Traduit du macédonien par Hari­ta Wybrands 

 

Une âme nationale

 

Depuis que mon frère s’est pen­du avec le câble téléphonique
je peux lui par­ler au télé­phone pen­dant des heures.
Le bou­ton est tou­jours appuyé sur Voice
afin que ses mains soient libres
pour coller des affich­es sur les poteaux du Très-Haut
et pour qu’il puisse m’exhorter au débat ardent sur le thème:
Est-ce que l’âme est nationale?
Trem­blant d’é­mo­tion, nous cher­chons ensemble,
moi, ici-bas, lui, dans l’au-delà.
La sci­ence a prou­vé que l’âme russe, par ex. n’ex­iste plus,
que celui qui rêve des anges, les écrase dans la mort comme une ombre.
Peut-être existe-t-il une âme turque, râle mon frère dans le combiné,
car chaque matin il écoute le grésille­ment de la théière de Naz­im Hikmet
avant qu’il roule le petit char­i­ot de gevreks
jusqu’aux portes de la terre. “Je vais t’en acheter un pour la paix de ton âme.”
Et puis, essouf­flé, il se tait. Et nous cher­chons alors l’âme macédonienne
sur les plaques d’im­ma­tric­u­la­tion du che­mindieu Est-Ouest
dans des boîtes en car­ton por­tant l’in­scrip­tion “N’ou­vrez-pas! Gènes!”,
chargés sur le dos de cadavres transparents.
Mais tu ne peux te repos­er sur des cadavres.
Les cadavres sont des immi­grants illégaux,
avec leurs organes gon­flés ils s’in­tro­duisent dans les pays des autres,
avec leurs cav­ités et les pointes de leurs os
ils creusent leur dernière tombe.
Ils provo­quent là-bas la dernière rixe
pour les cieux nationaux
et pour l’âme qu’on ne pos­sède plus.
Il y a tou­jours plus d’hommes sans âme, d’âmes sans nom.
Dans l’au­to­bus, ils ne se lèvent pas, les uns sans les autres ils vont au loin,
ils se cherchent par des inter­mé­di­aires, mais ne se ren­con­trent pas.
Les nations se cassent des œufs sur la tête.
Mon frère dés­espère. Moi, je deviens A‑nationale.
Le câble télé­phonique qui nous relie
brouille les mots à cause de ma main moite,
il ramène le télé­phone con­tre le mur et le ren­tre dans la prise.
Pourquoi pour les mal­heureux de l’au-delà
n’ou­vre-t-on pas une ligne SOS gratuite?
Pourquoi n’ai-je jamais appris à arrêter quelqu’un sur son chemin vers la mort?
Moi aus­si, tout comme mon frère, depuis ma nais­sance, je coupe les cheveux en quatre,
une révéla­tion à tout prix, la défig­u­ra­tion du sens.
Et les âmes des êtres qui coupent les cheveux en quatre
finis­sent de trois façons: pen­dues à un câble téléphonique,
dans le corps des poètes ou bien, l’un et l’autre.

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

Sum­ma summarum

 

Il faut neuf mois à l’embryon
pour devenir un être humain.
Et ensuite, l’en­fance, la jeunesse et la vieil­lesse pour le rester.
Mais est-ce qu’il en sor­ti­ra un homme
nul ne le sait.
Toute la vie peut ne pas lui suffire
pour devenir quelqu’un.
Et pour­tant il suf­fit d’un instant pour que le corps
se mue en cadavre.
Tu vis pour toi mais tu meurs pour les autres,
ceux qui ne peu­vent pas vivre sans toi.
Le mal, même lorsqu’il est ren­du par le bien,
est retenu comme mal.
Tu peux cent fois te laver le visage,
mais jamais l’honneur.
En te lavant le vis­age, tu te mouilles les manches,
en essayant de te laver l’hon­neur, tu trem­pes ta conscience.
Pour le vis­age, tu as besoin d’eau et de savon,
et pour l’hon­neur, la con­science du sang.
Et maintenant
qui jubil­era le plus:
Ce Per­son­ne et ce Rien qui est devenu Quelque chose,
ou ce Quelque chose en lequel s’est mué
ce Per­son­ne et ce Rien?

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

Déchets

 

Tu ramass­es avec tes enfants des petites images, des coquillages
des tim­bres-poste et des cartes postales,
vous les rangez soigneuse­ment dans des tiroirs et des boîtes.
Tu souris lorsque ta femme te dit:
“vous ne ramassez que des déchets”,
et tu ne sais pas que brusque­ment vien­dra le jour
ou plutôt la nuit de ce jour
où, éper­du, en caleçon, dans l’escalier de sec­ours en aci­er trempé
tu titu­beras en trem­blant dans une direc­tion opposée à ta demeure,
les mains aus­si vides qu’une tombe creusée
et les poings noir­cis par les flammes.
Tu chancèles hors du diamètre de la volon­té divine,
tu regardes der­rière toi, mais ils ne sont plus là, cri loin­tain et ténèbres,
nu et petit sous le jet qui te ramène vers la vie
alors que tu le repouss­es dans le sens opposé,
mourir, c’est tout ce que tu veux,
expir­er sous la cou­ver­ture der­rière le buisson.
Ils sont morts.

Tu te traînes jusqu’au container
où hier tu as jeté les derniers déchets.
Les doigts engour­dis, tu tries dans cette puanteur,
voici le sachet vert avec les pelures d’oranges,
avec les enveloppes des petits chocolats
que tu avais achetés en ren­trant du travail,
avec un morceau de la dernière tranche de salami
et les petites briques écrasées de jus de fruits
que les enfants ont bu avant de se coucher,
tout ce qui est resté de vous, de ta vie où tu es main­tenant seul,
tu les reni­fles, tu les embrasses,
tu recom­pos­es les pelures d’o­r­anges pour recon­stituer un tout
tu ramass­es les miettes de choco­lat dans le papi­er alu,
le petit bout de sala­mi t’é­tour­dit en te ramenant à cette famil­ière vie domestique,
les pailles des briques de jus de fruit ont con­servé la salive de tes enfants
ce sachet vert avec des déchets est à présent tout ce qui est à toi.
“Il faut com­mencer du com­mence­ment”, te dit-on.
Alors que toi, tu saurais si bien com­mencer par le milieu,
tu saurais com­ment trans­former l’ancien
le ren­dre meilleur, plus beau, plus chaleureux.
Mais lorsque les morts ne sont plus vivants,
per­son­ne ne sait com­mencer ni par la fin ni par le commencement.
Tu sais, tu sais très bien com­ment la vie peut se trans­former en déchets
mais tu ignores com­ment trans­former ces déchets en vie.

 

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Sans moi

 

Comme la porte automa­tique d’un train
s’est refer­mée ma vie.
Sur les quais sont restés des gens inconnus,
mais cha­cun sait pour qui il agite la main.
Dans les wag­ons — valis­es, vacarme,
voyageurs avec les pieds sur les sièges.
A côté de la fenêtre, une place réservée,
que tous lorgnent depuis le couloir.
Au loin court une vieille femme vêtue de noir
épuisée, elle tombe dans l’herbe,
et elle rate le train.
Je tire le sig­nal d’alarme.
Le con­duc­teur s’en prend à moi.
Je pousse la porte et je saute.
Le train sif­fle, sur les fenêtres se dresse une ombre.
La vieil­larde en noir a disparu.
Et ma vie s’en est allée sans moi.

 

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L’é­cho

 

Sous la mai­son primordiale
l’é­cho nous reve­nait de ce monde-ci,
en sur­volant le cog­nassier, les col­liers de feuilles de tabac
et le raki dans le chaudron,
il nous appor­tait les salu­ta­tions de nos proches.
Nous étions tous encore en vie alors.
La vessie des jeunes bêtes égorgées
était le bal­lon le plus résis­tant du monde,
la soupe faite avec le vieux coq
pas même les cochons ne voulaient la manger,
au fond de la mar­mite à savon
par­fois appa­rais­sait un arc-en-ciel.
Les cul­tures mon­di­ales résonnaient
sur Radio Macé­doine, Troisième programme,
dans la pièce qui sen­tait la cit­rouille cuite
et des bas séchaient au-dessus du fourneau
où ma grand-mère m’avait tri­coté un gilet en laine
com­mode pour toutes les saisons de l’année.
Lorsqu’il devint trop petit, je suis par­tie dans le monde
et j’y ai vécu noir sur blanc,
mêlant le sang à l’eau,
je n’ai pas même sen­ti à quel moment il s’est trans­for­mé en salive,
tout comme la mai­son primordiale
avait été d’abord une demeure
puis un bien avec un taux d’imposition
puis une ruine en lit­ige juridique.
Main­tenant, sous la mai­son, nous crions et crions,
mais l’é­cho revient de l’autre monde,
en sur­volant les tombes et les tas de fumier
il ne nous ren­voie que des salu­ta­tions de nous-mêmes.

 

 

 

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