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Lettres choisies d’Allen Ginsberg

 

Allen Ginsberg : Lettres choisies (1943-1997)

 

Ginsberg vécut de 1926 (il est né d'une mère militante communiste et d'un père professeur d'anglais et poète) à 1997, reconnu comme l'un des fondateurs de la Beat Generation. Parallèlement à son œuvre, il écrivit de nombreuses lettres à divers correspondants, mais on ne sait pas précisément combien. Bill Morgan, qui a opéré le choix des 165 lettres, avoue en "avoir mis au jour plus de 3700 des quatre coins de la planète". Ces 165 s'échelonnent de 1943 (Ginsberg n'a alors que 17 ans) à 1997. C'est dire qu'elles couvrent toute la vie de l'être, de son adolescence à sa mort. On peut supposer qu'elles sont révélatrices de l'évolution du personnage. Morgan affirme encore n'avoir retenu que les lettres les plus intéressantes, indépendamment de leurs destinataires. D'où un ensemble hétéroclite comprenant des lettres adressées aussi bien à ses amis de la Beat Generation que des missives destinées à des politiciens, des éditeurs… "Les lettres de ce volume présentent un certain aspect de Ginsberg que ni ses poèmes ni ses journaux ou ses essais ne dévoilent" affirme encore Morgan. Ces lettres ont aussi un caractère spontané et abordent des sujets très divers… Reste à voir ce qu'elles apportent à la connaissance de Ginsberg.

    Elles révèlent un homme érudit et engagé sans que ne soit négligé le côté intime. Apparaissent ses différents combats pour la démocratisation de la culture et ceux en faveur de l'homosexualité. C'est donc tout un aspect de la vie  qui est ainsi passé en revue et qui se décline de diverses façons. Si la présentation chronologique favorise la compréhension de l'évolution de Ginsberg, le lecteur peut cependant repérer plusieurs thèmes qui reviennent tout au long de cette bonne cinquantaine d'années. En l'état, ce choix est un livre très intéressant et difficile d'accès. Très intéressant par l'image qu'il donne de Ginsberg mais difficile d'accès car il ne suffit pas d'avoir lu tous les livres des auteurs de la Beat Generation pour comprendre ce que veut dire Ginsberg (et je ne parle pas de ceux qui ne les ont pas lus ou distraitement). Cet ensemble de lettres ne se résume donc pas. Tout au plus peut-on se livrer à un essai de classification et caractériser schématiquement chacune des catégories ainsi mises en évidence pour donner envie de lire l'ouvrage. On peut distinguer cinq approches thématiques : l'érudition et la curiosité, la recherche d'une écriture personnelle, la lutte pour la reconnaissance de l'homosexualité dans la société, la lutte politique et, enfin, l'attirance pour la pensée extrême-orientale… Non que ces thèmes donnent naissance à des lettres bien calibrées mais, au contraire, ils traversent bien des missives.  Et cette classification n'est pas exhaustive !

    Par exemple, dans ses lettres à ses professeurs (entre autres), on découvre un Ginsberg fin connaisseur de la littérature mondiale et française en particulier : Rimbaud, bien sûr, maintes fois cité, mais aussi Maldoror, Flaubert, Proust, Céline et Shelley, Yeats, Rilke, Wilde, Nietzsche, Pétrone, Hemingway… Etc ! On est loin de l'image de l'écrivain inconsistant complaisamment véhiculée par une certaine presse. Mais un travail approfondi de recherche serait à faire… Ensuite les passages où l'on voit un Ginsberg préoccupé de la valeur littéraire de ses textes, jamais satisfait de ses essais qu'il veut reprendre, soucieux de les soumettre à la lecture de ses interlocuteurs sont nombreux. Tout cela ne va pas sans une lucidité certaine ; à son professeur Lionel Trilling, il écrit en 1948 : "Avez-vous eu le temps de lire les poèmes ? Je me sens coupable de ne pas avoir développé ma technique plus vite et mieux que je ne l'ai fait. Comme vous pouvez le constater, elle est toujours empreinte de cette subjectivité élégiaque, principalement stupide somme toute, et je commence à m'en vouloir au point de penser que je me fourvoie  totalement"

    La lutte pour la libéralisation des moeurs et l'acceptation de l'homosexualité traverse ces écrits. Ce combat commence très tôt : on en trouve trace dans une lettre datée de 1947 au psychanalyste Wilhelm Reich : "Je suis homosexuel d'aussi loin que je m'en souvienne et ai eu très peu de relations amoureuses homosexuelles, de courtes ou longues durées". Une lettre de la même année à Neal Cassady est un longue lettre d'amour… qui paraît bien sage aujourd'hui. Mais Ginsberg est aussi attentif aux rapports de forces et au climat politique de l'époque ; dans une lettre à Jack Kerouac (1952), il écrit  à propos d'un manuscrit de celui-ci : "Je ne vois pas comment il peut être un jour publié, c'est trop personnel, il y a bien trop de vocabulaire se rapportant au sexe…" Une lettre de 1957 à Lawrence Ferlinguetti précise : "… les longs poèmes que j'ai écrits récemment ne sont pas vraiment publiables et nous enverraient tous en prison - une histoire sexuelle autobiographique". Voilà qui en dit beaucoup sur le pays de la liberté… Ce qui n'empêcha pas Ginsberg (qui faisait la différence entre homosexualité et pédophilie) de soutenir la NAMBLA (North American Man/Boy Love Association) au début des années 80 au nom de l'hystérie homophobe dont il avait souffert dans sa  jeunesse…

    Si Allen Ginsberg est un bon représentant de la "gauche" américaine, s'il est contre le soviétisme et ne manque pas dans ses lettres d'en repérer les surgeons dans les pays satellites de l'URSS, il ne condamne pas pour autant le communisme et c'est à juste titre que Bill Morgan note dans son introduction (à propos des lettres de Kerouac) que Ginsberg écrivait qu'il voulait s'assurer "qu'aucun éditeur de sa correspondance ne croie possible d'arrondir les angles à la dernière minute, ou au contraire d'aplanir certaines aspérités anti-américaines et communistes…"  Faut-il le dire, Ginnsberg fut de toutes les luttes contre le système yankee et sa traduction politicienne. En 1961, dans une lettre à son père, il écrivait : "Je vois aussi l'interdiction du parti communiste, la semaine dernière, comme une action étatique officielle des États-Unis." Il clarifie les choses en 1970 dans une lettre à Donald Maness (un politicard new-yorkais selon Bill Morgan) : "Je ne suis pas, de fait, membre du parti communiste, ni me consacre au renversement de ce gouvernement ou de tout autre gouvernement par la violence. Je suis en réalité un pacifiste et je m'élève contre ce que font les États-Unis pour essayer de subvertir et de renverser par la violence les gouvernements en Indochine et en Amérique du Sud". Il faut lire dans sa totalité cette lettre datée du 22 décembre 1970 car elle situe parfaitement Ginsberg sur le front politique… Mais il est vrai que sa mère, pour qui il eut toujours beaucoup d'affection, était une militante du parti communiste…, et qu'il lui dédia l'un de ses grands livres, Kaddish, sorte de méditation sur sa mort…

    Il est communément admis que Ginsberg partageait la foi bouddhiste. Mais ce qui est moins connu, c'est qu'il séjourna dix-huit mois en Inde, de 1962 à 1963, et qu'il rentra aux USA après un périple en Asie du Sud-Est et au Japon. Des lettres témoignent de ces faits.  Au début des années 70, Allen Ginsberg commence une formation bouddhiste avec un lama tibétain ; sa lettre à Jean-Jacques Lebel du 6 janvier 1974 revient avec forces détails sur une de ses formations bouddhistes : "… ai donc passé trois mois à son séminaire bouddhiste environ 60 de ses élèves réunis, assis 10 heures par jour pendant 25 jours, le reste du temps consacré à l'étude de vieux textes sur la méditation…" Il reviendra en 1976, dans une lettre à Bob Dylan, sur l'influence des lamas bouddhistes : "C'est-à-dire qu'il y a une vraie disponibilité des lamas bouddhistes tantriques "réincarnés" et de maîtres zen officiels, rassemblés ici (une progression nécessaire, historiquement logique, depuis les expériences antérieures faites en poésie et avec des drogues américanistes utiles)." (lettre pour lever des fonds pour soutenir la Jack Kerouac School of Disembodied Poetics). Etc…

    Mais disant tout cela, je ne fais qu'effleurer la richesse foisonnante de ces lettres traversées de multiples nuances et de multiples contradictions. Au total, ces Lettres choisies sont un outil pour ceux qui veulent mieux connaître Ginsberg et la Beat Generation. L'index (19 pages) et la table chronologique indiquant les destinataires année par année constituent une aide précieuse à la recherche (à la condition de connaître précisément ces destinataires). En tout état de cause, il faut suivre le conseil de Bill Morgan : "Le volume final se présente comme un livre que l'on peut lire soit d'un bout à l'autre, soit par morceaux piochés au hasard : ce sont des lettres à savourer  à loisir"