1

Marc Dugardin, Table simple

 

il y a peut-être une langue           

pour
ce que j’écris là (p. 15)

 

Comme tous les grands poètes (il n’aimerait pas ; je modifie) : comme tous les vrais poètes, Marc Dugardin cherche une langue. Je n’ai pas dit qu’il cherchait une façon de s’affirmer dans le langage, ou qu’il était encore en quête d’un ton qui lui fût propre. Ses travaux d’apprentis sont loin derrière lui. Et, d’ailleurs, sa maturité n’est pas en cause. Ceux qui le lisent depuis longtemps retrouveront, ici, les questions qu’il porte et que portent, avec lui, d’autres voix en souffrance : Alejandra Pizarnik ou Emily Dickinson (que le présent recueil ne cite pas, mais qui surnage en filigrane), Paul Celan ou, tout près de nous, les jeunes et forts poètes que sont Nicolas Grégoire et Armand Dupuy. J’arrête : Dugardin est un grand lecteur, un grand vivant dans la vie presque éteinte, un témoin du manque originel, un homme d’amitié avec l’humanité déchue. C’est son courage. C’est peut-être aussi son honneur (il n’aimerait pas mais je persiste, cette fois), car l’honneur ne se décide pas. Rien ne le confère, sinon, peut-être, la ténacité de ceux qui lisent et cherchent, en la lecture, une conscience. Marc est conscient. Il est sonné. Il ne s’effondre pas vraiment. Il ne porte pas de médailles. C’est néanmoins un homme d’honneur, quelqu’un qui ne veut ni se laisser battre, ni se laisser abattre. Quelqu’un qui cherche à se purifier du ressentiment. Quelqu’un qui, en même temps, exige de serrer la vérité au plus près.

Admettons-le : Dugardin connait son métier, mais cela ne l’affranchit pas de vivre. Il ramène d’un séjour au Rwanda une exigence et un risque qui le maintiennent au plus haut lieu de la poésie, là où le poème mérite son nom. La Table simple rompt avec l’attendu. Le poète y copie des témoignages et y reprend même une page de ses carnets : « Mais que dire, justement, de tout cela, sinon écouter les témoignages, y entendre toute l’atrocité qu’il y a à y entendre (…) et entendre ce qui reste possible d’humain, malgré tout (…) fût-ce seulement de faire porter par une langue humaine la charge de ce qui semble à ce point inhumain (…) » (p. 60).

Son dernier livre ne donne pas pour autant dans l’hybride. Il assume le risque de recopier (rarement) autrui et d’introduire (rarement, aussi) son témoignage, non pour expliquer ses poèmes : ce serait une horreur, mais parce que rien de ce qui ressortit au génocide ne tolère la linéarité, l’explication, la bonne conscience ou même la révolte lyrique. On ne peut assumer l’horreur dans le policé d’un seul ton. La Table simple secoue les normes de la lecture parce que la nécessité de rendre compte bouleverse, d’abord, toutes les normes.

Il aura fallu beaucoup de courage au poète pour rentrer du Rwanda sans en revenir jamais. Et, quand, dans ce tourbillon qui leur advient, les lecteurs de cette grande œuvre (cette fois, j’ose), liront, toujours renouvelés, des poèmes sur la mère manquante, la mère manquée, ils n’en seront que plus conscients. Car, ce retour à l’intime ne constitue pas une appropriation. Marc Dugardin regarde moins le mal que la souffrance. Il ne s’approprie pas, il intègre. Il ne dénonce pas. Il veut voir clair. Il avouerait peut-être que la clairvoyance n’est pas désespérée. Il faut pour ça une table simple. Un partage. Une langue, peut-être, même si les langues maternelles sont biaisées. Le poète, non seulement la cherche : c’est son travail, après tout. Mais il vous met à l’œuvre de la rechercher avec lui. C’est plus rare.