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Naissance de Recours au Poème éditeurs. Matthieu Baumier et Christophe Morlay exposent la raison d’être d’une maison d’édition numérique dédiée à la poésie

recoursaupoemeediteurs.com

Christophe Morlay : Bonjour Matthieu Baumier. La troisième année du magazine Recours au Poème vient de débuter. Après deux ans d’activité régulière, vous prolongez maintenant l’action du magazine par la naissance de Recours au Poème éditions, exclusivement numérique. Pouvez-vous nous expliquer votre démarche, qui pourrait sembler, au regard de la propagande occidentale instillant dans notre regard la nécessité de la globalisation économique,  utopique et passéiste ?

Avec l’ami et poète Gwen Garnier-Duguy, nous avons décidé de prolonger l’aventure en cours de Recours au Poème sous forme de maison d’édition de livres de poésie au format exclusivement numérique. C’est, de notre point de vue, d’une extension du domaine de la poésie dont il s’agit. Nous ne croyons pas un instant en la réalité concrète de l’image parodique dans laquelle on nous intime de vivre, ce que notre ami Paul Vermeulen appelle parfois le « simulacre ». Dans la foulée d’un Baudrillard ou d’un Debord. Deux de nos figures tutélaires, avec Daumal, Jung, Rolland de Renéville, Juarroz, Paz, l’André Breton des arcanes, Jean de la Croix et quelques autres. Éditer de la poésie serait « utopique et passéiste » ? C’est effectivement ici que se noue l’utopie : dans la présence simultanée du passé et du futur, illusoires, dans l’instant du présent. Ce pourrait être une définition de la poésie : une étincelle d’instant. La poésie est vivante. Il arrive qu’une sorte de « déprime » très franco-française affirme ou se plaigne du contraire. C’est tout bonnement ridicule. La poésie est vivante et nombre de critères actuels le montrent, à commencer par l’amplitude du lectorat d’un magazine comme Recours au Poème. La poésie n’est pas en crise en France, encore moins ailleurs dans le monde. Si les poètes semblent avoir des difficultés à « rencontrer un public », comme l’on dit, la cause est ailleurs que dans l’existence même de la poésie. Qui peut décemment croire que la poésie serait moribonde ? Comme si un tel événement était du domaine du possible. Non, si crise il y a, il convient de se demander ce qui ne « marche » pas dans le fonctionnement du « milieu » de la poésie, depuis toutes ces années. Pourtant, il y a des poètes et des lecteurs. Et surtout : des hommes et des femmes qui intérieurement ont une nécessité permanente de poésie. Où le bât blesse-t-il ? Je choisis volontairement de ne pas répondre à cette question ici, cela ferait polémique. Pour l’instant en tout cas, chaque chose en son temps. Partis de ce constat que quelque chose « cloche », nous avons mis en œuvre le magazine Recours au Poème, lequel cristallise autour de son lieu bien des actions poétiques. L’advenue de la maison d’édition et le choix du numérique exclusif sont une sorte d’étape suivante, naturelle, c’est pourquoi nous utilisons l’expression « extension du domaine de la poésie ». En apparence, ce domaine a été restreint. Pour nombre de raisons. Il n’a pas à l’être : la poésie est intrinsèque à l’humain. D’un certain point de vue, l’être humain est un être poème. Je reprends ici le fil de votre question : rien de passéiste, donc. La poésie est toujours actuelle. Mais un grain d’utopisme sans doute : quel acte révolutionnaire plus poétique que le combat pour la vie lumineuse de la poésie face au monde inégalitaire contemporain ? La poésie dit tout le contraire de ce que dit la prose contemporaine du monde : elle est simultanément instant et long cours. Vie, mort et renaissance. Le temps de la lecture d’un poème annule le faux monde qui se présente devant nous comme vrai. Une étincelle. Mais de cette prétention au vrai, chacun connaît la réalité : rien. Il faut de la poésie et du rire, ce sont deux armes destructrices pour ce monde du désir. Nous sommes profondément ancrés dans le monde si nous sommes des êtres poèmes. La vie est un Poème. Il suffit de regarder par la fenêtre. La morbidité à l’œuvre, sous sa forme économique, ne doit pas nous leurrer : elle a déjà vécu. Et à ce cadavre qui bouge encore, rien de mieux qu’un peu de poésie dans les oreilles pour l’aider à passer la main. L’utopie d’un monde reprenant pied dans le Poème qu’il est, oui, cette utopie nous convient. Elle est tout le contraire d’antimondialiste. Recours au Poème agit à l’échelle mondiale. Mais la Globalisation que vous évoquez et nous, nous ne parlons pas le même langage et nous ne parlons pas du même monde. Nous, nous sommes dans le réel et le concret, pas dans le Spectacle insignifiant. Ce monde que vous évoquez n’existe pas. Il fait semblant et ce faisant déclenche des forces destructrices. La poésie est le recours face aux conséquences de cette illusion. Le monde n’est absolument pas désenchanté. La conversion du regard qu’est la poésie ouvre sur cette immensité là : ce réel qu’est l’enchantement du monde.

 

 

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N’y a-t-il pas une contradiction à publier de la poésie en numérique ?

Étrangement, le mot « contradiction » que vous employez me fait penser à l’expérience qu’est la lecture des Pouvoirs de la parole, de Daumal. Le poète évoque une expérience de vie, vitale plutôt, vécue au sortir de l’adolescence. Sa vision. Ce qu’il a vu, en regardant « l’infini par le trou de la serrure » comme il dit. Cette réalité vue : « La certitude de l’existence d’autre chose, d’un au-delà, d’un autre monde, ou d’une autre sorte de connaissance ». Vous me permettrez de citer largement les dernières lignes de son « souvenir déterminant » : « N’étant pas devenu fou tout de suite définitivement, je me mis peu à peu à philosopher sur le souvenir de cette expérience. Et, j’aurais sombré dans ma propre philosophie si, au bon moment, quelqu’un ne s’était trouvé sur ma route pour me dire : « Voici, il y a une porte ouverte ; étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi ». Tout René Daumal est dans ces mots et dans ce texte, texte par ailleurs fondamental pour qui veut saisir ce qui se passe en profondeur dans la poésie contemporaine, tout comme son poème « La Guerre sainte » d’ailleurs. Voyez-vous, cela peut sembler surprenant, mais pour moi, cela répond à votre question car il ne peut y avoir aucune contradiction de cette sorte au sein d’une réalité qui n’a de réel que le mot. Le papier et le numérique n’existent pas, sauf dans les mots que nous employons par facilité. La poésie, par contre, cela, c’est du concret. Et la poésie n’a rien à voir avec, par exemple, la littérature. Encore un mot, cela. La poésie est un état de l’esprit naissant et renaissant sans cesse au cœur de l’expérience intérieure. Depuis ce point de vue, il n’y a pas de débat sur le fait de publier ou non de la poésie au format numérique ou au format papier. Ce sont des questionnements insignifiants. La mise en lumière du Poème par la poésie, quels que soient les supports, c’est cela qui importe. Et puis… Les artistes, sous toutes leurs formes, n’ont-ils pas toujours utilisé les médias de leur époque ? Aujourd’hui, il arrive qu’on s’arc-boute sur la question du papier… C’est très étonnant. Conservateur, même, en quelque sorte. Il y a comme une confusion entre le contenant et le contenu : la poésie n’est pas le matériau sur lequel elle a été publiée durant deux ou trois siècles. Elle est ce qui est donné à lire sur ce matériau. Le numérique est un matériau qui donne à lire des poèmes. N’est-ce pas merveilleux ? Ceci dit, nous ne sommes aucunement opposés à ce que de la poésie continue à être éditée au format papier. Et puisque vous me regardez silencieusement avec un drôle de sourire, comme si je venais de dire quelque chose de bête ou d'important... Je vais vous raconter une anecdote. Au mitan des années 90, jeune "auteur", je me trouvais dans un jardin en compagnie de poètes, parlant poésie, édition, profondeur, condition de l'étant, et vin. Rien que de très normal. J'entendais, chez quelques uns, une minorité heureusement !, de drôles de paroles au sujet d'éditeurs comme Rougerie ou Rafael de Surtis... Que tout de même ils pourraient diffuser mieux leurs livres, que leurs contrats ceci et cela... Que leurs livres ceci, leur "prétention" cela... Vous vous rendez compte ? Evidemment, ces paroles étaient proférées par des personnes qui font peu de cas d'autre chose que de leurs petites personnes. De qui parlait-on alors ? Mais d'éditeurs qui consacrent et/ou ont consacré toute leur vie à la poésie, et en particulier à celle des autres ! Des hommes extraordinaires fabriquant des livres sur presse ou les cousant à la main ! Pourquoi je vous raconte cela... Voyez-vous, pour nous, des gens comme Rougerie, ou Paulhan sur un autre plan, sont éditorialement nos "figures tutélaires". Voyez-vous, nous consacrons beaucoup de nos existences à la poésie des autres, et ce avec les presses d'aujourd'hui. Nous utilisons la presse à plomb du 21e siècle, et elle s'appelle "numérique".   

Les différentes collections de Recours au Poème éditeurs ici

 

 

Recours au Poème magazine est ouvert aux mondes poétiques et à la poésie internationale. Pourtant, au sein de votre travail, vous développez un courant de pensée nommé « poésie des profondeurs ». Comment définiriez-vous cette notion ?

Sur ce point, je me permets de vous engager à lire les travaux de notre ami Paul Vermeulen, lequel est, d’entre nous, celui qui œuvre ouvertement à la pensée de ce qu’est la poésie des profondeurs. Une partie de ses textes est ici. En particulier ses « notes pour une poésie des profondeurs ». Et l’on me dit qu’il préparerait un essai sur ce sujet. J’espère qu’il ne s’agit pas d’une rumeur car je serais fier d’être l’éditeur de cet ouvrage. Le courant de pensée que vous évoquez ne se résume pas à des noms ou à un groupe restreint de personnes, bien au contraire. Cependant, puisque Paul Vermeulen travaille en quelque sorte la poésie des profondeurs en tant que concept (même si je doute qu’il apprécie l’emploi de ce mot), je préfère donner à lire cet extrait de sa plus récente note, parue dans Recours au Poème fin août 2014 :

« La réponse à cette question, qu’est-ce que la poésie des profondeurs ?, est une réponse vivante, c’est-à-dire en mouvement et en changement permanents et perpétuels ; lire les marcheurs de cette poésie est une première étape pour qui veut répondre. Car, ainsi que le voulait Paz, la poésie est œuvre, et il n’est pas d’œuvre concrète sans travail authentique : la compréhension de ce qu’est la poésie, en tant qu’elle est nécessairement poésie profonde, ne peut s’atteindre sans ce travail qu’est la marche en compagnie des autres marcheurs/poètes profonds. Les poètes évoqués plus haut posent la première pierre sous vos yeux [Vermeulen évoque ici des poètes tels que Daumal, Juarroz ou Paz]. Qu’elle soit pierre d’escalier ou de fondation, la démarche est la même. L’apprenti poète, s’il s’est personnellement reconnu comme apprenti poète et non illusoirement déjà considéré comme poète sur la base de ses trois premiers médiocres vers, peut alors poser le pas sur cette pierre, et ainsi commencer à construire lui-même l’escalier, cet escalier qui s’élèvera tandis que le poète avancera dans la perspective de rencontrer l’étoile autrefois recherchée par les alchimistes, mais aussi par Breton, Artaud ou Daumal ; ou alors, il peut polir cette pierre et construire peu à peu l’édifice de lui-même, se construire comme poète, c'est-à-dire comme homme. Car l’homme, partie participative de la vie, est par nature partie prenante de la poésie qu’est le monde, c’est-à-dire du Poème. Vous me direz : mais… vous ne répondez pas à la question ! Cela est faux. Je ne cesse de répondre à la question, mot après mot. Le déficit de travail personnel menant à l’incompréhension de ce qui est explicite n’est pas le fait de ce que nous expliquons sans cesse. Quiconque attend une réponse fixe et rationnelle ne peut comprendre ce qu’est la poésie en sa profondeur : l’autre du rationnel, son extérieur. Une altérité. Le réel qui se situe au-delà de l’apparence illusoire de la réalité. Pour saisir la réponse à la question, il ne suffit pas de la poser : il faut vouloir écouter la réponse. Et ce vouloir, personne ne peut le vouloir à la place de celui qui questionne. Nous ne pouvons apporter que des pistes. C’était aussi la démarche d’Octavio Paz quand il écrivait : « L’événement de cet étant futur de poésie totale suppose un retour au temps originel. C'est-à-dire au temps où parler était créer ». Et ailleurs, au sujet de la manière dont la poésie est mise actuellement en exil : « Les conséquences de cet exil de la poésie sont chaque jour plus évidentes et plus redoutables : l’homme est un être banni du devenir cosmique et de lui-même ».

J’imagine que l’on n’osera pas, depuis la pyramide de son inculture, accuser Octavio Paz d’être un charlatan new âge ?

Agir depuis la profondeur même du Poème, être la poésie même en sa profondeur, cela ne se théorise pas : cela se vit. « Ici déjà je fus », écrit Octavio Paz. La poésie des profondeurs est cela même qui, conscient de l’être dans la mort, renaît en permanence par le mouvement de la métamorphose perpétuelle et permet à la vie de marcher sans cesse. La réponse est claire, et c’est pourquoi Daumal nommait cette poésie « la guerre sainte ». Nous, Recours au Poème, ne doutons absolument de rien, tout comme Paz ne doutait de rien : « La victoire de la poésie est le signal de la fin de l’âge moderne ». La poésie des profondeurs n’est rien d’autre que ce signal. Que voulez-vous, nous ne pouvons rien à ce fait : la poésie est l’authentique palais du roi, là où ce qui est nommé est.  

On l’aura compris : la question est celle de l’expérience poétique vécue nécessairement comme préoccupation première. Et ceci, tant au sein de l’homme/poète que de la vie/Poème. La poésie est l’arche de ce monde. Et les poètes des profondeurs sont, d’une certaine manière, des métamorphosés. Il s’agit donc de remettre ce monde en situation de transparence, pour parler avec René Char. L’acte est politique, bien sûr. Poétique, sans aucun doute. Il est aussi philosophique. La poésie et la philosophie sont deux sœurs inséparables. Tout comme elles sont inséparables de la chorégraphie et du chant. De ce point de vue, le poète profond est un primitif et revendique cet état, un peu comme des poètes autrefois revendiquèrent l’état de négritude. L’esclavage contemporain s’est étendu à l’ensemble des hommes : c’est aussi cela que révèle le recours au Poème. En tant qu’anti poésie, l’oppression n’a plus de couleurs. Elle concerne tous les hommes et tout l’homme. C’est pourquoi les débats portant sur qui est plus victime que qui ou qui d’autre n’ont pas de sens à une échelle autre que conjoncturelle. L’action anti poétique de ce monde est une action menée contre tous les hommes et tout l’homme en l’homme. Contre tout ce qui ne peut pas mourir : c’est pourquoi recourir simplement au Poème conduit en effet, Paz a entièrement raison, a donner le signal d’une victoire. C’est pourquoi aussi cette position est révolutionnaire par nature : la simple préoccupation du Poème abat le simulacre/parodie dans lequel nous croyons parfois être enfermés. La poésie est en réalité la musique muette du réel. Et cela fait un sacré brouhaha quand on ouvre un peu les oreilles ! Le poète papillon se métamorphosant intérieurement métamorphose le réel. C’est exactement ce qui est discrètement en train de se produire dans les soubassements du simulacre. Il s’agit donc d’action poétique. Le mot « action » est ici important. Nous en appelons au Poème, à son recours, car nous savons que la grande question contemporaine est celle de la transformation de l’homme en poème vivant. Il y a en cela quelque chose de la source évoquée par Heidegger. La grande question contemporaine est ainsi, comme elle n’a finalement jamais cessé de l’être, celle de l’origine. De l’être. Le monde n’est pas politique, à peine économique : il est philosophiquement métaphysique. Nous sommes des hommes engagés dans un monde métaphysique. L’oubli de cela, au profit de l’économique, du politique, du global, que sais-je encore…, cet oubli est le symptôme du mal être de l’humain contemporain, un mal être dissociatif. Intérieurement dissociatif. La réponse a cette question ne se trouve pas dans les succédanées de religion, pas plus dans les religions du reste, pas non plus dans la consommation, le désir… Non. La réponse est dans ce qui fonde la nature intérieure de l’humain : le lien en lui entre le haut et le bas, c’est à dire entre ce poème que l’homme est en lui et ce Poème que la vie est en elle-même. Le poète profond est alors celui qui crée le chemin même sur lequel il marche, une marche vers la parole originelle qui, cependant, n’est pas marche de retour – ici le mot passé n’existe pas et l’humain avance toujours dans un futur qui est son présent. La création de ce chemin est en même temps chemin qui transmue le poète, le recrée en conscience homme/Poème, homme réellement. Métamorphosé. Un vivant concret. On le voit, la dichotomie entre « matérialisme » et « spiritualisme » perd ici tout intérêt et même tout sens. La question de la poésie aujourd’hui se joue précisément là. C’est pourquoi nous travaillons à une extension du domaine de la poésie. C’est aussi pourquoi cette extension ne peut avoir lieu que dans le contexte où nous vivons : le contexte numérique. La vie quotidienne, concrète, corporelle ; humaine, en somme.

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Est-ce une démarche politique ?

Bien sûr. Existe-il une démarche qui ne soit pas politique, particulièrement au sein du réel de l’Art ? Si je prolonge mes mots au sujet de Daumal… Voilà un poète qui exprime le souvenir qui fait ce qu’il est, lui, René Daumal ; un souvenir vécu comme une approche terrifiante de ce qu’il nomme, en référence aux textes sacrés de l’Hindouisme « L’Être divin » (avec une majuscule, qui oserait cela aujourd’hui en France ?) ou encore « L’évidence absurde ». Et ce poète dit tellement ce que sont la poésie et l’être/homme/poète, une vision du sacré du monde et de la vie, que ce qu’il dit ne peut qu’être en rupture complète avec la modernité bassement matérialiste dans laquelle nous sommes plongés. Je ne parle évidemment pas ici de « matérialisme » au sens philosophique du terme, car d’un certain point de vue, non contradictoire malgré les apparences, un poète tel que Daumal (et avec lui tous les poètes des profondeurs) peut être lu sous un angle philosophiquement matérialiste, exactement comme l’Hindouisme peut être saisi en un sens philosophiquement matérialiste. Non, ce monde « matérialiste », au sens du politique contemporain, c’est le monde du désir, ce que j’ai envie de nommer la grande Désirance. Ce monde dans lequel agissent et décident des « hommes » qui sont en réalité des gamins capricieux de trois ans. Qui ne voit pas cela en regardant ce que les médias lui donnent à voir comme étant prétendument le monde ? De ce point de vue, considérer que la poésie est un acte sacré est une rupture complète et finalement révolutionnaire avec ce monde.

Daumal évoque les « êtres qui se sont réellement transformés ». La poésie est un lieu de cette métamorphose. L’acte et l’agir tiennent du sacré, la réalité se vit dans le monde et donc dans la matière. En cela, il n’y a pas contradiction mais complémentarité entre saisie sacrée et saisie matérialiste, au sens philosophique, du monde. Et sans doute cette manière de saisir le réel est-elle politique. Le poète des profondeurs se transformant volontairement, entièrement, sous toutes les formes que sont sa Forme d’être, transforme le monde.

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Si l’on en croit Roberto Juarroz, dont vous vous réclamez dans la « profondeur » et dans le « recours », la poésie est issue du silence, de la contemplation. N’y a-t-il pas là encore, dans votre démarche, une antinomie fondamentale par la dimension spectaculaire que vous donnez à la poésie en investissant la toile en flux tendu, les réseaux sociaux, tout ce qui fait le jeu de la déréalisation de l’humain ?

« Issue du silence », oui. La poésie est un très vieux silence, elle est ce silence qui est le dire de la parole originelle. Celle vers laquelle nous marchons dans ce passé qui est notre futur qui est notre présent. La question est alors de marcher en conscience de la marche. Le monde n’en a pas terminé avec la pensée de Heidegger. Mais ce silence, reprenant Juarroz, vous le montrez comme étant « issu », et cela est pour nous en rapport avec l’idée de surgissement. La poésie authentique est ce silence surgissant et de ce fait grondant comme une sorte d’orage. Une tempête silencieuse. C’est de ce silence poétique, de cette parole d’orage silencieux, dont le simulacre a besoin immédiatement. Un peu comme un enfant qu’il faut gronder pour l’aider à grandir. Car la particularité du simulacre n’est pas d’être quelque chose comme une autre façon d’être du Mal – j’emploie le mot au sens théologique bien que je ne sois pas certain de la réalité de l’ombre qui semble se profiler derrière le mot. Le simulacre n’est pas le Mal. C’est une sorte de gamin malicieux, coquin, et de ce fait dangereux. Un gamin qui dans sa complète inconscience multiplie les bêtises. Dangereux pour lui et pour les autres. C'est-à-dire pour nous tous, et l’ensemble de la vie. Nous sommes comme enfermés dans une sorte d’enfance capricieuse. Et au-dedans de cela, recourir au Poème est provoquer le surgissement de ce que nous pouvons dire ainsi, détournant très légèrement Heidegger : « Le poème est : Poème ». Ce dire est acte de subversion absolu. Nous marchons dans et vers le Poème. Ou plutôt, dans et au devant du Poème. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas d’en appeler à un état antérieur, une autre forme d’illusion cela, laquelle serait une sorte d’état d’esprit réactionnaire. Ceux qui nous lisent sous un angle « réactionnaire » ont besoin de relire leurs classiques. Non. Nous parlons tout au contraire de cela qui marche en notre direction tandis que nous nous présentons au devant de lui. Cela se noue en pleine clarté, dans la présence. Cet état de l’esprit est évidemment et profondément révolutionnaire. Du moins, en face de ce qui est communément appelé aujourd’hui « pensée occidentale », laquelle est, avant tout, déni de toute valeur concernant la pensée. Ce qui est révolutionnaire finalement : nous savons que nous nous acheminons vers le Poème tandis que le Poème se déploie en notre direction. Cela annonce de profonds bouleversements.

Entendons-nous bien cependant, et après tout bien des mythes racontent cette même histoire de la déréalisation de l’homme : la déréalisation de l’humain ne date pas de l’an 2000, contrairement à l’extension de ce que vous nommez la toile. Internet en tant qu’événement changeant nos modes de vie est chose très récente. Une quinzaine d’années tout au plus. Et encore… Juste quelques années pour la plupart d’entre nous. Internet n’est qu’un outil, et comme tous les outils il a plusieurs faces. Il peut être un de ces facteurs d’arraisonnement de l’humain. Il peut aussi être un prolongement de la main ou du cerveau de l’humain. Cet outil serait différent car il interconnecterait les hommes à l’échelle du monde ? Je ne suis pas certain qu’internet soit le premier acte d’interconnexion des humains… Je suis même certain du contraire. Internet est une évolution, brusque il est vrai, de la technicisation de nos vies et de nos sociétés. Il n’est pas une cause mais une évolution, une conséquence même par certains côtés. De ce point de vue, le possible d’une antinomie que vous évoquez n’a pas de réalité. Au Moyen Âge, mon ami Gwen Garnier-Duguy aurait créé une petite entreprise artisanale, avec chevaux et carrioles, pour transporter des poèmes partout dans le monde connu… Nous utilisons le cheval contemporain. Il s’appelle internet. Le possible que le numérique joue un rôle dans une déréalisation de l’humain existe sans doute. Je crois bien que le possible contraire existe tout autant… Nous pensons que la poésie est un plus d’humain, comme Breton pensait le surréalisme comme un plus de réel. De ce point de vue, l’outil numérique et l’utilisation du monde connecté afin de diffuser des poèmes sont des armes redoutables et positives. Il suffit parfois d’ouvrir le compas pour saisir le positif derrière des apparences de négatif. Par exemple, une vue à court terme consiste à considérer que le numérique serait un danger pour le livre… Comme si le livre était nécessairement livre papier. Bien plus : si l’on s’oppose au développement du livre sous forme numérique au nom d’une défense, par exemple, de la librairie occidentale (phénomène lui-même fort récent !) au nom de la « démocratie », que fait-on de… ces deux tiers de l’humanité qui n’ont pas accès à cette fameuse librairie ? Dans ce cas, de quoi le mot « démocratie » est-il réellement le nom ? Le numérique et l’outil internet sont des outils extraordinaires d’accès à la poésie. C’est ce que nous pensons. Du reste, le lectorat du magazine Recours au Poème est mondial. Nous publions des poètes qui parfois, en l’absence d’internet, n’auraient jamais été lus simultanément en Chine, au Ghana, en Algérie, aux Etats-Unis, en Slovaquie et au Mexique… Merveilleux, vous ne trouvez pas ? Personnellement, je suis estomaqué de voir tant de personnes faire la fine bouche devant un tel outil. Il y a bien de la liberté et de la démocratie au creux d’internet. Le risque du contraire aussi ? Oui, c’est exact. Tout cela est finalement banalement humain, je veux dire ce tiraillement entre deux tensions. Rien de neuf sous le soleil, même à l’ère d’internet. Et puis, je vais vous dire un secret : le débat sur les dangers de l’actuel internet et de l’actuel numérique aura vite été oublié dans quelques années quand cette forme d’internet aura vécu au profit d’une autre forme de technologie, elle-même à la fois utile et dangereuse pour l’homme… Il y aura le même débat au sujet de ce qui paraîtra alors nouveau… Il est possible qu’alors ce soit le livre numérique qui, menacé, connaisse son lot de défenseurs au nom de telle ou telle valeur, un peu passéiste quant à elle, de mon humble point de vue. Sérieusement : Recours au Poème agit dans le monde réel et le monde réel comprend une humanité dans son ensemble, une humanité aujourd’hui en grande partie connectée. Nos livres sont du concret naissant, vivant et se lisant dans un monde concret. L’illusion est de l’autre côté de la barrière. Pour transformer un monde il faut agir dans et sur ce monde. Comment sinon ? Pour nous, la poésie est un non conformisme absolu. Et l’agir de ce non conformiste se joue dans la confrontation avec et dans la réalité. Il n’y a pas, ou plus, de tours d’ivoires prétentieuses.       

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 Qui allez-vous publier ?

Comme dans toute maison d’édition, la « programmation » est en évolution permanente. Concrètement, Recours au Poème éditeurs est composé de plusieurs collections que l’on découvrira sur le site / librairie de la maison [ recoursaupoemeediteurs.com ] et chaque semaine dans les pages du magazine. Je ne voudrais donc pas tout dévoiler… Les premiers livres sont disponibles, d'autres vont l'être vite (novembre). Ce sont des recueils de poètes comme Gérard Bocholier, Michel Cazenave, Pascal Boulanger, des essais de poètes (Sabine Huynh, Lucien Wasselin, Jean-Marie Corbusier) sur des poètes (Ginsberg, Perros, Aragon), une anthologie de la poésie amérindienne féminine contemporaine orchestrée par Béatrice Machet… Bien d’autres projets pour les mois suivants, comme des recueils de Danièle Faugeras, Gaspard Hons, Louis Raoul, Horacio Castillo, Dara Barnat, Linda Pastan, Charles Simic, Réginald Gibbons, Barry Wallenstein… La présence de langues autres que la nôtre est un axe fondamental de notre action. La réédition aussi de l’exceptionnel Poésie de l’étoile, entretiens entre Armand Gatti et Claude Faber…  Des livres d’Elie-Charles Flamand ou Yves Namur… Pardon à ceux que je ne cite pas pour le moment. Quelques surprises dans le domaine de l’action poétique… Mais restons-en là. Un peu de secret ou de discrétion est en matière éditoriale de bon aloi. 

 

 

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