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LES POETES

 

 

 

Vous, gens qui vivez
Qui faites des maisons, des choses, des enfants,
Qui travaillez, négociez, vous vous disputez,
Aimez, détestez, chantez, vendez, achetez

 

Vous, les vrais gens
Qui faites le monde
Et pour qui il a même été notamment fait,
Vous-mêmes quand vous mourrez vous êtes vos égaux :
Vous vous murez les tombes qui vous vont bien,
A la mesure de votre corps, votre vie, vos agissements

 

Vous ne risquez pas de mourir au hasard
Noyés, tombés dans les fossés, dans les ravins,
Broyés, fous, alcooliques, paralytiques, boiteux,
Une mort sans un corps entier
Comme une négation même de la mort

 

Vous faites le tout, d’un bout à l’autre,
Entier, robuste et complet,
Comme vos passions, comme vos sens, comme vos goûts
(Entiers) qui ne connaissent pas les demi-mesures

 

Vous, gens qui vivez vrai,
Vous n’avez même pas le temps de savoir que vous vivez
Et vous êtes morts pour de bon quand vous mourez
Vous vous plaisez bien dans votre tombe préparée à l’avance
Car tout s’est passé comme vous l’avez prévu.

 

Mais il y en a d’autres
Qui ne vivent pas des faits de la vie
Tout comme l’ombre ne vit pas d’elle-même
Mais de la lumière et de leur consistance.
Ils sont effectivement juste l’ombre, l’extension et l’écho
De vos actions.

 

Ceux-là sont les poètes.
Ils n’ont rien
Ils sont parce-que vous êtes
(Pas toujours derrière vous
Mais souvent devant, pour vous prédire
Tout comme des longues ombres au lever et coucher du soleil
marchent devant nos pas)

 

Ils sont le silence qui crée les sons,
Le mouvement qui rend la durée mesurable

 

Ils sont la négation

 

Ils ne sont pas, ils commencent à être
Juste à partir de l’endroit ou les choses commencent à finir

 

C’est pourquoi la mort n’existe pas pour eux
Comme l’obscurité n’existe pas pour l’ombre.

Ils meurent d’habitude sans tombes d’avance préparées
Et dans le néant de la mort ils ne sont
Que la révolte de la fleur sur le tombeau.

 

 

 

Ce poème fait partie du recueil intitulé Le Vers Libre (Editura Tineretului, Poèmes 1931-1964) 
 dont la citation en exergue est la suivante :

 

« Vous me trouvez retardé ? Je vous en prie, passez devant !... » (Lafosque)

 

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