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Les poèmes sont des tapis volants

Est-ce le décès de Margaret Thatcher ? J’ai ressenti en avril dernier le besoin de me plonger dans ce livre de Jeanette Winterson édité en France en 2012. Au moment de sa sortie, le titre Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? a attiré mon regard et mes oreilles. Je savais que je le lirais. Je savais que ce livre me plairait. Étrange certitude. Le titre, très prometteur à mes yeux, était une raison suffisante. Cette Jeanette Winterson était douée d’une intelligence singulière, un brin rebelle. J’ai pensé au mordant de Lorrie Moore dans Des histoires pour rien, peut-être parce que ses livres sont défendus en France par le même éditeur. Quelques jours après la mort de l’ex premier ministre anglais, j’ai donc ouvert le récit de Jeanette Winterson et me suis dit immédiatement que je faisais là une rencontre importante.

Jeanette Winterson nous raconte le combat qui a été le sien pour s’écarter du chemin que sa mère adoptive – une vraie marâtre de conte – traçait à son attention, pour se libérer des interdits et du manque d’amour. Elle explique à plusieurs reprises ce qu’elle doit aux livres : ils ont joué le rôle de tapis volants, lui ont permis de s’échapper. Les livres des autres (Jane Austen, Virginia Woolf…), puis les siens. Elle a commencé par les romans. La poésie est arrivée un peu plus tard. Voici ce qu’elle en dit :

[…] quand les gens disent que la poésie est un luxe, qu’elle est optionnelle, qu’elle s’adresse aux classes moyennes instruites, ou qu’elle ne devrait pas être étudiée à l’école parce qu’elle n’est pas pertinente ou tout autre argument étrange et stupide que l’on entend sur la poésie et la place qu’elle occupe dans notre vie, j’imagine que ces gens ont la vie facile. Une vie difficile a besoin d’un langage difficile – et c’est ce qu’offre la poésie. C’est ce que propose la littérature – un langage assez puissant pour la décrire.

Des décennies plus tard, la poésie sauve Jeanette Winterson alors qu’elle sombre dans une grave dépression nerveuse.

Les mauvais jours, je me raccrochais à un fil de plus en plus ténu.

Ce fil était la poésie. Toute cette poésie que j’avais apprise quand j’avais dû me créer une bibliothèque intérieure me servait à présent de bouée de sauvetage.

Chez elle, lire autre chose que la Bible était formellement interdit. Le jour où sa mère adoptive a découvert qu’elle cachait des livres sous son matelas, elle les a immédiatement jetés dans la cour et brûlés.

Les livres avaient disparu, mais ce n’était que des objets ; leur contenu ne pouvait pas être aussi facilement détruit. Ce qu’ils renfermaient était déjà en moi et ensemble, nous prendrions la fuite.

Le livre de Jeanette Winterson est à la fois douloureux et joyeux. C’est le récit d’une joie douloureuse. Quand elle n’était pas sur un de ses tapis volants, l’adolescente était soit à l’église – une église évangélique qui réunissait ses fidèles chaque jour – soit punie (dans la réserve à charbon ou sur le pas de la porte, où elle pouvait rester toute la nuit). Rigidité maladive et morbide d’un côté, liberté lumineuse de l’autre.

Peut-être Jeanette réalise-t-elle ce que Mrs Winterson n’a jamais osé faire quand elle quitte définitivement la petite ville ouvrière où elle a grandi, non loin de Manchester, et se lance dans des études à Oxford. Car cette femme, sous son masque de fer, ne désirait-elle pas une toute autre vie ? Un désir qu’elle avait enfoui. L’auteure évoque les disparitions mystérieuses de Mrs Winterson, toujours suivies d’un retour au bercail. Cette liberté, ou tout au moins ce désir d’être libre, Jeanette, elle, les a laissé grandir. Et ils ont pris le dessus.

Après les livres, Jeanette a fait une seconde découverte : l’amour – et le pire qui soit aux yeux de Mrs Winterson comme de la petite communauté de fidèles qui l’entoure puisqu’il s’agit de l’amour pour des personnes du même sexe. Tous la croient possédée et tente d’exorciser le Mal. En vain. Ils n’ont fait que renforcer le désir, la soif.