1

Marie Cosnay Le Fils de Judith

Des actions qui se croisent et s’entrecroisent, Helen à la recherche d’elle-même. Le fait particulier éclate dans diverses directions comme si des souvenirs ou des visions venaient s’agglutiner. C’est par la parole que ce monde se crée et se divulgue, échappe à la logique du lecteur qui n’est pas habitué à une rupture de narration devant un univers onirique. Des images se suivent, surgissent les unes des autres, la linéarité du roman se situe au-dessus du récit. D’ailleurs, celui-ci commence par : Quelque chose nous échappait. Dès la toute première page, Marie Cosnay nous donne un conseil de lecture : Nous prenons l’ensemble dans un même regard  c’est-à-dire : Les accidents du temps.

On apprend très vite que le personnage d’Eugen, mathématicien suicidé dans les montagnes bleues, est dans une première approche, l’usurpateur du travail d’un autre, dans une seconde approche : Nous ne saurons jamais ce que Eugen nous préparait comme trouvaille. Nous voilà décontenancé et balancé d’un extrême à l’autre. L’événement tourne au cauchemar comme si le réel ne savait pas être maintenu très longtemps et devait basculer dans l’étrange, le fantastique, la mort d’un monde bien ordonné. Helen parle avec le vieux Quentin qui l’a trouvée et élevée. Soudain, elle s’approprie les êtres, les choses et pénètre sa bouche, il est devenu un monstre marin qui finira par la rejeter. Chaque personne est en danger aussi concret qu’indéfini.

Ce récit explosif surprend le lecteur qui voudrait retenir un fil conducteur qui se délite et se reconstruit plus loin. On cherche à démêler le vrai du faux, le vrai du vraisemblable au travers de tant de voyages plus mentaux que physiques. Un personnage revient à lui, se quitte à nouveau, s’enfonce dans des débuts de rêves, des débuts de vérités, peut-être, qui cessent brusquement, que la raison ne suit pas.  S’agit-il d’une autre logique où le mystère réactivé en permanence livrerait des secrets, où nulle vérité n’accéderait à la surface solide d’un dire : Pas un son ne passe. Une quête dont les mots eux-mêmes tourneraient court, un faux soleil qui ne livrerait sa chaleur que par mémoire et dont il faudrait tenir compte.  Le lecteur se heurte à la prégnance des descriptions, parfois très belles, réalistes d’une nature hospitalière, ou, des situations extraordinaires décrites avec exactitudes.

C’est un voyage imaginaire, une recherche sans fin matérialisée par des gares, des trains, des trains, des gares, le tout souvent vide. Nous allons vers quelque chose qui est nulle part, qui est ce nulle part. Certains événements apparaissent, disparaissent ou se rappellent à eux-mêmes non pour s’imposer mais pour imposer aux lecteurs un insatiable questionnement sans réponse devant les évidences. Il n’y aura jamais de réponse complète, définitive à la question posée : qui suis-je, Helen, quelles sont tes origines ? Ecrire un poème ou une équation mathématique n’est pas suffisant. On dirait que pour Marie Cosnay, l’essentiel se trouve dans « une réalité rugueuse à étreindre », qu’il faut dépasser la pensée, les formes d’art, toute forme de spéculation pour s’ouvrir au monde de la stricte réalité qui ne peut se maintenir en permanence et qui réclame un bout de fantastique comme un corps transformé en coque de bateau, par exemple. La mémoire va et vient, mélange les événements, glisse en avant en arrière sur la ligne du temps. Mais y a-t-il une ligne du temps, une mesure avec un début et une fin ?  Les événements s’imbriquent les uns dans les autres et se dissolvent comme un tirant d’obscurité.

Helen déclare : je ne suis née nulle part et surtout de personne. Cette phrase est un des points centraux du livre qui nous renvoie à la mythologie, à l’essentiel : la quête de soi dans un monde qui n’apporte pas de réponse, ou pas de réponse suffisante. De grands pans d’obscurité demeurent qui projettent l’œuvre toujours en avant comme un orage qui bouscule tout, puis, tout se remet en place parmi de grands souffles chauds. Une langue très suggestive, avaler sa maigreur, claire, tenace, à phrases courtes, usuelles assure une liaison entre la disparité apparente de ce livre et en maintient l’unité. Ici, tout est et devient par le langage.

C’est un jour qui peut disparaître à tout moment, un jour instable. Tel est le fond de ce livre et avec lui adieu, adieu à tout. Le lecteur finit par s’installer dans ce livre aux accents étranges qui s’imposent et affermissent leur présence. On reste arrêté dans son élan, il n’y  a pas d’issue, pas de sortie, un labyrinthe. Helen est un corps dans le corps des choses capable de soulever le réel, d’accepter toutes les inventions, les hallucinations, de transformer le monde dans les plis d’une pensée hantée par une seule obsession. Ce livre ne se laisse pas prendre. Helen fuit en même temps qu’elle cherche.

Dans ce voyage du 10 mai1968, très précis, nous sommes entre réalité et folie : Ensemble, ils devinrent fous. Cherchent-ils, Eugen et Isole, quelque chose ou est-ce une fuite simplement et de quoi qui leur échappe et qui les porte en avant ? Le couple n’est pas fusionnel, Isole se taille les poignets, Eugen : ce qu’il écrit n’est pas lisible. Les personnages se dédoublent dans le temps, ils sont eux et quelqu’un d’autre, des morts parlent, nous sommes perdus entre les mots parce qu’ils dépassent les événements et qu’ils finissent par ne plus signifier qu’eux-mêmes où sens et contresens ne sont plus qu’uns. Ce sont les mots qui inventent les textes, qui dominent les personnages qui bousculent le lecteur et fabriquent seuls du destin.

N’est-ce pas nos références mentales que Marie Cosnay met en évidence avec notre réalisme mais aussi nos rêves, nos phantasmes, nos pertes de mémoires, nos choix impossibles, les temps qui se mélangent ou qui s’arrêtent, tous les faits de vie qui ne trouveront jamais d’explication, coincés que nous sommes entre la vie et la mort, toutes deux inexplicables. C’est le rationnel une bonne fois en cause, nous sommes face à nous-mêmes dans des lacis inextricables. Et pourtant nous vivons, il y a des moments de lucidité mais ils ne durent pas, nous dérapons. Peut-être aussi, nous rapprochons-nous plus de nous-mêmes et qu’il faudrait simplement l’accepter et le vivre ? En réalité, nous échappons aux récits habituels, aux fictions bien ordonnées dans l’espace et le temps. C’est le contraire d’une fiction, que nous propose Marie Cosnay, une vue directe sur notre mode d’existence au quotidien. Il n’y a pas de fantastique, c’est le réel qui nous est dévoilé où les jours se poussent les uns les autres vers rien, vers l’achèvement incompréhensible de toute chose. Pauvres nous mis à nu sans le savoir. Marie Cosnay dérange notre petit moi et les rassemble tous pour, quelque part, nous crier : courage.