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Mary-Laure Zoss, Au soleil, haine rouée

 

Je traque un galop d’herbes. Le cahot de deux phares jaunes, jusqu’aux broussailles. Mary-Laure Zoss procède par déplacement du nom concret, vers le nom abstrait et inversement. Tous les mots sont mis sur le même plan comme s’ils étaient interchangeables. Il y a deux mondes qui se superposent et s’interpénètrent peut-être pour n’arriver qu’à la fumée d’un papier brûlant dans l’herbe. Un récit précède qui se poursuit par le texte, récit dont nous n’avons nulle connaissance avec des phrases qui s’arrêtent net, laissées à la discrétion du lecteur dans une langue qui ne fait que suggérer et dont il faut passer outre. Ces textes sont obstacles en même temps que moyens du passage pour dire un ailleurs dont on ne sait rien. Nous perdons le sens, nous perdons les sens. Tout est possible, la syntaxe n’est plus le lieu de l’unité première.  Serait-ce l’or pesant des mots qui bousculerait notre espace. Poésie qui nous libère de l’obscur parce qu’elle est elle-même obscurité, un moment, l’instant de la recherche, du surgissement du sens. Nous avons rebondi : aux parois je reporte les mesures du soleil. Poésie qui va jusqu’aux lisières de l’action, travail de résistance dont les résultats semblent aléatoires : à bégayer dans l’espace, un sachet de terre à la ceinture. Lutte pour amender l’irrémédiable, pour sortir de cette vie étouffante et morbide au point d’être devenu son propre gibier.

Un flot de paroles roulent et débordent. Les textes débutent par une minuscule et ne se terminent pas par un point, comme s’il y avait continuité. Ponctuer est interrompre. Le lecteur se laisse emporter, ne sait pas où il va, mais il va, car tous ces textes ne sont qu’un seul  qui est le livre. Dans un vocabulaire âpre, des images se créent qui heurtent notre attente, déstabilisent le lecteur à la recherche d’un sens immédiatement sensible. Des phrases s’arrêtent, s’entrechoquent, restent en suspens. Et bien non, cela lui passe sous le nez, il faut cherche ailleurs au plus profond de soi, peut-être dans les coins oubliés où des rêves végètent et surgissent débusqués par les mots, de vieilles habitudes entortillées dans le quotidien et qui fument le délire de mots accouplés : je ne sais que grêler ma haine, la séquestrer, gardant des poings de terre brute. Miroir qui ne fait pas face et pourtant renvoie de justes reflets et au bon endroit. Il y a une volonté de dépasser le réel avec une pointe de fantastique, d’arranger sur la page, les mots qui arrangeraient les choses : aux os pour une fois ressoudés.

Etat des lieux d’un monde en déliquescence auquel il faut tenter de riposter, de sauver au moins quelque chose : soi.  La tâche est ardue, des questions qui se posent, des hésitations marquées sous forme de répétitions : avant, avant que, avant d’être empoissés davantage. Le lecteur a l’impression d’être ligoté par ces pages dites sur un ton monotone dans lequel il enfonce par une langue qui le harcèle à déstructurer le réel pour le reconstruire plus loin. Nous sommes pris au piège, il faudra attendre la dernière page pour que vole en éclats le vieux gîte. Il y a finalement un impossible récit, c’est là que réside notre prison. Ce n’est pas une écriture de l’éclat, mais une écriture à plat où le manque de relief nous écrase et nous conduit toujours plus loin, dans la répétition d’un monde où l’on attend toujours le pire qui peut-être n’arrivera jamais. N’est-ce pas le pire dans son ultime présence ?

L’auteur met devant nous un monde détruit, ruines-gravats,  un monde en déroute avec angoisse et viscères à dégueuler, dont nous sommes les otages. Parfois, les bras lui en tombent devant l’impossible changement. Que reste-t-il de ce monde étroit et clos, rejeté parfois avec agressivité, chaotique à l’image des textes qui laissent le lecteur perplexe et sans réponse parce qu’il ne sait, comme l’auteur, que constater.  Comment se tirer d’affaire : j’accommode la distance, un peu, sur le papier ?  Mais les mots restent insuffisants : à peine une flûte d’air dans la gorge pour se souvenir d’exister. On respire sur mesure. « On ne vit plus en fonction de son environnement mais d’une fiction collective et généralisée »   (phrase citée de mémoire). La vie ordinaire est devenue un étouffoir.

Saurai-je… occuper une ligne de partage… A la recherche d’un équilibre dans ce monde inacceptable, il y a une tentative pour l’habiter, une tentation par le biais de la nature, en fait ce qu’il en reste de directement proche : l’herbe, le coquelicot, en même temps que la reconnaissance d’un doute : nos lieux trimballés comme des douleurs fantômes.  La poésie échappe au langage ordinaire et dit les choses autrement et du même coup les transforme. La distance est prise qui soulage. C’est cette force de caractère qui permet de soutenir notre lucidité. Par des matériaux durs, solides, des articulations brèves, heurtées, le réel apparaît comme une lumière venue du sol imprononçable.  Lumière comme un fardeau qui nous allège. L’homme ne se sent plus vivre comme un être social. La solitude est devenue sa vérité. L’homme n’est rien et plus rien ne lui masque cet état de chose. Monde plat, anonyme, interchangeable. Mary-Laure Zoss n’a rien pour se confier à l’avenir. Comment finalement remplir le monde d’autres pas que les siens ? Comment ravauder l’ombre au bas des escaliers ? Comme un épuisement à vouloir être soi, à vouloir l’être dans la masse des relations, des stimuli externes d’un monde qui s’autodétruit.

Mary-Laure Zoss affirme : ça ne convainc personne, on s’en doute.  Triste constatation. C’est parce que certains sont tellement convaincus qu’il n’est plus possible de les convaincre. Ils n’écoutent plus et pourtant, nous ne sommes pas seuls.

Le titre du recueil serait-il, néanmoins, un espoir ?