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Marina Tsvétaïéva, Insomnie

Insomnie et autres poèmes vient comme un complément nécessaire du précédent volume de Marina Tsvétaïéva paru chez le même éditeur et dans la même collection, Le ciel brûle suivi de Tentative de jalousie. Et, en effet, c’est de cette poésie dont il s’agit, une poésie apparaissant au monde comme le Dit du ciel qui brûle. Du reste, la poétesse avait 20 ans aux alentours de la révolution bolchevique, elle aimait lire Biély ou Blok, était l’amie de Volochine, l’amante de Sophie Parnok. Elle était mariée aussi. Ce petit détour par l’intime est loin d’être anodin à propos d’une poétesse auteur d’un petit recueil intitulée L’amie, au sujet de son amante, dont les poèmes sont édités dans le présent recueil. Et le détour nécessite élargissement à la politique : nous avons mis du temps à découvrir la poésie de Marina Tsvétaïéva. Pourquoi ? La jeune femme et sa poésie, mariée à un officier des armées blanches, ne plaisaient guère au camarade Staline. On a oublié, ou l’on feint de l’avoir oublié, combien ces simples faits valaient alors ostracisme. Bisexuelle, exilée politique, tout cela vous avait un petit air de « réaction » propre à faire de vous un ennemi des masses populaires, au détriment du poème et au déni des belles et grandes idées théoriques des censeurs. C’était là-bas, bien sûr, mais aussi du côté de Paris. 

Ainsi, Tsvétaïéva a vécu à Berlin, à Prague, à Paris. Et elle a écrit de très beaux poèmes consacrés à ces trois villes, ou à son état de l’esprit tandis qu’elle se trouvait dans l’une de ces villes, poèmes eux aussi édités ici. Bien sûr, en termes de milieux artistiques, Paris était alors en partie une succursale de Moscou, ce que la poétesse a vécu dans sa chair, alors rejetée par certains poètes, surréalistes en particulier. Il ne faisait pas bon errer dans les milieux blancs de la capitale, avoir des amis nobles devenus chauffeurs de taxi, écrire des textes admiratifs au sujet de Maïakovski, dont un poème édité ici. Ses amis d’alors se nommaient Rilke ou Pasternak. On se dira que tout cela est du passé, c’est sans doute vrai. Et finalement, que poésie et chronologie sont des mondes éloignés. Pourtant, l’histoire se termine ainsi : de retour en URSS, la poétesse est rejetée de tous et toutes, assiste aux enterrements des membres de sa famille, les fameux « contre-révolutionnaires », aux déportations, doit accepter de découvrir les joies de la Tatarie, supporter le fait que son mari soit fusillé. Elle finit par se pendre, bien sûr.

Le temps l’emporte. En poésie. Et Zéno Bianu nous permet de redécouvrir la force, la vigueur et la beauté de cette poésie russe du siècle passée. Outre L’Amie, on trouvera dans cet ensemble les poèmes d’Insomnie, ceux des années 1930-1940 et ceux consacrés aux villes de l’exil.

Des poèmes politiques parfois :

 

Tous couchés en rangs
Sans partage
A bien voir les soldats,
Où sont les nôtres ? Et les autres ?

Il était Blanc – le voilà rouge
Rouge de sang.
C’était un Rouge – le voilà blanc
Blanc de mort.

 

Politique, oui. Mais une poésie qui combat l’infâme bêtise, surtout, celle des idéologues de toutes les couleurs, ces empêcheurs de vivre poétiquement en rond.

Une poésie qui parle de l’âme de l’humain, celle là même que nombreux sont ceux, encore, à nier :

Âme, tu ignores toute mesure,
Âme fustigée, âme mutilée,
Tu as le languir du fouet.
Âme qui accueille son bourreau,
Comme le papillon s’arrache à sa chrysalide !

 

Une poésie de la beauté des villes :

 

Du haut de mon orgueil comme d’un cèdre
J’embrasse le monde : des bateaux passent,
Le ciel s’enflamme… Je retournerai
La mer en ses fonds pour t’arracher à elle.

Je retournerai la mer en ses fonds pour t’arracher à elle, il faut avoir lu cela.