Liliya Gazizova, Entre le sommeil et la disparition

Traductrice Valentina Chepiga-Charrier

 maman

maman est devenue maison

les pièces se confodent
elle cherche le thé
dans le tiroir aux chaussettes
et retrouve une lettre
adressée à mon père

elle m’appelle
par les prénoms de ses poupées
et sourit
comme si tout allait bien
sauf qu’un peu de poussière
flotte dans sa tête

je voudrais la refaire
à partir des odeurs d’enfance
des miettes sur le rebord de ma fenêtre
de ces trois secondes
où elle sait pour sûr
que moi c’est moi

mais la mosaïque se défait
toutes les nuits
et j’apprends à aimer
ce qui en reste
une paume tiède
un regard sans ancrage
sa voix étrangère

 

la forêt comme une forme de pensée

elle ne commence pas par un sentier
mais par une pause
qu’on redoute de faire en parlant
la forêt ce ne sont pas des arbres
mais des phrases sans verbes
où le sens pousse
sans demander
sans se projeter

j’y entre
comme en moi-même
ignorant
ce qui deviendra feuille
ce qui deviendra racine
ce qui te poussera en avant
ce qui restera et pourrira

dans la forêt il n’y a pas de notices
il y a des souffles humides
non traduits de la langue
des feuilles et des pertes
y habite le silence
qui n’est pas vide
mais intonation avant une décision à prendre

et on avance
non pas en avant
mais en profondeur
s’emmêlant dans nos propres branches
où certaines pensées fleurissent
d’autres tombent
parce qu’elles sont trop lourdes

 

le coucher de soleil

on a versé du poison orangé
dans les veines de l’horizon
et le ciel le recrache en couleurs
le temps crépite
comme un vieux vinyle
où la voix d’un soleil oublié
prend sa dernière note

 

une lumière lente

le soir le ciel se referme
comme un livre
aux personnages oubliés

tout devient lent
et la lumière devient fine
comme un souvenir
qui n’a jamais existé

le soleil
cesse d’être nécessaire
tout ce qui était bruyant
devient doré
puis

gris
puis

silence
aux rythmes du cœur

 

automne

sur mes épaules est perchée une corneille
venue des rêves d’un autre
elle picore mes pensées
ne me laissant que des images incertaines
entre le sommeil et la disparition

l’automne se répand dans mes veines
comme une vieille musique sur du vinyle
aux notes fendillées
jouant des doigts du courant d’air
sur les côtes des maisons abandonnées

mes racines percent
les fissures du jour
entre la pluie et la neige
dans le froissement
que n’entend que celui
qui a désappris à parler depuis longtemps

l’automne se tresse dans mes cheveux
en sarments de vigne vivants
où mûrit l’âpreté des adieux
la joie acide des pertes
et quelque chose que je ne saurai nommer

La traductrice :

Valentina CHEPIGA-CHARRIER est enseignante de russe et de traduction, poète, autrice d’une thèse sur Romain Gary, docteure en Sciences du langage (Paris III). Vers le français, elle a traduit entre autres Vladimir Maïakovski (avec Elena Bagno), Igor Severianine (sélectionné par la SGDL), Evgueni Zamiatine, Mikhaïl Yasnov ; vers le russe, Philippe Beck et Jacques Goorma. Elle est présidente du concours de traduction littéraire international Inalco russe open et cheffe de rubrique Traductions de la revue Лиterraтура. Dernière parution : Valentina Chepiga et Ksenia Volokhova, Les poétesses de l’Âge d’argent russe, anthologie, Vibration éditions, 2025.

Présentation de l’auteur

Liliya Gazizova

Liliya Gazizova (Dr Janti), poétesse d’expression russe, d’origine tatare, partage sa vie entre plusieurs pays et plusieurs langues. Elle est traductrice, essayiste, médecin de formation, diplômée de l’Institut littéraire Gorki de Moscou, docteure en littérature, professeure de littérature en Turquie à l’Université Erciyes (Kayseri), secrétaire générale de la revue poétique Interpoezia (New York). Auteure de dix-huit recueils de poèmes, elle est traduite en une dizaine de langues. Sa poésie n’est pas une confession mais un partage intime et fragile survolant Kazan, Istanbul, Bruges, Casablanca, Kiev... Une voix féminine de la poésie contemporaine russophone aux échos poétiques venus de différentes époques et de différentes traditions.

Bibliographie 

Dernière parution : Liliya Gazizova, Entre Amour et tremblement de terre, Vibration éditions, 2025, recueil de poèmes, édition trilingue russe-français-truc, traduit en français par Marek Mogilewicz et Valentina Chepiga-Charrier, et en turc par Uğur Büke.

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