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L’inquiétude de l’esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise

 

On n’en finit pas – et c’est tant mieux – de tourner et retourner, en tout sens, la fameuse interrogation d’Hölderlin sur le pourquoi de la poésie en temps de « crise » (ou en temps de « détresse »). Un ouvrage collectif, où la question posée par le poète allemand est associée à « l’inquiétude de l’esprit », permet aujourd’hui à vingt et un poètes de livrer leur sentiment profond sur le sujet.

     Certains le font, à l’image de Gérard Bocholier, en décrivant par le menu leur naissance à la poésie et leur cheminement personnel. D’autres font de « l’inquiétude spirituelle » l’alpha et l’omega de la création poétique. D’autres, enfin, partent de constats plus « cliniques » sur l’état de la poésie aujourd’hui afin de rebondir sur la question d’Hölderlin. Ainsi Jean-Claude Pinson voit-il, d’abord, dans la poésie ce « ferment critique qui oppose à la toute puissance aujourd’hui de l’homo oeconomicus le devenir dont l’homo poeticus est le porteur ». Mais depuis Hölderlin, souligne Jean-Claude Pinson, « l’importance et le statut » de la poésie « n’ont fait que régresser », la condamnant, semble-t-il, à devenir « un art mineur ». Et ce n’est pas l’emballement médiatique lors de la parution d’un livre de poésie d’un romancier célèbre qui est de nature à changer fondamentalement la donne. Michel Deguy le dit sèchement à propos du recueil de Michel Houellebecq, d’autant plus, ajoute-t-il, qu’il est « d’une banalité, d’une insignifiance stupéfiantes ».   

    Fermez le ban, la poésie se meurt. Mais vive la poésie ! Car la poésie résiste, s’accroche. Comme une bernique sur son rocher. Ou, estime Antoine Emaz,  comme le lichen, « organisme vivant, modeste certes », mais qui «  a sa beauté et surtout une remarquable capacité de résistance à travers les conditions de climat et de milieu très hostiles ».

     Hostilité. Résistance. Pour de nombreux auteurs de ce livre collectif,  cette résistance s’alimente forcement d’une inquiétude. Pas seulement sur notre époque troublée et en « crise », ce qui ferait  in fine du poète le porte-drapeau d’une forme de résistance politique au sens large. Plus fondamentalement, elle s’alimente d’une inquiétude de l’esprit ou d’ordre spirituel. Et autant dire, dans ces conditions,  que le terreau sur lequel poussent les poèmes n’est pas près de s’éteindre. Car l’inquiétude, disent ici de nombreux auteurs, est bien consubstantielle à la démarche poétique.

     L’inquiétude spirituelle, c’est ce qui « nous maintient en alerte », estime Jean-Yves Masson, mais aussi « maintient  toujours en nous une réserve, un retrait ; elle rend précaire tout engagement ». Cette inquiétude qui nous « aiguillonne », souligne aussi le poète, doit avoir son revers : « la confiance ». Car si l’inquiétude « s’installe à demeure dans notre cœur, si elle devient ce doute qui nous empêche de voir la beauté de ce qui nous entoure et d’accepter ce dont la vie nous comble, alors elle sape, elle empêche de bâtir ».

     C’est cette « confiance » qui anime, a fortiori, les poètes chrétiens s’exprimant dans ce livre. « Me recueillir, me taire devant l’immensité du monde. Redonner voix à ce qui m’est la plus intérieur, à ce silence premier, plus loin, plus profond que mes os », c’est la mission que s’assigne Philippe Mac Leod. « Le poème peut alors devenir un authentique exercice spirituel », ajoute, comme en écho, Gérard Bocholier.

    Mais ce sont sans doute les mots d’Antoine Emaz qui  résument le mieux l’état d’esprit général animant les poètes s’exprimant dans ce livre. « Affirmer la vie, sous toutes ses formes, contre la mort, sous toutes ses formes ; Voilà peut-être le but de la poésie. Ensuite, il y a une part d’esthétique ou de travail de langue, bien sûr, mais il est subordonné au but premier ». Voilà qui pourrait constituer la base d’un manifeste collectif. Les concepteurs de ce livre riche et foisonnant (Yves Humann et Béatrice Bonneville-Humann) ne sont pas loin de le penser. Et, à défaut de « manifeste collectif », on peut, à leur suite, y voir un « collectif manifeste » en faveur d’une certaine « vision poétique » qu’exprime, à sa manière, Jean-Pierre Lemaire : « Celle des choses quotidiennes, mais regardées à la bonne distance, où elles nous apparaissent dans leur présence silencieuse et leur prix infini ».  Un point de vue effectivement partagé par de nombreux auteurs.

 

                                                                                                 

Nom des 21 auteurs ayant apporté  leur contribution  à cet ouvrage collectif : Jacques Ancet, Marie-Claire Blanquart, Jean-Christophe Belleveaux, Gérard Bocholier, Claudine Bohi, Judith Chavanne, Danielle Cohen-Levinas, Michel Deguy, Antoine Emaz, Nikolas Evantinos, Patrick Faugeras, Philippe Jaccottet, Nuno Judice, Jean-Pierre Lemaire, Philippe Mac Leod, Jean-Yves Masson, Jean-Michel Maulpoix, Jean-Luc Nancy, Jean-Claude Pinson, Martin Rueff, James Sacré.