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Méandres et néant de Stéphane Sangral

Obsession, ressassement, martèlement. Un recueil de soixante-dix poèmes creusé par une larme insidieuse de néant, rongé par la vrille tenace des termites, captif des soixante-dix lettres d’une antienne aussi tragique que farcesque et qui, de pied de page en pied de page, s’égrène comme autant d’osselets pour ne pas se perdre en rentrant :

 

Sous la forme l’absence s’enfle et vient le soir
et l’azur épuisé jusqu’au bout du miroir …
 

Depuis la nuit des temps (six temps), la langue se mord la langue (six temps).
Il faut une forme pour tenir debout contre le mur de son poème et contenir l’absence qu’il génère, bien avant que l’autre Stéphane, le Mal Armé, aïeul du Sans Graal, ne l’ait si étrangement articulé dans son Igitur ou son magistral Coup de dés. Je me confonds en excuses, face à ces piètres jeux de mots, mais que sont les vrais poètes (ceux qui gardent la forme) sinon des pitres suspendus à leur échafaud(age), accrochés au fil ténu de leur bave, enroulés dans l’entrelacs de leurs vers, ici un alexandrin, là un heptasyllabe, plus loin l’hendécasyllabe, et puis la claudication de l’octosyllabe contre l’énéasyllabe. Tout vaut contre l’effritement de sa maison et l’engloutissement dans l’abîme de la conscience du je écrivant, même le comique de répétition. « … Et le hasard est-il apparu par hasard ? … » Il n’est rien de plus hilarant que de parodier le néant en le déclinant à l’infini, avec l’effronterie de qui sait qu’il n’y peut échapper qu’en s’y roulant comme dans une vague. On songe à Michaux, à Beckett qu’il ne faut jamais oublier de lire en riant, n’en déplaise aux sinistres poètes métaphysiciens. Le nihilisme en poésie n’est viable qu’en se tenant les côtes. A peine exagéré-je, car, sinon, comment s’en sortir, hein ? Thésée a eu besoin d’Ariane qu’il a plaquée, ne parlons plus de ce tueur de miniature. Stéphane Sangral, lui, ne veut tuer personne, il est à lui-même sa propre proie, au sein du labyrinthe qu’il se fignole.
Figurez-vous que je chanterais bien Sangral, moi, à la façon d’un blues. Tenez, ce quintil d’alexandrins (p.46) s’y prête à merveille. Oyez :
 

Prisonnier du réel et prisonnier de ces
mots prison « prisonnier du réel » et la rue
d’en face ouvre la voie et prisonnier de ces
mots prison « prisonnier du réel » et la rue
d’en face ouvre la voie et prisonnier de ces
mots qui ferment le texte « il n’y a qu’une rue »
 

Voici bien un recueil à lire ou à ruminer sur une gravière déserte, coincé entre deux rues encombrées de poubelles ou de camions. Une coulée de fleuve — pour reprendre la métaphore de l’excellentissime préface d’Éric Hoppenot — qui invente son lit au fur et à mesure de son flux. Sentiment d’infini, entre l’angoisse et la plénitude du rien. S’enivrer d’une ritournelle, d’une comptine balbutiante pour s’apaiser. Frapper un à un les barreaux de la grille, en rentrant de l’école, les yeux aspirés par les vilains trous du soupirail… Avancer à tâtons, martel en tête, comme la mangrove, un mètre devant l’autre et sentir les crabes sucer chaque pied.
Tenter de s’arracher à la gluanterie …