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MALIK OUSSEKINE

 

Avec ces grandes lumières comme des étoiles mortes
  Nous construirons peut-être un soleil

    Jacques Prevel

Les dés sont jetés dans les entrailles du paysage
La révolte n’avale pas sa colère
Ni la cendre son feu

Assemblée générale
Grève
Occupation des locaux

La rage n’avale pas son fer à souder
Ni la pierre son rêve de rivière

Première manif
tracts
banderoles
et pancartes

Hiver 86
La pluie crache l’ancre d’un soleil noir
Et serre les poings au fond d’une impasse
Fleurie d’oiseaux-cicatrices

Grève reconductible
Jusqu’au retrait du projet de loi Devaquet

Dans le cortège
Tes yeux sont un bûcher public
Qui embrase les boulevards de Paris

La joie est blonde comme un couteau
Entre les doigts d’ortie de la certitude

Génération
Ma foule ma multitude
J’entends battre ton sang
Dans les oreilles sourdes du monde

Mon je mon nous
Tu n’es pas la génération bof atteinte de sida mental
Dont parle Louis Pauwels

Tu es celle que l’on n’attendait pas
Tes yeux sont décorés par l’amour
Le ciel dans la gorge comme un cri

La rue nous appartient enfin
Et déborde des trottoirs de la Seine
Pour raser la fausse barbe de la vie

Barricade en haut du boulevard Saint-Michel
Évacuation  les C.R.S.
La Sorbonne
Est prise la tête dans le sac

Repli sur le Quartier latin
Avec la haute mer
Dans un bocal d’arracheurs de dents

Le sang creuse l’œil dans l’oreille
Le temps dort debout en cale sèche

Paris ignore encore
Ce que sera cette nuit du 5 au 6 décembre 1986

Matraques sur les vertèbres des étoiles
Le poumon vomit son goudron

Les chiens sont lâchés
La nuit est armée
48 motos de trial rouge vif

Sirènes hurlantes
Vrombissements
Les motos giclent d’une rue à l’autre
Et zigzaguent sur nos vertèbres

Sur chaque moto deux flics
L’un conduit l’autre joue de la matraque
Du « bidule »
Avec la corde de ses nerfs

Matraques !

Nous courrons comme des crachats
Des slogans
Des mots
Des émotions

Nous courrons comme des Maghrébins
Des Juifs
Des communistes
Des jeunes de 18 ans
Le gibier du soir

Nous courrons jusqu’au naufrage du souffle
Insectes du sang

Ils matraquent le ciel
Qui tombe en bas de l’escalier

Ils piétinent les yeux du désir

Nous titubons dans les caves du tympan
Qu’ils viennent de crever

Ils lacrymogènent les arbres
Ils savatent la pluie
L’air se déchire

Matraques
À marée haute
À marée basse
Une comète s’écrase
Derrière la scie des toits

Matraques du monde
Les chiens sont à nouveau lâchés
La nuit est toujours armée

Un cocktail Molotov sort d’un platane
Une moto embrasse le bitume
Deux chiens à terre
Pavés dans leurs gueules !

Matraques de Paris
de Berlin
de Rome
de Moscou
de Varsovie
de Santiago
de Soweto
et d’ailleurs

Matraques
Nous valons bien nos frères
Que vous vous avez si bien schlagués hier

Tir tendu
Enucléation de l’œil
Fracas de la face

La pluie lèche les fleurs noires de leurs plaies
Qui sont aussi les nôtres

Fracture de la base du crâne
Enfoncement orbitaire
Amputation d’un membre

Malik !

Les matraques peuplent notre nuit
Jusque dans les halls des immeubles

Matraques
Dans le hall du 20 rue Monsieur-le-Prince
Sur le jeune homme à terre
Sur Malik Oussekine
Les yeux révulsés
Le visage tuméfié

Matraques
Qui tapent avec délice
Qui écrasent avec haine
Qui cassent  jusqu’à l’orgasme

Matraques sur moi
Sur nous
Sur lui

Matraques
Deux matraques
Qui cognent
Qui cognent jusqu’à la mort
La mort de Malik
De Malik Oussekine

Malik Oussekine
Vingt-deux ans
Et les yeux morts de la Méditerranée
Pour tout sourire

Malik Oussekine a été assassiné cette nuit

Au matin du 6 décembre 1986
Place Saint-Michel
La vie nous tombe des mains
Comme un pavé
Qui roule dans les faubourgs noirs de la rage

Malik Oussekine a été assassiné cette nuit

Le jour se démantèle dans les os
D’un petit matin de brouillard
Que je n’oublierai pas

Malik Oussekine est mort hier soir
Assassiné comme les yeux bleus de la Méditerranée.

 

 

Paris, décembre 1986

 

NOTE :

En novembre et décembre 1986, un important mouvement étudiant et lycéen (plus de 1 300 000 personnes) secoue la France en s’opposant au gouvernement de droite et au projet de loi dit « projet Devaquet », qui prévoit notamment la sélection des étudiants et la mise en concurrence les universités. Sous la supervision de Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, à l’origine de lois anti-immigrés, la répression est brutale. De violents affrontements entre jeunes et forces de l’ordre émaillent quotidiennement les manifestations. Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, à Paris, au terme d’une manifestation, les Voltigeurs de la police sont lâchés dans les rues du Quartier latin. À minuit, Malik Oussekine, vingt-deux ans, étudiant sans histoire à l'Ecole supérieure des professions immobilières (ESPI), qui s'était tenu à l'écart du mouvement étudiant, sort d’une boite de jazz, lorsqu’il est repéré par deux Voltigeurs. Pourchassé, il se réfugie dans le hall d’un immeuble, où, mis à terre, il est frappé à mort par les deux policiers. Son décès et les importantes manifestations provoquent, le lendemain, la démission d’Alain Devaquet. Le Premier ministre, Jacques Chirac, retire le « projet Devaquet », le 8 décembre. Le 10 décembre, quatre-cent mille personnes manifestent en silence, à Paris, en portant des pancartes : « Ils ont tué Malik ». Plus d’un million de personnes rendront hommage à Malik Oussekine, dans toute la France. Les deux « voltigeurs » responsables de la mort de Malik Oussekine : le brigadier Jean Schmitt, 53 ans à l'époque des faits, et le gardien de la paix Christophe Garcia, 26 ans, passeront trois ans plus tard devant la Cour d'Assises de Paris pour…  « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Ils seront condamnés en janvier 1990 à … 5 ans et… 2 ans de prison…  avec sursis.

 

                                                                                      

 

Le 6 décembre 2006, une plaque commémorative a été inaugurée en présence de la famille de Malik Oussekine et du maire de Paris, Bertrand Delanoë. Des critiques seront émises en raison du texte, qui ne précise pas que la mort de Malik est due à des policiers, et de l'emplacement de cette plaque, placée au sol et non sur le mur du 20 Rue Monsieur-le-Prince, Paris, à quelques mètres de la Librairie-Galerie Racine.