1

Marc Alyn, T’ang Hayden, T’ang l’obscur, Mémorial de l’encre

Un livre absolument superbe, un  format A4 d’épais papier de qualité, blanc et soyeux, ponctué par les encres de T’ang Haywen qui rythment la lecture des textes et poèmes de Marc Alyn. On est tenté de se demander qui accompagne l’autre... Mais ce n’est pas du tout le propos de ce calice, il révèle bien plus qu’une simple juxtaposition même signifiante du texte et de l’image.

 

Il semble que la couverture trace un horizon d’attente révélateur de la haute portée du contenu. Elle donne à voir la trace de quatre mains qui supportent le titre, T’ang l’obscur, Mémorial de l’encre, chapeauté par le nom des deux artistes, Marc Alyn et T’ang Haywen. Deux fois deux mains, paume de créateurs s’il en est, pour un recueil publié chez Voix d’encre. Justement c’est à propos, car ces deux artistes et amis ont pour point commun de créer avec de l’encre l’un des poèmes, l’autre des images… La quatrième de couverture est explicative. Elle nous apprend cette belle amitié jamais tarie entre le calligraphe et le poète, et place le recueil sous le signe d’un hommage à un ami disparu. Marc Alyn signataire de ces deux paragraphes précise que l’œuvre du peintre est « de plus en plus visible à travers le monde » et « fait peu à peu de lui l’un des artistes marquants de la modernité ».

Marc Alyn, T'ang Hayden, T'ang l'obscur, Mémorial de l'encre, Voix d'Encre, 119 pages, 32 €.

Et, par une magie que je qualifierais de surnaturelle si je ne savais l’immense et unique poète qu’est Marc Alyn, ce recueil porte haut un discours sur l’essence de l’Art. En ceci je crois réside le plus bel hommage que l’on puisse rendre à T’ang l’obscur, artiste qui crée de la Lumière avec de l'encre noire,  présent tout entier dans l’épaisseur incompressible de ses tracés. Marc Alyn évoque le souvenir du calligraphe, restitué à travers divers prismes, le souvenir, son œuvre, la réminiscence de ses paroles, syncrétisme mnésique et artistique ( des reproductions des calligraphies de T'ang Haywen jalonnent ce recueil somptueux). Ce discours est aussi un discours sur l’Art, celui qui transcende les catégories génériques et la diversité des vecteurs de représentation, celui qui chevauche l’anecdotique et porte les archétypes en majesté. L’Art, cette voie du « Grand Œuvre », révélation des dimensions multiples de l'univers, et représentation de la pérennité et de la persistance d’une communauté, celle des Humains.

Grâce à des dispositifs tutélaires,  textuels et iconographiques, le poète parvient à juxtaposer les strates temporelles, des voix, et la portée du discours, qui laisse poindre dans l’évocation des souvenirs, des paroles, des visages du calligraphe une des réponses possibles à cette question : Qu’est-ce que l’Art ? Qu’est-ce que ça veut dire, représenter, et représenter quoi ? Justement, qu’y a-t-il dans les paumes de ces quatre mains façonneuses d’encre ?

Au milieu des reproductions des oeuvres picturales (encres et lavis) de T'ang Haywen, des poèmes courts et centrés, sans titre, sur les pages de gauche font face à des paragraphes en italiques pages de droite. Certains des poèmes n’ont pas de titre, d’autres qui apparaissent régulièrement portent le même titre « Paroles de T’ang ». La forme du poème n'est pas fixe, et les longueurs sont en général assez courtes, sortes de petits pavés justifiés pour la prose, centrés pour les vers, sortes d'évocations de l'esthétique graphique qui rythme les calligraphies qui accompagnent la poésie.

Paroles de T'ang

 

Le temps feignait de somnoler à l'écart
le compteur arrêté
quand j'atteignis le point de non-retour
en oeil insondable de l'ange.

Sans doute avais-je franchi par mégarde
le chemin de halage
au bord des soleils incréés ?

D'un seul élan l'invisible
clouait au sol sa proie
et je rêvais des vies déjà vécues
(tenues de fusillés robes de bal
subtilisés au vestiaire de l'Histoire)
à seule fin de me défiler
sans laisser plus de trace
qu'un flocon pris au piège
dans les closeries du cristal.

L’Art est la transcription d’une des modalités d’exister, mais nous ne sommes plus ni dans la restitution d’une perception du réel unique pensé comme unique dimension, ni dans la transcription des perceptions de l'artiste face à ce réel. C’est là que s’ouvre l’accès à un renouveau, qui fait de l’œuvre une trace de ce que recèle l’Univers des multiples dimensions perceptibles, tangibles ou perçues grâce à d'autres vecteurs que nos cinq sens... Des univers subtils, révélés grâce à une exploration méditative, et à une posture de témoin, celui qui regarde passer le fleuve, immobile, et qui dans le même temps se laisse emporter par le courant... Un paysage onirique restitué comme une dimension ni plus vraie ni moins réelle que celle de la matière. Et ceci est la voie que devra emprunter l'Art, à travers cette réconciliation des contraires explorés par les modes d'expression qui ont jalonné les siècles de représentations. Une synthèse de ce que furent les postures contraires adoptées par les artistes en manière de reproduction du réel. Les paragraphes des pages de gauche énoncent une voix qui est située dans une des strates temporelles indéfinie mais dont on pressent qu'il s'agit des pensées des deux artistes lorsqu'ils étaient réunis, de leurs silences aussi sûrement, de cette communauté d'esprit. 

 

Tout s'acheminait vers le vide : zéro pointé. Le
temps méticuleux biffait nos empreintes digitales
sur les objets compromis dans le meurtre. Une
certaine densité de ténèbres arrondissait les angles
de nos cellules monacales au fond des puits assoif
fés. Si proches et néanmoins inaccessibles, s'ou-
vraient d'inextricables galeries aux parois de sel
gemme menant à la chambre des Machines.
Quelques miroirs empoussiérés tenaient lieu de
fenêtres. Fatigués d'avoir trop escaladé les cieux,
les pendus arrimés aux lustres se contorsionnaient,
emmêlés au cordon ombilical.

Cette rencontre entre l'encre et l'encre, le jeu de pendus retenus par la chair, par le poids du corps, et l'exploration d'autres dimensions, dit l'objectif de T'ang Haywen et de Marc Alyn : tenter d'en offrir trace, découvrir comment, grâce à quel trait d'encre, à quel mot écrit sur l'espace infini de la page, restituer les empreintes que des hommes disparus ont laissées  comme effluve de leur passage. 

Il est possible d’y voir une réconciliation de ce que furent ces deux opposés qui ont façonné l’Histoire de l’Art : une représentation fidèle du réel et la transcription de la perception de l‘artiste, dans ce basculement du point focal du regard, qui prend naissance au dix-neuvième siècle. On représente alors ce qu‘on perçoit, le réel est soumis à caution, au doute (au vingtième siècle, Nathalie Sarraulte rend compte de cette suspicion envers le souvenir, la mémoire, dans son autobiographie L’Ere du soupçon). La psychanalyse, la photographie, le cinéma et les progrès scientifiques remettent en cause la lecture littérale de la réalité, on n'en voit qu'une infime partie. Dés lors, il est question de révéler ce que l'on perçoit face à des ressentis dont on ne maîtrise pas les motivations, pour la majeure partie inconnues.

Une thèse et son antithèse, dont la synthèse est ce qui est énoncé dans ce manifeste artistique : la lecture de nos perceptions d’une autre dimension du réel, les arcanes des mondes invisibles qui existent au-delà, en deçà de nos perceptions et restituées à travers un prisme spirituel. Celui qui encre, qui trace, qui dessine, qui décrypte les présences des réalités multiples et offertes à qui sait voir en l’immensité de l’Univers, voici qui fut T'ang Haywen, voici qui est Marc Alyn, voici qui sont ceux qui ouvrent la voie d’un renouveau artistique. Renouant avec l’image du mage, du démiurge qu’a incarné l’artiste durant des siècle, ils englobent également celle du révolutionnaire, porte parole des minorités, engagés dans la lutte pour une société égalitaire et humaine. Cette fois-ci l'Artiste ne met en avant aucune  obédience politique, religieuse, artistique, mais il ouvre l’espace d’un territoire commun, celui autrefois habité par nos âmes, lorsque nous étions un. L'Art, cette langue commune, cette langue des âmes réconciliées des Hommes, et ce miracle, comme un tao qui avale le silence dans le silence, pour restituer l'ampleur d'un langage qui est celui d'une communauté fraternelle.

Tel est T’ang l’obscur.

Paroles de T'ang

 

Quelle page contiendrait le poème du monde ?
-chuchotait-il-creusant les marches de la 
glace
afin de surprendre au nid le phénix
en léthargie dans son berceau torride.

L'allégeance d'un lézard d'un coq d'un coquillage
déploie devant mes pas
l'univers replié un milliard de fois sur lui-même.

Heureux ceux qui vont seuls dans l'amitié des 
      arbres !
Quand le vent papillonne
sous les jupes des amandiers
il est sage d'oublier la mort-balle perdue
en vue de chevauchées hors les murs
jusqu'au point où fini et infini s'étreignent
au confluent de l'étincelle et de la flamme.