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« méfie-toi du pathétique »

 

Comment, avec des mots étrangers, des mots « autres », parvenir à donner voix et résonance aux voix qui traversent Monologue ? N’y a-t-il pas une forme d’indécence ou d’impudeur, voire une manière d’usurpation, à vouloir superposer d’autres mots — forcément malhabiles et inappropriés — à Monologue et aux mots que revêt ici la douleur ?

À moins que, le temps ayant débordé de longue date la tragédie intime à laquelle nous sommes conviés, la lecture de cet ouvrage  par des lecteurs anonymes, soit une respiration nécessaire dans la douloureuse survivance de leur auteur, Ludovic Degroote. Pour ce qui est de l’écriture, l’auteur est sans illusion. Elle n’est pour lui qu’une tentative parmi d’autres pour se retirer ou au contraire pour se convaincre de vivre. Elle ne résout rien ni de la vie ni de la mort. Pourtant elle est. Complexe dans son apparente simplicité et dans son oralité familière. Foisonnante de questionnements et de réflexions fortes, elle garde enclos tout le mystère. Reste un bouleversant Monologue dont les traces s’insinuent au plus vif de la sensibilité.

Récit intérieur polyphonique, Monologue est en réalité la juxtaposition de quatre monologues, chacun disjoint de l’autre par un titre qui lui est propre et qui renvoie à un locuteur précis. « monologue de godeleine » / « monologue du père »/ « monologue de la mère » / « monologue de ludo ». Pourquoi séparés, alors même que le singulier utilisé pour le titre du recueil, laisse imaginer une seule unité cellulaire ? Séparés l’un de l’autre parce que les êtres évoqués le sont par la mort qui arrache au noyau familial l’un de ses membres, laissant chacun face à l’indicible de sa douleur. Face à sa solitude obstinée et à son silence. Quatre monologues se côtoient donc et se succèdent, qui cherchent, en dépit du cloisonnement qui les sépare, à rendre compte, par la superposition ou le croisement des événements et l’interférence des points de vue, de la souffrance de chacun. Car, pour chacune des voix qui parlent, voix orchestrées par la voix adulte de Ludovic Degroote, l’existence de l’autre est au cœur de sa propre souffrance. Chaque voix reprend les « chutes de voix » autres, que l’écrivain tente d’assembler, modifiant et remodelant/remodulant à chaque reprise les coutures de l’histoire, son contenu et ses formes. La voix dominante recouvre en partie la voix de l’autre, de sorte que le texte, ainsi constitué de strates où affleurent les mémoires, devient semblable au visage de la jeune morte emmailloté sous les bandelettes poreuses qui masquent ses brûlures. Constitué de la confrontation de quatre sensibilités et de quatre mémoires affectives différentes, Monologue est ancré dans l’intime de la famille Degroote, brutalement arrachée à son équilibre et à son bonheur par la tragédie de la mort qui la frappe de plein fouet.

C’est sur le « monologue de ludo », petit dernier d’une fratrie de six enfants, que se clôt le recueil. Sur celui de Godeleine, la sœur aînée, âgée de dix-huit ans, qu’il s’ouvre. Entre le monologue des deux enfants se glissent le monologue du père et celui de la mère.

Constitué de paragraphes d’inégale longueur, parfois même de phrases isolées, chacun des monologues donne la voix à l’un ou à l’autre membre de la famille. Chaque voix reprend à son compte l’accident qui a coûté la vie à Godeleine et, avec les accents qui lui sont propres, évoque le désastre dans lequel chacun, séparément, a été emporté. Aucune ponctuation — en dehors des virgules — ne vient interrompre le cours de la parole ni rompre le sillon de souffrance que la mort violente de la jeune fille a ouvert dans sa famille et continue de creuser en chacun. C’est donc à Godeleine que revient d’ouvrir le chant du Monologue. C’est par sa voix de morte que se retrace l’histoire de sa mort  (et de sa courte vie heureuse), la vision qu’elle en a, ce qu’elle en sait, ce que les autres en ont dit ou écrit, ce qu’elle imagine des effets en chaîne que ce terrible événement a produits chez les siens. Un accident de voiture. En Angleterre. Alors qu’elle était en séjour linguistique et qu’elle venait de passer une belle journée de shopping à Londres en compagnie de deux jeunes allemands et d’une amie. Accident. Ce qui arrive. Imputable au hasard, à la fatalité, imprévisible ; à la fois irréel et réel dans sa brutalité et dans son irréversibilité. Dans l’onde de choc qu’elle provoque. Nul, jamais, n’avait imaginé cette éventualité jusqu’au moment où cette mort s’est imposée, à tous, comme telle. À chacun désormais de se débrouiller avec sa souffrance. De construire sa vie en intégrant la réalité de cette mort. Avec sa part de culpabilité. Le père s’enferme dans son silence, incapable de surmonter l’épreuve de la perte de sa fille et celle du visage disparu :

 

«  chaque jour je me suis levé en pensant à son visage brûlé
 

chaque jour j’ai mis mon corps debout
 

chaque jour je me suis rappelé le bâtiment devant lequel j’ai dit à geneviève qu’il ne fallait pas qu’elle entre, que j’irais seul, que ce serait trop dur pour elle… »

 

La mère, elle, garde la mémoire de son enfant dans son ventre.

«  j’ai moi la mère porté ma fille dans mon ventre et la naissance qui l’a séparée de moi ne l’a jamais éloignée de mon corps où elle demeure »

 

Le père ne se remet pas de la vision du cadavre qu’il est allé reconnaître à la morgue. La mère ne se remet pas de n’être pas allée auprès de sa fille une dernière fois.

 

«  je n’ai pu voir ma fille et je l’ai accepté, pour ne pas renforcer la faiblesse de mon mari, à cause de cette mort, j’ai accepté à cet

instant-là ce que j’ai su que je regretterais toute ma vie »

 

Quant à Ludo, qui a pris les cris de ses parents pour des rires, il se demande « si l’on peut faire un bon fils quand on n’a pas l’intelligence de ses parents, ou l’intuition de ce qui se passe, lorsqu’on est incapable de distinguer la joie de la  douleur… »

Chacun séparément se reproche de n’avoir pas senti que la mort
emportait Godeleine.

 

« les parents n’ont rien entendu, j’ai crié très fort pour qu’ils m’entendent du salon ou que ça les réveille, mais je suis morte ainsi, dans leur silence », dit Godeleine dans « son » monologue.

 

« j’étais au salon avec geneviève, nous discutions ou nous lisions, et notre fille, qui hurlait qu’elle était en train de mourir, je ne l’ai pas entendue », dit le père dans le sien.

 

«  nous étions au salon, je n’ai rien entendu, notre fille mourait et je continuais à discuter, à lire ou à tricoter, je ne l’ai pas entendue hurler tout ce temps qu’elle a mis à mourir, ce qu’elle a hurlé pour nous atteindre, je ne l’ai pas entendue de l’intérieur de mon corps qu’elle n’avait jamais quitté, et cette violence irréparable, au lieu que je crie de la colère, m’a condamnée, à cet instant où j’aurais dû sentir que nous nous séparions, à une infinie tristesse », dit enfin la mère.

 

Cette faute-là, incompréhensible et inconcevable, pèse de tout son poids de souffrance sur le père et sur la mère.

Le « monologue de godeleine » conduit le lecteur au cœur des pensées qui traversent généralement les vivants lorsqu’ils sont en présence de la mort d’un de leurs proches. En le faisant pénétrer dans l’espace mental de la jeune fille qui se parle comme morte, en lui permettant de commenter sa propre mort, Ludovic Degroote rend vivante, proche, intime, la disparition de sa sœur. Ce renversement des rôles crée avec la défunte une proximité qui la rend à la fois tangible et bouleversante.

Parfois, Godeleine s’adresse à son petit frère, qui retranscrit, quelque quarante années plus tard les mots de sa sœur :

 

« méfie-toi du pathétique, petit Ludovic, méfie-toi de toi ».

 

À ce conseil, l’homme d’aujourd’hui répond :

« tu m’as dit de me méfier du pathétique, petite godeleine, tu as bien fait, sinon je n’aurais passé ma vie qu’à ça, ça n’a rien changé, on n’échappe pas à ses pentes »

C’est peut-être pour échapper au pathétique qui le cerne et pour s’en libérer que l’écrivain a supprimé toutes les majuscules. Ramenant ainsi les noms propres à l’état de mots ordinaires. Les associant aux choses courantes, événements et actes. Et en les désacralisant, les rendre accessibles, supportables et pourtant essentielles, dans ce qui reste du temps à vivre.