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Max Alhau, Le Temps au crible

Max Alhau, Le Temps au crible :
marcher dans le sillage du temps

 

Partir, marcher, en montagne ou dans la plaine, suivre le cours d’un ruisseau, plusieurs fois, bifurquer, ne jamais s’arrêter. Le coeur et le souffle prennent le rythme, et, bientôt, le poème : il en poursuit le mouvement qui est ce déséquilibre sans cesse rattrapé qu’un rien sépare du point d’équilibre.

Marcher est devenu trop évident : nous n’en percevons plus la dynamique vertueuse et miraculeuse. Or, ce que Bernard Mazo[1], à la mémoire de qui est dédiée la première section du Temps au crible, a appelé le « même poème ininterrompu et continûment retravaillé », c’est aussi le chant de ce miracle. Un chant qui, comme le Lied chez Schubert[2], est à la fois mélancolie et désir, asile et exil. Un miracle, la parole ou la marche, pour qui n’en jouit pas. Au seuil de « Terre d’asile », section à la fois finale et augurale du livre, toujours « On se surprend à avancer ».

Tant de choses nous pousseraient à nous arrêter, pourtant :

                        « mais tout est là
                       pour que l’on reste fidèle
                       à ces terres, à ces espaces,
                       à des récoltes sans partage,
                       à ce qui se dessine »

Nous croyons souvent que la fidélité est un arrêt, que le parcours s’achève là. Mais le poème va nous entraîner plus loin, contre nos habitudes. Fidélité certes à ce qui se dessine, mais ouverture (nous ne sommes au terme ni de la phrase ni de la strophe)

                        « à ce qui se dessine
                       plus loin en contrebas ».

Les vers sont cette poursuite, et strophe après strophe, page après page, livre après livre se découvrent des crêtes, des horizons qui, s’agrandissant mutuellement, agrandissent l’espace indéfiniment.

« Perspectives » des « sommets », s’accordaient à dire Max Alhau et Bernard Mazo dans leur entretien. Cette expérience est relatée au début de la section « De ce pays », par quoi

            « une lumière que l’on devine
           derrière la ligne d’horizon
           ou de l’autre côté d’un sommet »

attire le regard, attise le désir d’ailleurs. Et même : elle étire le paysage, au point de le faire fuir, au point de le vider. Horizon après horizon, mis en perspective de l’infini, ce qui s’imposait dans le paysage comme des repères distinctifs s’égalise et s’abolit :

                        « Entre l’attente et l’atteinte
                       c’est simplement le désert
                       qu’il convient d’aborder
                       ou l’oasis toujours en marge. »

Points de repos ou marques cartographiques, les « oueds» ou les « sources », les voici qui « s’ensablent », qui cèdent la place aux dépôts du temps. Ils sont chassés en « marge », d’où ils exciteront notre espoir, suscitant notre marche comme notre poème. De ce par-delà, ils irradient les « mirages » qui nous mettront en route. Mais où nous posons les pieds il n’y a rien que le vent, rien d’autre à posséder que cette « Brassée d’air » qui ouvre le livre.

Voyageuse, la phrase va, tantôt selon le pas du vers libre tantôt selon l’enjambée de la prose au « Libre cours ». Elle part, dit le premier poème du Temps au crible,

                        « dans ces territoires
                       auxquels l’oubli
                       ne porte pas atteinte. »

Son trajet n’est plus une trajectoire : entre « attente » et « atteinte », mémoire et oubli, patience et impatience, reconnaissance et surprise, elle n’a plus de mesure, elle ne sert plus l’arpentage du géomètre.      Errantes encore plus que nomades, la marche comme la parole rompent aussi bien avec la métrique qu’avec la géo : nous traversons des paysages non pas d’espace, mais de temps, de ce temps humain

                        « à l’écart des horloges »

qui ne s’éprouve qu’avec le corps, sans outil, et dans le sillage duquel nous avançons.

En marchant comme en proférant le poème, le temps devient palpable. Pour le sentir, il fallait juste sortir de soi, lever le regard vers les présences alentour, à la fois proches et lointaines, d’une beauté étrange et sauvage. Percevoir le temps : « à la pierre, au rocher » ou à même « un visage », dit un poème de « Libre cours », nous entrons en contact avec « toute leur présence ramassée dans des millénaires et toujours vivace ». Ils offrent à la fois un présent « fugitivement aperçu et qui disparaîtra bientôt » et un passé qui persiste et grossit, une « histoire »[3].

Mais le chant ne peut se faire plus rigide, plus linéaire que ce dont il est l’expérience : comment pourrait-il livrer au savoir ce qu’est ce « fleuve » que, « non loin », une « source » ne cesse d’inventer ? Que dire de ces bifurcations où sont présents, simultanément, l’instant et le passé ? Plutôt qu’affirmative, la parole du poète se fait souvent interrogative : « Mais l’éphémère ? Mais l’éternité ? Ils sont sans cesse différés pour nous qui nous enracinons dans un éclair et remercions d’un silence la lumière ou la vallée ». Il n’est, pour le poème, que d’observer le silence : de le percevoir et de le suivre.

Les plus antiques philosophes de la nature (non pas en scientifiques mais en aèdes) l’avaient bien remarqué : toute rigoureuse sensibilité au temps rend délicate la moindre nomination. Ainsi le chant né de la marche ne peut-il s’écrire, d’après le titre de la section centrale du Temps au crible, qu’avec « Des mots tracés en blanc » sur le blanc de la page. Et la célébration de la lumière irradiant la vallée ne peut être que des plus légères, des plus ténues. Dès lors, enfin, qu’il ne s’agit que de rallier sa voix aux choses qui « brasillent » dans le temps, l’inaudibilité du poème dans une société qui ne goûte que le bruit de ses propres artifices devient une chance, son silence devient une grâce sauvage. Le poète ne peut qu’être fidèle à la marge.

Dans le sillage du temps, nous avons à faire face, « aux précipices », « aux torrents, aux tourmentes ». Nous ne pouvons pas nous défausser.

Mais puisque nous sommes en mouvement, notre condition n’est pas tragique. La voix du poète, pour ténue qu’elle soit, n’est pas exténuée. Le poème auquel est emprunté le titre du livre apparaît  dans la section « Des mots tracés en blanc », et il nous dit :

                        « La mémoire ne connaît pas la cendre,
                       nous ne sommes captifs de rien
                       et même les fourrés, les épines
                       ne contrarient pas notre avancée. »

On lit ailleurs que le poème est « brandon » ou « mémoire du bois ». Et cheminer, comment cela pourrait-il aboutir à rester sur ses souffrances, à s’y arrêter, eussent-elles même, les mots le suggèrent, l’intensité d’une Passion[4] ? En conclusion de son entretien avec Bernard Mazo, Max Alhau, citant Yves Bonnefoy, rappelle que si l’espérance est sans cesse déçue, il faut qu’elle renaisse indéfiniment pour qu’il y ait mélancolie[5]

Surtout, ce temps n’est pas un destin que des dieux pourraient toujours connaître, prédire puis mener à son terme. Il serait plutôt sa « partie ombrée », les « aiguilles sombres » à l’horizon qui ceignent le « plateau » de notre errance[6]. Tout au plus le temps cingle-t-il contre notre visage comme une « destinée » à l’issue incertaine, un « ailleurs » que « nous souhaitons » « inconnu », un mystère qui nous tient en respect.

Et en faveur de notre liberté, la voix du poète sait s’élever, ainsi au tout début de « Libre cours » : « Même les dieux ne nous voleront pas notre mort. ». Stature héroïque ? Nullement : modestement l’humain, sans couronne, sans masque et sans cothurne.

               

[1] Son Entretien avec Max Alhau, initialement paru dans le n°43 de la revue Autre Sud, est reproduit dans Pierre Dhainaut, Max Alhau, une mesure ardente, Éditions des Vanneaux, 2012 (p. 45 à 63).

[2] Les poèmes de Max Alhau et les nombreux Lieder que Schubert consacre à la marche, au Wanderer, ne peuvent-ils pas s’éclairer mutuellement ? On pourra se reporter par exemple à l’émission Le Matin des musiciens du 25 juin 2014, avec Philippe Cassard et Wolfgang Holzmair. 

 

[3] Cette perception directe du temps n’est pas sans similitude avec la lecture que fait Deleuze de Bergson au chapitre 5 de L’image-temps, « Pointes de présent et nappes de passé » (p. 129-164). Reste que le chant, en tant que poème, émane d’une pratique, la marche, et se distingue, par son immédiateté, du discours analytique.

[4] Lorsque le marcheur du désert évoque au lecteur l’apôtre ou même le prophète, le poème prend toujours une autre direction. Tout au plus « pèlerin à la foi hésitante », le poète se distingue par son inquiétude jamais apaisée.

[5] op. cit., p. 61.

[6] Le lecteur peut ici penser à Œdipe. Dans Œdipe ou : Le mythe raisonnable, Walter Benjamin considère que le silence, la « mutité », caractérise le tragique de ce héros. Chez Max Alhau, le quasi-silence n’est pas tragique car pratiquer la marche, c’est faire l’expérience de la liberté.