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Les tablettes d’Oxford de Jean-Luc Wauthier

Au moyen de tablettes découvertes à la bibliothèque de l’université d’Oxford, et qui constituent en fait un journal, Jean-Luc Wauthier écrit l’histoire du dernier empereur romain, Romulus Augustulus déposé en 476 par Odoacre, chef barbare. L’auteur retrace la vie de cet empereur adolescent, sa réclusion dans son palais de Ravenne, puis dans celui de Naples et enfin dans sa boutique de savetier lors de son retour à Ravenne. Le tout couvre une période allant de 476 à 537.

Ces allers-retours entre passé et présent dynamisent le peu de temps qui reste à vivre à notre héros et assure en quelque sorte la pérennité de sa vie. Est-ce que la vie ne serait que cela : oublier que l’on vit et se bercer d’illusions ? La vie sur sa fin serait-elle de la mémoire qui réclame son dû et qui néanmoins nous force à regarder droit devant nous ? L’enfance déterminera toujours la vision que nous aurons de notre vie où, sur le tard, les ombres de la joie et de la tristesse ne sont plus qu’unes.

Augustule est le  dernier empereur romain,  en fin de vie, à une époque charnière, dernier descendant d’une longue lignée dont le seul phare aura été l’amour d’Amélia, le seul empire qu’au-delà de la nuit, il n’abandonnera pas. Avec minutie, ordre, rigueur, Jean-Luc Wauthier mène tambour battant ce roman, ces tablettes d’aujourd’hui. Légèrement transposée, cette relation de pouvoir et d’amour reste la nôtre. Les personnages secondaires sont plantés en peu de mots. Quelques signes distinctifs en reconstituent tout le caractère. J-L Wauthier n’appuie pas son récit, il ne nous l’impose pas. A notre insu, nous y participons en reconstruisant les manques, les non-dits, les oublis en comblant les silences. Bref, nous nous projetons dans ce récit.

Il y a une intrigue qui se cache. Nous sommes au bout d’une vie et nous la recommençons sans cesse de rebondissements en révélations. L’histoire n’en est jamais achevée qui se construit par accroissements successifs, puzzle reconstitué par des apports d’origines différentes, tenant le lecteur en éveil, faisant de lui un curieux, inquiétant ses désirs de connaître. La profondeur de ce roman vient de sa légèreté, par touches successives, par suggestions à peine dévoilées, l’auteur, en poète, peint non pas la chose (la vie) mais l’effet qu’elle produit.

Ces pages sont enlevées avec maîtrise, sûreté déployant leur verve et créant l’événement dans toute la beauté du dire sans jamais tomber dans les excès d’un lyrisme, sans s’appesantir sur le sang versé, les peurs ou les larmes, avec des détails juste suffisants pour conduire l’intrigue à son dénouement. Il y a aussi cette croyance  à l’oracle, au destin, à la lecture des événements avant qu’ils n’arrivent.  Tous ces avertissements emprisonnent l’homme dans une vie à laquelle il n’échappe pas. Sommes-nous des éternels prisonniers des autres et de nous-mêmes ? La seule échappatoire serait-elle l’amour, lieu des rêves et des réalités nouées.  Le héros accomplira la chute d’empereur à savetier. La seule gloire qu’il lui reste est de se souvenir et d’inscrire sur des tablettes un récit, exutoire d’un rêve impossible. En cette période troublée et barbare où la seule écoute de l’autre passe par les armes,  les vengeances et la brutalité, Jean-Luc Wauthier aura laissé place à la piété, à un certain espoir, à une lueur d’humanité dans la perdition du monde : … un vestige dans les ruines duquel devaient enfin cesser d’errer deux enfants effrayés, égarés dans le labyrinthe de l’Histoire.

Ecrit qui ménage nos attentes, module l’intrigue et maintient le lecteur en haleine par un judicieux équilibre entre les masses du texte, ses dévoilements, ses voix oraculaires. Il y a plaisir au texte, disait Arsène Soreil, dont le fil conducteur le plus heureux est le visage et la présence d’Amélia, le secours de Romulus, cette lumière qu’il ne cessera de regarder de face pour demander l’aumône à la vie.

Ce roman est aussi un hymne à l’amour : … tu auras toi aussi connu cela, l’immense amour, qui nous sauve, nous justifie, seul instant fugace où l’homme dépasse sa propre vie. C’est le chemin que prend et qui termine le récit écrit parfois à double voix puisque deux journaux intimes se mêlent, ceux des éternels amants. Bonheur simple et respirable au-dessus de tout, au-dessus de la vie qui est gardé jalousement pour lui seul, depuis la mort d’Amélia, vieillard arrivé au bout de sa route et de ses confidences. Ce récit, cette parole voulue pour qu’il en reste quelque chose quelque part trouve sa conclusion et sa vérité dans le silence.

Et pourtant, nihil novi sub sole, le monde recommencera à être lui-même, une ruine sans cesse reconstruite par l’usure du temps et la méchanceté des hommes. Une ruine : une mort, une absurdité, une impuissance dit J.-L. Wauthier, une vie opaque, obscure, secrète, mais sauvée de l’absurde car portée chaque jour par la paix terrible de l’amour, plus près de la lumière.

Ce roman nous laisse quelque chose de vécu, de vivant, nous frôlons une vie dépassant la nôtre. A titre personnel, mon cher Jean-Luc, je reste convaincu que ce roman, par certains aspects, est une autobiographie.