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MORT-HOMME

 

– Vous me voyez, là ?... Oui ?... Et vous m’entendez ?... Bon.
Eh bien, c’est déjà ça que vous y croyiez, non ?
On m’a trouvé un corps, c’est déjà un bon signe.
Je vais donc essayer de bien tenir ma ligne
Et tout en restant là disparaître à vos yeux.
Autant vous prévenir, ce sera fastidieux,
Un vrai enfantement, douleur et délivrance,
Mais avec moins de sang, mais avec moins de transe,
Un peu plus drôle aussi, quoique la joie en moins.
Vous vous dites déjà : ce type fait le point,
Il ne tient qu’à un fil, l’identité vacille…
Vous vouliez un comique, un vrai faux joyeux drille
Avec son air idiot ?… – Prestidigitateur
Improvisé du jour, à décocher vos pleurs
Je ne prétends pas même et préfère en conscience
Vous voir enfin grincer d’un bon vieux rire rance
Et qui reste au-dedans. – Je vais naître à l’envers
Et vous allez me voir revenir de l’enfer.
Appelez-moi André, André ça veut dire homme,
C’est assez générique et ça va pour ma pomme.
Mais bon, André comment ?... Va pour André Comment !
(Il y en a déjà qui pensent que je mens…
Et ce n’est qu’un début !) Je suis mort à la guerre,
Agé de dix-huit ans, trois mois après mon père
Et six avant mon frère, un jour de vingt-neuf juin
En dix neuf cent dix-sept. On a serré les poings,
L’éther était passé de la soupe aux artères,
Dans un état second on a gravi la terre,
Les tympans en charpie et sourds à ce bordel
A désaxer le temps… C’était plus trop nouvel
D’avancer en machine au feu d’autres machines,
De courir en bons cons s’abriter aux ravines…
Je suis mort au Mort-Homme, atteint à l’estomac,
Perforé tout à fait ; ce fut un long trépas,
Je disais que : Maman, Maman. J’avais mes tripes
Qui sortaient doucement en plein dans le cass’-pipe,
Métal sifflant furieux. Dans d’argileux boyaux
J’avais si tant marné que j’avais l’aloyau
Qui se faisait la malle, et pas qu’un peu mon pote,
L’organe en chiée de sang partait tout en compote
Et ne rentrerait plus. Je n’étais que douleur
Et je ne sentais rien, anesthésié de peur,
D’éther encore un peu. Je regardais mon ventre.
Je ne sais pas les noms de ce qui passait entre
Mes doigts. Mais ça gluait. La mort sortait de moi,
Et c’était moi, oui, moi, mourant entre mes doigts,
Lentement exhalé. Je fus André Comment,
Crevé à dix-huit ans, peu après la Saint-Jean,
Aux plus longs jours de l’an ; je fus un pauvre type,
Bleusaille fait grognard, tombé au casse-pipe
En soutenant sa trip’. – Si on vous a choisi
Un gars de quarante ans, sans prendre mon avis,
C’est qu’on se fout de vous ou bien que l’âge d’homme
A pris du plomb dans l’aile en la vie sans arôme…
Au fond, je m’en balance… pourvu qu’on trouve encor
Quelque chose de moi, malgré l’étrange corps
Tout intercalé là, à la croisée des mondes.
Parvenu malgré moi à cette vie seconde
Dans un corps incongru, je ne suis pas en fait
Celui que vous voyez ni que vous entendez.
Et mes mots, pauvres mots, dont la sanie s’écoule
Dans cette fausseté qui toujours roule et roule,
Ils ne sont pas à moi, on me les a volés.
Je n’ai pas l’instruction, je ne sais pas parler,
Même le Notre Père, à mon heure dernière,
Je l’ai pas mis dans l’ordr’ – Maman serait pas fière.
Il a dû leur falloir un type qui écrit,
Guignol ayant le temps d’articuler mon cri –
Quoi qu’il ne sache rien. Ils m’auront fait fantôme,
Ni ici ni là-bas ; l’homme mort au Mort-Homme
Qui n’a rien à vous dire, il est là pour parler
Dans le corps d’un acteur sachant lire un papier.
(Misère épouvantable où les spectres gémissent,
Privés de leur repos par des tocards factices !)
Tout est pourri de faux. Ce corps n’est pas le bon,
Sa voix porte les mots d’un crétin de bon ton
Qui a cru m’inventer ; et je suis là quand même,
Ombre portée du Verbe, étendu mort et blême
A ce maudit Mort-Homme. – Et c’est toujours ainsi,
Vous vivez d’illusions et de spectres transis,
De personnages plats d’auteurs plus que médiocres
Dont vous rêvez la vie en rose, en vert, en ocre,
Colorant la bluette avec la dépresssion
Gravissime, ô douleur ! (C’était trop de pression.)
Souvenirs incarnés mitraillant la mémoire,
Vous hachant tout menu et ravageant vos poires –
Vos poires de salauds glandouillant dans les bars,
Consommateurs actifs qui lèverez trop tard
Vos carcasses de morts pour devenir mort-hommes
En ayant tout planté –, nous sommes vos fantômes,
Nous sommes vos amours et votre cauchemar,
Chargés d’atténuer la douleur du départ
D’une ouate de rêve avant que l’heure sonne !
– Ne vois-tu pas enfin qu’il n’est ici personne ?

 

19 juin 2013

Mort-Homme, laisse XIII du « fatras » en cours, a été interprété par l’auteur, en Avignon, les 15, 16 et 17 juillet 2013, dans la nuit, au Délirium, dans le cadre du If (ni In ni Off), manifestation proposée par Les Arts émouvants de Laurent Schuh.