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Les poèmes d’amour de Borges

Remarque. Ces poèmes d’amour ont été extraits de différents recueils, donc ils s’étalent sur une période de temps assez longue, ce qui explique parfois des contradictions voire des oppositions, des replis, des avancées, une inlassable question sur le besoin qu’ont les hommes de l’amour.

Grave, tendre, subtil, Borges ne cherche aucune issue mais simplement dit l’amour et son oubli, l’amour et sa douleur, l’amour et ses joies, l’amour et ses contradictions. Il ne nous en reste souvent qu’un souvenir : Ton absence m’entoure // comme la corde autour de la gorge. Il y a impossibilité à l’oubli, la présence est toujours à reprendre, l’amour en est la profonde présence. Il y a aussi l’absence qui se vit au futur déjà contenue dans la démarche de l’amour, déjà imaginée. Un amour si frêle pour un être inconnaissable, Borges amoureux de l’amour avec son double aspect : délicieux et monstrueux. Borges ira toujours de l’un à l’autre, à l’impossible choix parce que l’amour est toujours déchirement, errance d’une rive à l’autre : Nous prodiguions ensemble la passion, non pas pour nous mais pour la solitude déjà proche.  Vision cruelle d’une anticipation, l’étreinte inutile, déforcerait-elle l’amour ou au contraire le surmonterait-elle ?

Il y a une pudeur chez Borges à cacher ses amours derrière une attitude intellectuelle et à nous présenter faussement l’amour comme un symbole. L’auteur fuit, dérobe son dire jusqu’à parfois ses sentiments. Le lecteur n’est pas exclu mais il n’est pas complice. L’amour reste personnel même traduit en poèmes. Des limites sont mises jusqu’à nier l’importance de l’amour pour s’en rapprocher. La mort qui nous libère… de l’amour nous y reconduit. Nier l’amour est se l’approprier ou le cacher derrière des paroles vraies qui néanmoins quelquefois sonnent faux : Ce qui était tout doit devenir rien. Borges s’interroge sur son destin : toute sa vie remplie ne fait pas le poids face au visage d’une fille de Buenos Aires et, qui de surcroît, ne désire pas de mon souvenir. L’amour fort et ténu : force de l’Amour. Amour platonique, vérité de l’amour, sa profondeur qui rejoint l’éternité est une action commune. Est-ce si étrange ? C’est un état permanent, une disponibilité de l’amour que j’espère et n’appelle pas. C’est un possible toujours présent : Je pense aussi à cette compagne // Qui m’attendait, et qui peut-être m’attend. Borges projette l’amour dans un futur, toujours devant comme une lumière, bien plus qu’un but : une nécessité, le contraire d’une obsession. Après avoir énuméré toutes les conditions de vies possibles, les devenir réalisés ou pas, l’amour surgit comme un cadeau, une douceur, un bien-être, un accroissement de vie dans une profonde réalité d’espace et de temps. L’amour comme mesure de toutes choses et qui finit par retourner à la vie ordinaire avec ses joies et ses angoisses.

Parfois, il y a une petite phrase terrible en fin de poème qui ramène tout au ras du sol après être monté bien haut, une parenthèse dans la fatalité du dire : (cette chambre est irréelle ; elle ne l’a pas vue.) Ce n’est pas une femme que Borges cherche mais toutes les femmes en amoureux de l’amour, il se demande : qui est-elle ? C’est un grand sensuel, il a su matérialiser l’amour, le dépasser pour le rendre profondément humain au fond d’un enthousiasme mesuré. L’amour comme point d’orgue d’où tout retombe, il faut recommencer. Au-delà des talismans, il y a une ombre que je ne dois pas nommer. Cet amour qui échappe à la nomination est rendu à sa dimension cosmique, présent et introuvable par la parole puisqu’il ne peut se dire mais s’éprouver dans ce que toujours il échappe. La discrétion est la force de l’auteur, s’il dépasse ses amours, il ne les oublie pas tout en les oubliant et ainsi les rend-il éternels.

Borges fait sortir l’amour d’un néant du monde pour le dire à peine comme s’il venait en conclusion de toutes choses. Parfois, l’amour est mis sur le même plan que tous les autres événements, avec les mêmes sentiments, les mêmes oppositions.

Que ne donnerais-je pour la mémoire                                                                                                                               De t’avoir entendue me dire que tu m’aimais                                                                                                                 Et de ne pas avoir dormi jusqu’à l’aube                                                                                                                Déchiré et heureux.    (Quelle merveille!)

Profonde abnégation et profond silence jusqu’à pouvoir dire : L’amour qui n’espère pas être aimé. Malgré la négation, l’amour se dépasse pour devenir espoir, celui qui conduit à L’acte de comprendre l’Univers. Amour est tout dans son acte de réciprocité. Borges pose cette question grave, celle d’un homme mais aussi d’un enfant : Pourquoi un homme a besoin d’être aimé par une femme ? Question naïve au pourquoi, n’a-t-on pas toujours quatre ans face à l’amour ? Le pourquoi est peut-être sans importance face à la nécessité. La réponse n’est pas une parole mais un acte jusqu’à sa négation. Ce ne sont pas les tripes que Borges remue en nous mais le cerveau au travers du cœur.

Dans le poème Inscription, l’auteur dédie ce livre à Maria Kodama, à Buenos Aires,  le 23 août 1977. Il fixe temps et lieu pour les rendre infinis à travers tous les possibles du monde. Le souvenir du baiser est le monde à lui seul. Livre à haute tension poétique, harmonique et humaine,  construit entre le présent et le souvenir où l’amour même s’il rencontre son contraire est par- delà les hommes tout en restant dans une matérialité omniprésente. Seule toi tu es  et pourtant, on éprouve la certitude qu’une femme c’est toutes les femmes, mais celle-ci l’irremplaçable (merci Rilke). Penser à l’aimée en fait apparaître la présence dans la joie, la lumière, le grand jour immobile. L’amoureux est un créateur : le monde paraît à l’instant, les amants sont tous les amants du monde ne faisant plus qu’un seul couple : les formes d’un rêve qui  font rêver. Borges, témoin de la profondeur de l’amour, relie à ce dernier toutes choses du monde et ses découvertes, y lie sa cause et puis la sublime.

Nous continuons égarés dans le temps, dit-il, pour Maria et lui, Jorge Luis, cet autre labyrinthe.

Merci à Sylvia Baron Supervielle pour ce travail de compilation qui a mis en évidence ce qui serait, peut-être, resté sous silence.