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Mina Süngern, Kalamazoo et autres textes

 

Des tourterelles s'envolent d'une cheminée

 

Derrière six carreaux lenticulés d'éclaboussures,
la pluie contre la façade opposée
s'est oubliée de part et d'autre d'un lampadaire :
deux traînées blanches s'étirent vers le sol
et sous les larmiers redondent
des stalactites de propreté à deux dimensions.

Le toit de l'immeuble est un bandeau colorié
de traits rouges et bruns où se dressent
sous le ciel blanc et par grappes parallélépipédiques
les souches des cheminées en ciment. Autour
des mitres à forme de lanterne reposent
impassibles des tourterelles.

Mol dimanche rampant, pétrifié
dans les lignes et les volumes où dominent
sans intermédiaires l'anthracite et le fer ;
à l'encontre de tout principe c'est ton épaisse
stabilité qui provoque, au bain de l'observation,
la dissolution de tes éléments.

Quand soudain – renversement de la formule – 
les tourterelles prennent leur essor, rompant
d'un délié vif sur la blancheur la statique du tableau.
Alors grains, creux, traces, brèches et reliefs
retrouvent de leur mordant les contours, solide
leur dédain ; et mon organisme une ivre caducité. 

 

 

Le monstre de ma colère

 

Qu'il ne laisse que cendres dans son sillage
le monstre de ma colère puisqu'à ma source et tout le long
de ce muret de pierres verdoyant de mousse
s'appuie un silence qui n'a pas de mesure :

cette Présence dont j'attends l'adresse
d'un oui bras ouverts et solides, reste par devers moi
imperturbablement coite, et comme un ressac
à cette grève toujours ma phrase échoue et s'humilie.

Alors se lève l'aspiration aux représailles :
s'il n'est pas de lieu pour ma voix, que toutes s'éteignent
dans ce silence crevé par ce silence plus cru
dont sort mon corps net proportionnel à ma nudité.

 

 

Le petit gars à mobylette

 

En jetant à peine un regard par la fenêtre de la voiture
il se peut qu'on soit saisi
par une image qui, à elle seule
condense le sentiment de la vie toute entière.

Ainsi du petit gars à mobylette.

Je ne vis pas son visage ni ne me souviens
d'aucun détail de sa silhouette. Simplement,
sa présence fut une profondeur creusée
à la surface de l'ordinaire.

De cette profondeur jaillirent ses cellules
soudain visibles sous l'extériorité
de la lumière, et dans le relief incessant
de leur travail. – Elles travaillaient

à régénérer sa mémoire, à renouveler sa peau,
à sécréter de la matière « homme », et cela sans autre but
que de continuer le travail de milliards
de milliards d'autres cellules depuis des millions d'années.

Aussi le petit gars et sa mobylette étaient encastrés
dans la réalité du monde – l'immeuble à l'arrière-plan,
la route, le trottoir ; nul échappatoire :
il n'existe pas en dehors de son lieu.

Qu'importe où se rendait le petit gars à mobylette
sa volonté pèse peu dans l'éclat qu'il révèle
où miroitent les forces naturelles et sociales
par lesquelles il est façonné comme une pierre.

Kalamazoo

 

La chambre donnait sur l'autoroute et la fenêtre encadrait le lampadaire
du parking dont la lumière obscène, comme celle des projecteurs dans les
stades de foot, confisquait toute intimité malgré le store baissé. 
Toutes les nuits, le trafic était une machine irrégulière qui effilochait la
corde du sommeil.

Impossible d'ouvrir les fenêtres en grand, bloquées à dessein. Aussi
partout flottait une écœurante odeur de rat crevé qu'on aurait tâché de
dissimuler sous un désodorisant chimique : c'était l'odeur de la
climatisation qui tournait en circuit fermé. 
Ou bien celle de cadavres qu'on recyclait dans les soubassements.

*

Un jour (férié), je dus marcher le long de l'autoroute (car il n'y avait pas
de bus) pour chercher à manger. Alors je constatai à quel point les
machines séparent le règne du vivant en deux catégories d'individus : sur
l'étroit bas-côté de l'axe que parcourent sans discontinuer, dans le
vacarme et la puanteur, ces carapaces améliorées, on se sent comme un
vague végétal mobile et incongru.

Et comme cette différence de nature à la longue nous use, nous réduisant,
sans qu'on ait de quoi y résister (en regardant ailleurs par exemple), à la
fragilité de notre chair, on est pris de vertige, comme lorsqu'en haut d'une
immense tour on ne parvient plus à s'adapter aux dimensions, et de l'envie
de résoudre cette incompatibilité en se jetant sous les roues.

C'est pourquoi j'attachai, avec une tendresse sororale, ma concentration
aux touffes d'herbe jaunie qui résistaient tant bien que mal sur le bitume.

*

Chaque fois que je rentrais, je retrouvais, assis sur un banc à côté de
l'entrée, un couple de vieux qui me dévisageaient, impassibles, tandis que
j'avançais vers la porte. Leur neutralité était confondante : comment s'y
ajuster ? Lui portait un pansement sur l'œil droit ; d'elle la brise soulevait
une mèche au ralenti. Je disais bonjour. Pas de réponse. 
Alors il me semblait être un personnage dans un film de David Lynch.