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Lydie Dattas, La Blonde, Les icônes barbares de Pierre Soulages

Avec un cinglante et tranchante sagacité, dans une langue à la fois sapientielle et turgescente, Lydie Dattas dévoile l'indicible en le recouvrant de la fumée compacte d'une poésie radicale. En déchirant par le verbe non émoussé le voile en apparence translucide du sacré artistico-culturel, elle nous tend à voix nue la cruelle évidence du réel.

Adéquation disjonctive de sa langue avec les noirs monolithes de toile, ces béances outre-noir qui véhiculent une lumière sans âge. Une lumière éternelle qui ne dépend plus des conditions de l'espace temps. La Blonde. Cette aveuglante lumière incréée vient visiter ce monde sousterré sur les ailes de géants aveuglés que sont les toiles de Soulages.

La poète le sait. 

Les signes courants, convenus, rassurants, elle les élimine, les soustrait (comme l'icône surnaturelle élimine, refuse, dénie la perspective). Elle dé-dit par l'écrit un vernis noir opaque qui irradie un outre-sens. Astéroïde ontophage qui resplendit à mesure qu'il se dévore. Le texte se lit en état de transe, possédé par la voix psalmodique qui s'élève et surgit à chaque lecture, voix enfiévrée de nuit, scansion brûlante, rauque et ramassée.

La peinture de Soulages est apophatique. Elle a à voir avec la ténèbre plus que lumineuse de la théologie négative de l'Aréopagite.

Ces nuits rectangulaires qui offrent le saint chrême du noir aux mourants du virtuel sont insomnie divine. Dédaigneux des couleurs suceuses de rétines, le souverain des régions noires abats ses chefs-d'oeuvre nocturnes. Ajoutant chaque fois une unité à l'infini, il décline toute la gamme des précieux noirs eckhartiens. p. 85

Mais, et ce mais est d'importance, elle résonne, glas d'ombre opaque et puissante, dans une époque d'athéologie positive. Aux heures étirées où Dieu est mort. A tout le moins l'idée de Dieu, l'image que le monde s'était « forgée » de Dieu, l'idée de Dieu qui fondait la domination de « ce monde ». C'est une idole, un totem théologico-politique qui a été abattu.

La poète le montre.

Les toiles de Soulages sont les contre-icônes barbares de cet état, de ce trône renversé dont le renversement est pour ce monde une joie constante, apparente ET un trouble, masqué mais perpétuel. Entailles ouvertes dans la chair vaniteuse de la clarté menteuse de ce monde.

Contre-icônes, car l'outre-noir du maître c'est, non pas le négatif, mais l'ultra-vision qu'a l'occident  du fond doré des icônes... En terme iconologique ce fond se dit « lumière ». Qu'elle que soit la qualité des figures représentées sur ce fond (qui, en fait émergent du sans-forme de cet or) c'est le magma premier qui importe et l'emporte.

La poète voit. Tel le peintre...

Le visionnaire du noir a survécu à l'effondrement de tant de bûchers intérieurs – à travers quoi bavait le feu d'un autre monde – qu'il croit que jamais ne l'abandonnera son étoile. Cerné de larges pots de nuit liquide, il laisse couler de son pinceau l'onction du noir. Chaque fois qu'il peint, il détruit son propre sol et tombe à une profondeur plus grande. p.35

L'oeil furtif du regardeur n'y voit goutte. Celui, lascif, de l'esthète guère mieux. On y voit reflet de soi. Médiocrité de faible intensité ou culte de l'apparence théorisé en glacis compact et abstrait.

L'outre-noir révélé par le verbe de Lydie Dattas c'est le puits sans-fond de l'Imaginal, l'Insondable magma de l'Incréé, l'indécidable de l'in-forme non-dit, de l'informulé proféré... Le noir serait l'absence de couleur. L'outre-noir c'est la présence réelle révélée par l'absence, la présence vraie dont l'essence est l'absence à ce qui « est » (ou semble être). L'outre-noir... superbe langue in-dites, sublime de son impossible dictée, écrite d'une lave d'encre plus noire que les plus profondes abysses. L'outre-noir c'est l'avers, le renversement in-vu, impensé, absolument insurpassable de l'abyssal.

Ni dulie ni hyperdulie nécessités. Nul culte aux icônes barbares. Ni culte ni hymne ou – à minima et, sitôt improvisés sitôt rejetés, absorbés, rendus au vibrant-néant, au méon rayonnant secrètement. A suivre Lydie Dattas dans sa description-perception des titans outre-noirs de Soulages, de leurs signes-balafres, de leur cicatraces on se retrouve comme plongé dans l'arrière fond métaphysique des romans de Youri Mamleev. Une spiritualité sauvage et expérimentale des tréfonds. Effroi et ravissement.

Phonèmes conducteurs de courant poétique, les sillons taurins transmettent leur clarté de phosphore. Rien que le nom imprononçable écrit par Dieu lui-même avec son ongle crasseux. p.34