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Les nommeurs d’étoiles

 

 

L'ombre verte de notre néant imparfait se déplace,
sans charrier les runes de terre dont nous l'avons percée.
Elle n'enlise le corps que pour le rendre marqué
à une virginité de ritournelle.
Mais il y a là toutes sortes d'ombres étendues à sécher:
l'ombre-chèvre
qui tourne comme un animal autour du piquet de sa chose;
l'ombre-lionne
qui glisse librement vorace sous les nuages;
l'ombre-étincelle de l'oiseau,
l'ombre-brûlure qui traverse la paume.

Il y a des gens qui brûlent le long des quais,
sur les chemins de halage,
au fond du ciel aussi,
à la surface des lacs,
ce sont les mêmes.
Comme des signaux de néant,
une attraction pour le sourire.
Artificiers en feu pour nuits de cendres,
métreurs de l'absolu à petites flammes,
préparateurs d'azur dans le frisson des caves,
fabricants d'yeux,
chercheurs de freintes occupés à tamiser les dépôts du vide;
tous calcinés sans qui la fête ne serait pas pour nous.

Certains ont arrangé les contours de leur ombre;
cela se voit sur leur visage:
ils vont plus transparents dans le mystère.
En marchant,
ils accompagnent la course des arcs-en-ciel
qui prennent source dans les larmes.
Ce sont les trouble-fêtes des morts,
ceux qui serrent la destinée des hommes
en refermant leur poing,
et donnent le bras à des vents fatigués.
Ils ouvrent des voies nouvelles à chaque pas,
mais contrarient le vol.
Leur apparition est comme un rendez-vous d'amour,
mais vont attendre ailleurs, à une autre heure.
Ils tendent la main pour nourrir les étoiles,
et ces perles ressemblent
à des regards d'oiseaux chez l'empailleur.
Ils donnent des prénoms aux choses mortes;
des graines de destin embroussaillent les sentiers.
Leurs caresses sont nommeuses d'étoiles.

Pourtant, ils savent bien que non.
Ils sont, dans le chaos du sens,
des étoiles sans nom,
une pensée d'avant la langue.
Ils ne croient pas à des choses très simples:
à la succession,
aux liens,
aux distances.
Ils font bloc.
Dans l'ubiquité, ils font bloc.
Toute une vie les arrose de l'échec satisfait des possibles.
Ils cherchent la formule,
qui n'est surtout pas magique;
une formule d'abolition destinée à ne pas transformer,
ne pas choyer,
ne pas privilégier;
une formule pour révéler.
Une formule révélatrice.
Ils vivent en état de choc,
sans rien heurter,
par manque de temps,
par défaut de croyance.
Pour mourir, il leur suffit d'y croire,
un instant;
et ça leur vient sans douleur,
comme une montée de l'absence,
une bouffée.
Leur mort est dans les choses
et leur mort est possible.
Ils en reviennent par rétention.

Ils ne croient pas aux choses,
pas au combat des hommes;
ils ne croient pas.
Ils vivent dans un monde sans violence,
au milieu des coups,
des hurlements,
de l'odeur du mal,
parce qu'on leur a arraché les sens,
excisé les nerfs.
Ils disent cela mais ils ne croient toujours pas
à la succession,
aux liens,
aux distances.
Ils cherchent le nom,
pas l'argument.
Ils peuvent mourir quand ils veulent.
Sans cruauté.
Par une incantation même pas murmurée,
à peine pensée.
Dans un chaos, au large.
Ils savent bien que non.
Ils attendent la formule.
Elles viennent par centaines,
par milliers,
par millions.
Ils ne croient pas aux nombres.

Mais nul ne songe à moquer la naïveté d'un mortel;
et sa guerre n'est pas un écueil à la fête
chaque fois qu'on signale une étoile.
Voici l'heure de grande jouissance.
L'air se condense autour d'une chaleur sans nuit.
Quelqu'un a essayé de traverser la vie par le quai nord,
où frappe maintenant son triste corps qui flotte.
Personne pour nous dire d'entrer et nous accueillir
au dîner froid où s'attarde le jour pesant;
aucun brigand d'un soir ne mise,
sur la table d'hôte,
la bourse d'or gris qui tinte faux dans les plats vides
et résonne dans les instruments silencieux.
Un jeu savant de flammes dessine sur les vitres
des messages sans secret;
car il faut, pour y voir, allumer des feux sous la canicule.
Et les rares nuages attendus 
prennent l'allure de paroles décevantes.

 

 

 

***

 

 

 

Corps ouverts sur l'étendue 

fleurs carnivores dans les marais 
à ciel ouvert éclairs en cage 
une trombe rompt l'horizon 
la mer sur nous comme une pluie salée

La mer 
où vont mourir les amants

Corps ouverts sur l'étendue 
lits sans serrure 
pans de ciel aux fenêtres 
fenêtres ouvertes sur les cages 
nos yeux sur l'horizon débordent

L'horizon 
où vont mourir les amants

Aux fleurs d'amour chantant 
dans la fournaise de l'été 
aux bêtes aveugles de la nuit 
cherchant à tâtons leur soleil

Le soleil 
où vont mourir les amants

Corps ouverts sur l'étendue 
la route poursuit son destin 
vitres ouvertes et corps en cage 
dans la nuit à tombeau ouvert 
avec du vent dans les yeux

Là-bas 
où vont mourir les amants

Souvent la nuit tremble la terre 
souvent la nuit frissonnent les corps 
la mort a posé son visage dans mes mains 
c'est un chien tranquille après la course

La mort 
où vont rêver les amants.

 

 

 

 

Photo Gregory Crewdson