosité naturelle pour les soins et le plaisir de l’enfant : " La douceur de tes mains bandait mes yeux",  " bouche qui fais lyrique ma bouche"., en plus de constituer  pour lui , par sa proximité providentielle, une assurance morale et psychologique :  " À l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux".  En tant que microcosme, la femme-mère est auprès de l’enfant la systématisation de l’univers ;  à travers sa mère, l’enfant lit l’univers et apprend à le connaître.  C’est  Gnilane Bakhoum,  la mère de SENGHOR,  qui, dissimulant avec peine son origine peule et sa condition roturière,  forma son futur poète de fils.  Détentrice de la tradition matrilinéaire sérère,  elle a pouvoir de jugement et rappelle à  son fils l’honneur de sa race : « Dis-moi donc l’orgueil de mes pères »

        Le maître initiateur du jeune Senghor fut Whaly Bakhoum,  son oncle maternel, donc, projection symbolique de Gnilane.  Il communiqua à  l’enfant une éducation, sous la forme d’instructions reçues de sa sœur, au nom d’une base socio-traditionnelle sérère, avec, certainement, quelque influence de l’origine traditionnelle peule.  Si bien que Toko Waly, c’est le surnom de l’oncle, ne faisait qu’amplifier les prémices de l’éducation communiquée par Gnilane, la mère, à son enfant. En écoutant les enseignements de l’oncle, c’est plutôt la voix de sa démiurge de mère qu’il entendait : "Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée.", tel  un dévot percevant, avec transport de l’être, les révélations de son dieu.   Logiquement, la balade du maître initiateur et de son néophyte se situait dans le regard bienveillant et consenti de la femme-mère qui, comme dotée d’aptitudes surhumaines, ne flanche pas de vigilance, ne sommeillant jamais, presque, pour ce qui est de la formation intellectuelle de son fils.  En effet,  dans la compagnie de Toko Whaly,  SENGHOR vécut une expérience inoubliable, il vivait en toute liberté, de façon insouciante, dans un vrai Éden, parcourant la brousse, courant derrière les antilopes, traversant les marigots, nageant, sans peur, dans les fleuves infestés de caïmans, écoutant les récits de bergers baignés de magie et qui mettaient en scène « des morts, des animaux, des arbres et des cailloux » ( Liberté I),  dans un décor somptueux, rehaussé par la présence de rônier et de kaïcédrats :  "Et voilà qu’au cœur de l’Été et du Midi, je te découvre Terre promise du haut d’un haut col calciné" .  En gros, dans cet antre maternel, SENGHOR fut initié aux réalités paysannes, aux secrets de la brousse, du monde des étoiles et des esprits.  Et c’est encore une femme, Marône, poétesse de son village, qui l’initie aux arcanes de la poésie chantée ("bouche qui fais lyrique ma bouche"), ce qui l’amène à écouter les griots, ces troubadours qui transmettent les traditions ancestrales, remontant le plus souvent aux origines mythiques du monde : "Gazelle aux attaches célestes, tes perles sont étoile sur la nuit de ta peau".  Bien évidemment, le profil de la femme  à être un angle propice d’acquisition de connaissances n’échappe pas à la verve du poète : "Délices des yeux de l’esprit".   Tout cela fait que l’antre de la femme noire s’incarne dans l’imaginaire du poète comme une terre de pèlerinage ou d’un point d’asile pour fortification du corps, de l’âme et de l’esprit : "J’ai grandi à ton ombre".  

        La femme est, en outre, objet esthétique et sensuel.   Quand elle n’est pas mère, elle est amante ou simple convoitise charnelle, stimulant le désir.  En la matière, cet autre poème négritudien, de David DIOP, cette fois, nous semble référentiel quand il s’agit de magnifier les contours corporels érotiques de la femme africaine, RAMA  KAM.

 

                        RAMA KAM

                                                    Chant pour une négresse

        Me plait ton regard de fauve
        Et ta bouche à la saveur de mangue
                       Rama Kam
        Ton corps est le piment noir
        Qui fait chanter le désir
                        Rama Kam
         Quand tu passes
         La plus belle est jalouse
         Du rythme chaleureux de ta hanche
                         Rama Kam
         Quand tu danses
         Le tam-tam  Rama Kam
         Le tam-tam tendu comme un sexe de victoire
         Halète sous les doigts bondissants du griot
         Et quand tu  aimes
         Quand tu aimes Rama Kam
         C’est la tornade qui tremble
         Dans ta chair de nuit d’éclairs
         Et me laisse plein du souffre de toi
                           O Rama Kam !

 

Les deux textes de SENGHOR et de DIOP, sont, à la simple lecture, assez éloquents quant à ce pan de l’argumentation. Toutefois, en se gardant de se répandre dans les arcanes du jargon stylistique, éveilleur de sensation intellectuelle, le champ lexical suivant, constitué de mots et expressions, florilège des deux poèmes, peut conforter l’esprit : "chair de nuit d’éclairs", "sombres extases du vin noir",  "les reflets de l’or rouge sur ta peau qui se moire",  "piment noir qui fait chanter le désir",  "rythme chaleureux de ta hanche",  "sexe de victoire", "ton regard de fauve", "femme nue", "ta forme qui est beauté",  "me foudroie en plein cœur", "ta bouche à la saveur de mangue". Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce tableau offre le paroxysme de la séduction de la femme, surréelle, au demeurant, comme on en voit dans les mythologies du monde.  Et la poésie, en tant que texte spécifique qui sollicite les sens, est, tout simplement, par apparentement lexicologique, peut-être, mais, surtout, par réalisme disciplinaire, sensuel.  Si le poète est subjugué par cette beauté surréelle au point d’en être obsédé, il  n’en fait pas un philtre d’ébriété pour se détourner de sa passion sacerdotale, la défense de la terre natale. Au contraire, la virilité que la femme noire lui arrache est un prétexte allégorique pour  exprimer son attachement à la terre-mère ou au patrimoine ancestrale. La preuve en est qu’à l’heure de la vocation, quand le dilemme semble poindre, il n’hésite pas à sacrifier cet amour forcené. C’est dans la voix de Chaca que l’on retrouve cette vérité :  

                  « Je ne l’aurais pas tué si moins aimée.
                     Il fallait échapper au doute
                     À l’ivresse du lait de sa bouche, au tam-tam lancinant de la nuit de mon sang
                     À mes entrailles de laves ferventes, aux mines d’uranium de mon cœur dans les
                                                                                                         abîmes de ma Négritude
                     À mon amour à Nolivé
                     Pour l’amour de mon peuple noir. » (Œuvre poétique, pp125-126)

Ainsi, à la voix blanche qui lui inflige d’avoir trahi la conscience morale, Chaca, visage et voix  symboliques du poète de la Négritude, lui oppose la science et l’efficacité.  Et c’est au nom de ce même sacerdoce d’attachement à la terre natale que, par le subterfuge de la magnificence de la femme noire, le poète exalte la nature locale : «Fruit mûr à la chair ferme",    "Savanes aux horizons purs, savanes qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est",  "seins de rizière mûre"…

        D’autre part,  le chant adressé à la femme, au nom de ses qualités idéalisées, semble se convertir en un rite cultuel, comme à une divinité. On y perçoit l’intervention du tam-tam ancestral, dans le texte de DIOP, avec ses trois battements syllabiques dans le nom RA-MA-  KAM.             

        « Quand tu danses
         Le tam-tam  Rama Kam
         Le tam-tam tendu comme un sexe de victoire
         Halète sous les doigts bondissants du griot »

Donc, les battements trisyllabiques, consubstantiels à la réitération ininterrompue de l’acoustique Rama Kam, est le signe que la dulcinée célébrée possède le texte, et, par ricochet, l’âme du poète, totalement livrée à son dieu,  reconnu par l’un de ses attributs qui n’est autre que le pouvoir sur le temps atmosphérique :

                              « C’est la tornade qui tremble
                              Dans ta chair de nuit d’éclairs » ;

Chez SENGHOR,  on apprendra que la femme aimée est, elle-même, le tamtam, divinité ancestrale incorruptible :

            « Tamtam sculpté tendu qui grondes sous les doigts du vainqueur
                             …

             Femme nue, femme noire
             Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel
             Avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie »

        Si tant est que la sensualité est, pour l’Africain, une façon d’être et de participer au monde, cette sensualité à pour limon, la femme, point focal de la communion avec les divinités ancestrales.

 

 

     III- La fortune de la nature.

          

        Si  la femme noire est belle, déesse et symbole d’attachement à la terre natale, c’est que la nature qui l’abrite l’est richement : « Ma Négresse blonde d’huile de palme. »

L’élément de la nature emprunté pour imager la femme noire n’est pas d’occident, mais, plutôt, locale : l huile de palme, dotée de vertu tant cosmétique que comestible. Dans certaines traditions négro-africaines, l’huile de palme mêlée à du beurre de karité, sert à  exercer un massage aux seins des nourrices ou de femmes sortant à  peine de l’allaitement, aux fins de les tonifier  et les rendre agréables à l’aspect. En tant qu’entité comestible, l huile de palme, substance offerte par la nature d’Afrique,  est un aliment prisé dans cette aire culturelle.  L’huile de palme, couleur-sang, le sang, substance vitale, est le véhicule de l’âme.  Cette nourriture naturelle, artisanale, non industrielle, élève l’âme de l’Africain et lui fait initier une extraversion envers le pôle civilisationnel contraire : "Négresse blonde", complémentarité nécessaire pour une fraternité universelle.

           À tout le moins,  l’environnement naturel joue un rôle prépondérant dans l’imaginaire des poètes négritudiens. Selon Robert JOUANNY, SENGHOR, par exemple, bien que son œuvre lui ait été inspirée par un seul canton- quelques kilomètres entre Dyilôr et la mer-, il parvient, par un jeu d’allusions, de réminiscences, de métaphores, à donner l’impression d’un monde aussi richement dessiné ou peint que le matériau en  est modeste.  Pour sa part, Gusine OSMAN donne  une idée de cette paradoxale contradiction entre l’apparente richesse et la pauvreté symbolique de la  flore et de la faune[7]. Selon  lui, au niveau de la flore,  59 espèces ou dénominations génériques mettent en place un décor exubérant, tropical ou européen, alors qu’en fait, chacun de ces termes ne fait que de rares ou uniques apparitions ; les cinq termes les plus fréquents sont : fleurs (62 occurrences), forêt (28), brousse (25), palmier (23). Au niveau de la faune,  101 espèces ou dénominations génériques suggèrent un grouillement animal mais, ici, encore, la diversité est fugitive et la place de choix réservée est à des termes dotés d’une valeur symbolique : lion (35 occurrences), serpent (21), oiseau ( 20), troupeau ( 13), cheval ( 12).  Bref, avec une évocation bien sobre de l’environnement naturel,  le poète négritudien parvient à créer une espèce de congestion artistique d’un monde riche en ingrédient naturels, au point d’inspirer le rêve. Le commentaire qu’on peut en faire pourrait relever d’une assurance simplement disciplinaire ;   la poésie, en tant qu’art de création, parvient,  par  l’intuition d’une économie de nomination, à  inspirer une euphorie abondante et forcenée.  Ici, la virtuosité  de l’orfèvre des mots est telle que,  à l’aide d’un matériau lexical assez frugal et réduit, il « met en place » un monde imaginaire, virtuel, qui séduit l’esprit et l’attire à une ascendance  verticale. C’est plus ou moins le profil religieux du poète  qu’il tente de communiquer à son public.  Cette aptitude consistant à créer de l’excessivement grand à partir de l’excessivement petit inscrit la dialectique du matériel et de l’esprit : La pauvreté sous le rapport de l’un n’implique pas tout de suite la pauvreté sous le rapport de l’autre.  Par la même occasion,  la pauvreté de l’esprit entraîne, indubitablement, la pauvreté du matériel même si ce dernier peut donner souvent l’impression d’être visuellement abondant. Or, l’esprit, quand il est riche, crée du matériel, le faisant apparaître du néant.  Les poètes négritudiens, donc, à l’image de SENGHOR,  créent, pour l’Afrique, un décor naturel d’exubérance invraisemblable à partir d’un échantillonnage, donc, d’outils de quantité modeste. Tous les mots du dictionnaire ne pouvant s’avérer suffisants  pour exprimer  ce que suggère à l’âme l’énigme de la flore et de la faune d’Afrique.  À partir de cette disposition, les Négritudiens voudraient enseigner aux africains la leçon de se battre avec hargne pour réaliser une grande Afrique à partir du peu qu’elle leur propose. Le constat est identique quand il s’agit de la gamme de couleurs du paysage africain.  On l’imaginerait infinie. Mais, à l’expression, elle est limitée dans la poésie de nos auteurs.  Atin KOUASSI[8], pour les chants d’ombre, donne des résultats significatifs : Pour 10 termes de couleurs spécifiques, représentant 80 occurrences, on relève 29 occurrences de noir, 21 de blanc, et 10 de rouge. Pour 14 termes de « matières colorées », sur 74 occurrences, on relève 28 occurrences du ton « sang », 17 du ton « blanc » (neige, lait) et 13 du ton « or ». Pour les termes évoquant plus ou moins une couleur, on note une opposition fondamentale entre lumière (soleil, étoile, feu : 99 occurrences sur  199) et ombre ( nuit, ombre, crépuscule : 64 occurrences), alors que les termes indiquant uniquement une couleur se limitent à 12 occurrences.   En gros,  sous l’appréciation des couleurs du paysage, on peut dire que la nature d’Afrique est complaisamment exotique, riche de la diversité des faveurs et atouts qui la  composent, encore qu’ici, SENGHOR respecte la structure sémantique négro-africaine relative aux termes des couleurs. 

          Autre aspect fondamental de la nature en Afrique, la nuit.  La nuit, en Afrique noire, c’est l’heure du retour des champs.  C’est l’heure où les femmes font des foyers de feu  pour apprêter le repas. C’est l’heure des repas collectifs, occasion propice pour partager et échanger de la fraternité pendant que les cris des enfants, acariâtres ou guillerets, meublent l’atmosphère.  C’est le temps des visites et des conciliabules où on se réconforte, se raconte la journée et formule des projets.  C’est en ce moment-là que les jeunes filles plantureuses, après avoir dûment rempli les tâches domestiques, se retrouvent pour chanter au rythme de la bénédiction lunaire.  C’est l’occasion des rencontres romantiques et d’exécution intense de la libido. C’est aussi un moment d’instructions , de célébration de la connaissance qu’assure habilement la narration des contes, mythes, légendes et énigmes, donc, instant suprême de captation du souffle de la muse par les créateurs-artistes de tous modes.  En un mot, la nuit,  en Afrique noire, est un moment de prédilection, moment qui fait renaître l’âme nègre.  La nuit, espace temporel des mystères, moment de fécondation poétique où les génies tutélaires rendent visite aux humains, foisonne diversement dans les écrits des poètes négritudiens, sommairement, dans le sens lyrique évoqué :

                                «   timonier de la nuit peuplée de soleils et d’arcs-en-ciel
                                     Timonier de la mer et de la mort
                                     Liberté ô ma grande bringue les jambes poisseuses du sang neuf » 
                                                                                                                                  (CÉSAIRE)

                                      « avant la nuit, une pensée de toi pour moi, avant que je ne tombe
                                         Dans le filet blanc de mes angoisses, et la promenade aux
                                          frontières » (SENGHOR)

                                       «  à l’orée du Bois
                                           sous lequel nous surprit
                                           la nuit d’avant ma fugue afro-amérindienne
                                           je t’avouerai  sans fards
                                           tout ce dont en silence
                                           tu m’incrimines » (DAMAS)

                                           «  Contre notre amour qui ne voulait rien d’autre
                                               que d’être beau comme un croissant de lune au beau mitan du
                                               ciel à minuit » (DAMAS)                                                  

    Ainsi,  la nuit devient l’angle de toutes sortes de poétisations, les unes aussi  tonifiantes que les autres, au gré des aspirations et inspirations diverses des poètes.  Le tout est d’arriver à tisser solidement l’âme noire, à l’effet de drainer méliorativement vers  elle l’attention des autres nations auxquelles elle donnerait la vision du monde africaine des choses. La nuit, couleur de la peau du  Nègre, est, dans la poésie négritudienne, une heure d’intimité réelle, se transmute en lumière intellectuelle et spirituelle :

                   « Nuit d’Afrique ma nuit noire, mystique et claire
                         Noire et brillante
                    Tu reposes accordée à la terre, tu es la Terre et les collines harmonieuses. »
                                                                                                 (Œuvre poétique, P.39)

La nuit,  moment essentiel où on entend  s’édicter les révélations institutionnelles de l’existence par les divinités («ma nuit noire, mystique et claire, noire et brillante"), est idolâtrée par l’Africain. En effet, la nuit est l’instant où on écoute les pouls de la poésie en tant que vérité primordiale. À ce niveau, se présume, de façon inaliénable, la connexion entre mythe et poésie. Selon Bernard HOLAS, « Le mythe est l’une des expressions les plus authentiques, les plus puissantes du génie créateur humain qui baigne dans une atmosphère primordiale : il est lui-même la poésie à l’état brut, donc la plus pure que l’on puisse imaginer. »[9]   Fanoudh Siéfer de couper cours : « Mythe et poésie ont des connexions très étroites et quelquefois se confondent. »[10] Dans ce sens,  la poésie  s’appréhende comme le langage initiatique de la création,  l’heure où  l’univers sortait du néant et que ses composantes se mettaient en place. Par ricochet,  la poésie passe pour l’expression singulière de la nature brute par elle-même,  se parant d’attributs humains, au sens de l’anthropomorphisation. La logique révélée établit une fusion entre poésie et nature.  Au nom du sème de l’authenticité, la nature présente l’effluve spirituel et scientifique du visage premier de la Création, avec ses vérités originelles et son ingénuité séductrice, non encore agies par les artifices corrompus de l’humain, et inspirant un souffle divin à l’esprit.  Opportunément, la poésie prend souvent l’allure de la mise en branle du souffle divin en l’Homme, aux fins de rechercher ces vérités originelles pouvant oxygéner l’Existant. Et  l’Afrique, en tant que berceau de l’Humanité, mieux, en tant qu’abri des premières vies et des premiers savoirs humains, est le symbole de l’authenticité ou de la nature brute, déflorée par d’autres civilisations dites modernes qui s’y sont abreuvées et qu’elle a d’ailleurs générées.  À ce pan de l’analyse, nous embouchons la  même trompette que Cheick Anta DIOP pour qui, si on convient que l’Afrique est le berceau de l’Humanité, toutes les techniques, connaissances et trouvailles, qui se sont développées depuis lors, sont d’origine africaine.  Il y a, donc, chez l’Africain ce culte de la nature environnante à laquelle il s’assimile, se confond et se fond même,  s’il  ne se déporte pas en elle :

               « Je m’imagine que tu es là.
                  Il  y a le soleil
                  Et cet oiseau perdu au chant si étrange.
                  On dirait une après-midi d’été,
                  Claire. Je me sens devenir sotte, très sotte.
                  J’ai  grand désir d’être couchée dans les foins,
                  Avec des taches de soleil sur ma peau nue,
                  Des ailes de papillons en larges pétales
                  Et toutes sortes de petites bêtes de la terre
                  Autour de moi. » (Œuvre poétique, p.224)

Dans cet extrait,  la confusion entre l’être et la nature, la fusion de la nature à l’être,  paraît expressive : "tu es là", "il y a le soleil", "après-midi d’été" "je me sens devenir sotte", " couchée dans les foins", "avec des taches de soleil sur ma peau nue", "Des ailes de papillons en larges pétales", "toutes sortes de petites bêtes autour de moi".  Ici, l’expression, sobre, un peu phrastique, certes, mais est comme interchangeable à une tendance au ramassis empirique de toutes les composantes de la nature que le poète voudrait faire parler à sa place, au nom d’une identité commune et fusionnelle ;  les impressions, sentiments et émotions intenses n’étant pas aisément médiatisables quand il s’agit de donner libre cours au bonheur initiatique des sens.   Dès cet instant, le poète, celui négro-africain et négritudien, notamment, devient un microcosme de la nature, au nom de l’interférence symbolique entre le  l’être, le phénomène et les choses.  

            D’autre part,  le statut particulier que revêt la nature d’Afrique pour ses poètes, donne l’occasion  d’explorer une réflexion quant au polythéisme reconnu à plusieurs peuples négro-africains. Nous voulons inférer, ici, que le polythéisme africain est un visage sublimé du Panthéisme de Spinoza, sinon, vis-versa. C’est que l’Africain, du fait de son naturel à se confondre à la nature, est tenté, par une sorte d’empirisme majestueux, de faire parler ses composantes auxquelles il confie sn sort, presque, leur supposant un pouvoir spécifique.  C’est ainsi qu’on a le dieu du soleil, le dieu de la forêt, le dieu de la terre, le dieu de la fécondité, le dieu de la foudre, le dieu de l’eau, le dieu du sexe, le dieu du feu, le dieu de l’air…  Cette kyrielle de dieux,  garants des différents compartiments de la vie, crée un monde de poésie ;  la  poésie étant le champ d’expression des dieux, à l’effet de toucher les sensibilités et d’’éveiller les consciences,  pour l’enjeu d’en appeler à une perfection mentale et matérielle  de l’existence.  On lit encore CÉSAIRE :

                  «  le mot est père des saints
                      Le mot est mère des saints
                      avec le mot couresse on  peut traverser un fleuve peuplé de caïmans
                      il m’arrive de dessiner un mot sur le sol
                      avec un mot frais on peut traverser le désert d’une journée
                       il y a des bâtons-de-nage pour écarter les squales
                       il y a des mots shango » (op.cit)

En effet, le terme shango relève de la mythologie vaudou où il désigne  le dieu de la guerre, représenté armé d’une hache double.  Le Négritudien invoque, ici, le dieu de la guerre pour, certainement, soutenir et fortifier le combat culturel de son mouvement. 

Décisivement, le panthéisme spinozien est un visage maquillé du polythéisme africain ;  le panthéisme étant ce concept philosophique  d’un dieu matérialiste constitué de toutes les composantes de l’Univers.

 

                                                       

                                             CONCLUSION  

             

        On se serait attendu à ce qu’une réflexion sur les ingrédients du  lyrisme expose les canons structurels de la poésie-rythme, symbole, image-  cristallisateurs de tout l’outillage conceptuel de la stylistique, pour ce qui est de la pénétration du dynamisme herméneutique d’un texte poétique. Que non pas. On a plutôt ouvert une lucarne sur le contenu notionnel des activités de poétisations, qui a tissé l’imaginaire de nos poètes tout au long de leur contact avec l’Afrique, raison, sujet ou objet de leurs écritures.  L’axiome, dans cette analyse, étant que l’éveil intellectuel qu’inspirent le style ou les formes linguistiques d’un poème est tributaire de son contexte culturel et des agrégats psychiques de l’artiste. Tout a fonctionné comme si  un terreau culturel riche en imaginaires, en rêveries, en enseignements initiatiques et en émotivités, arrache logiquement des mots, des structures ou combinaisons verbales, en tout cas, un langage sublime, poétiquement élevé.  En d’autres termes, lorsqu’une entité géographique et culturelle est matière à poétisation, le niveau stylistique du texte qu’elle produit est proportionnel à la teneur intellectuelle que le  substrat culturel a  intimée à la perception du poète.  Bien évidemment,  le degré de sa  sensibilité,  son rapport avec la lexicologie,  le niveau de son ouverture sur l’Univers, assurent le parachèvement de la poétisation orchestrée par l’artiste.  Ce faisant, la primauté accordée au fait linguistique au détriment du fait relaté, inhérente à l’orthodoxie disciplinaire, n’est en rien entamée.  Nous avons seulement voulu ne pas sous-estimer la place du Naturel d’inspiration dans la création du langage textuel, ainsi que les répercussions mentales qui en résultent chez le public-récepteur.  L’Afrique, matière des Négritudiens, est dotée d’un Naturel particulier ;  le tam-tam,  instrument de plaisir sonore, de paroles et, surtout, symbole de sagesse ou d’ambiance ancestrale, d’une part, et, de l’autre,  la femme, être de mythologie, par sa beauté sensuelle,  son activisme et sa démiurgie cultuelle, se combinent tous deux pour inscrire, en conjonction  avec une nature pittoresque, la flamme de la divinité transcendantale, source de langages saisissants.

      La Négritude, militantisme poétique au service du Nègre, s’est intéressée à sa nature, à ses conditions de vie, à son histoire, à sa sociologie, à ses valeurs, et ce, avec exaltation et intensité dans le langage, de façon telle à élire un discours, soit de reconstruction du continent, soit de réinvention de son sort.  Avouons que, de ce groupe de connaissance, Léopold Sédar SENGHOR  fut le plus invoqué dans l’analyse. Plusieurs raisons y végètent ;  il est le plus fécond tant artistiquement qu’exégétiquement sur la Négritude, il est le seul Africain civil du groupe, né en Afrique et ayant longtemps séjourné en Afrique,  l’ayant même servi politiquement au plus au niveau pendant deux décennies, donc, connaissant mieux l’ontologie de l’Afrique et de l’homme africain.

        En réalité, le lyrisme, notion textuelle, certes, est partie intégrante de l’entrain de l’Africain qui, très souvent,  se met en marge du ‘’Normal’’ pour exister à sa façon, selon l’élan du cœur et du corps.  C’est sa manière à l’homme africain d’humaniser l’existence. Le lyrisme est l’identité première de la poésie, texte d’éveil  des sentiments, de rêves et d’élévation de l’être. En définitive,  il peut être reconnu à la Négritude, mouvement de lettres au chevet de l’Afrique,  d’avoir exhibé cette marque du genre poétique comme étant l’apanage de l’homme noir.    

 

 

         

                                               BIBLIOGRAPHIE

            

          BA ( Souley),  HÉNANE (Renée) et KESTLOOT(Lilyan) : Introduction à Moi,  

           laminaire…  d’Aimé Césaire , édition critique, L’HARMATTAN, Paris, 2012.

         

        CORNEVIN (Marianne) : Histoire de l’Afrique contemporaine, Payot, Paris, 1972.

         

         DIOP (Cheick Anta) : Nations nègres et culture, Présence africaine, Paris, 1979.

            

          DODO (Jean) : Sacré dieux d’Afrique, NEA, Abidjan, 1978.

 

           FOFANA ( Souleymane) : Mythes et combat des femmes africaines,  

                                                     L’HARMATTAN, Paris, 2009         

            JOUANNY ( Robert) :  Les voies du lyrisme dans les poèmes de Léopold Sédar

                                               Senghor, Librairie Honoré Champion, Editeur 7,  Paris, 1986.

 

           LAGNEAU ( Lilyan) :    La  Négritude de Léolopld Sédar Senghor, présence africain,

                                                   no 39, P.166-161, 1961.

           PAVEAU (Marie-Anne) et SARFATI(Georges Elia)  : Les grandes théories de  

                                                                                                    la linguistique,  Armand   

                                                                                                     Colin, Paris, 2003.

            SENGHOR (Léopold Sédar) : Liberté 3 : Négritude et civilisation de l’Universel,   

                                                           Seuil, Paris,  1977.

             TILLOT (René) : Le rythme dans la poésie de Léopold Sédar Senghor, NEA,

                                          DAKAR-ABIDJAN, 1979.

 


[1] Robert Jouanny : Les voies du lyrisme dans la poésie de Léopold Sédar Senghor,  Librairie Honoré Champion,   

Editeur 7,  quai Malaquais, Paris,  1986,  P.47.

[2] LSS : ‘’chaca’’,  Ethiopiques in Œuvre poétique,  Seuil,  Paris,  1990,  P. 136.

[3] David DIOP :  « Contribution à la poésie nationale », texte annexe à Coups de pilon,  Présence africaine, Paris, 1973, P.69.

[4] LSS : Liberté I, Négritude et humanisme, Seuil, Paris, 1964, P.37

[5] Moi, laminaire cité dans Introduction à Moi, laminaire, ouvrage collectif,  édition critique,  L’HARMATTAN, 2012,  pp 20-21.

[6] LSS : Chants d’ombre, P. 105.

[7] Gusine Gwadat Osmane cité par Robert Jouanny op.cit,  pp82-83.

[8] Atin Kouassi cité par Robert Jouanny, op.cit, p83.

[9] Bernard Holas : Mythologies africaines, Agence ivoirienne, Hachette, Abidjan, 1978, p.19.

[10] Fanoudh Siéfer : Le mythe du nègre et de l’Afrique noire dans la littérature française,, NEA, Abidjan-Lomé, 1980, p.117.