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Nathanaël, Sotto l’immagine

 

Sotto l’immagine (Sur les images), de la Québecoise Nathanaël, est un livre sur le post-2001 mais comme resurgi des configurations discursives des « années de plomb » italiennes ou allemandes. Expérience de non-poésie et de poésie latente, flux de soupe primordiale et chaotique, où la forme imite un dévidement d’images sur pellicule. Un livre qui s’appuie sur une expérience du cinéma à la fois éblouie et méfiante : « le cinéma est une forme d’insomnie, contrairement au livre. Il dispose différemment le temps », dit l’auteure (p. 15-16) et en influence même le rapport à la musique, si essentiel dans l’écriture.

Le livre est saturé par les figures du déplacement et du manque.

   Présenté comme écrit à la place de quelqu’un d’autre (« je fais le livre de Feder »), il commence par une réflexion sur Le Troisième Homme de Robert Wiene et le cinéma de Fritz Lang. Plus largement, c’est celui, des années 30 aux années 80, qui construit une réflexion sur l’énigmatique et l’oppressif qui intéresse l’auteure, et qui lui semble curieusement bien convenir au temps présent.

Le texte parle du cinéma, mais il vaut moins par ce qu’il en dit que par les symptômes qu’il produit. Parler y est l’exercice d’un décalage : « en prenant le mot dans sa bouche » ; « moi ce n’était pas l’Europe » ; « l’un comme la traduction de l’autre, pas du tout fiable » ; « la cinéphilie n’est pas du tout ma maladie. […] Elle est extérieure à moi » ; « le tout de suite ressemble à la période après-guerre, interminable », etc.

Parler du cinéma est l’exercice d’une refondation de l’écriture et d’un désenfermement, permettant d’échapper à « l’arrestation permanente d’une voix par laquelle j’étais devenu reconnaissable […] la voix particulière qui disait je ».

C’est une réflexion sur l’échec et la réussite, le contournement de l’échec grâce à une soudaine projection hors de soi et hors de la réflexivité de l’écriture : sortant de l’impasse de la réflexivité par le fait même de l’image, « le film, c’est la réussite du texte raté » (p. 11).

Même si le texte ne le fait pas, on pourrait appliquer ce principe au rapport entre poésie et récit ; image contre récit, image contre réflexivité viciée : cela conviendrait aussi bien au fleuve d’images du « bateau ivre » rimbaldien qu’à l’imagisme surréaliste, affirmation critique de la faillite de la raison. Le texte, cependant, s’il invite à cette réflexion, ne sort pas de lui-même du marasme de l’image, ou plutôt du marasme de ce dont l’image est à la fois symptôme et solution hypnotique. Le paradoxe, ici, est que le texte, sur l’image mais sans l’image elle-même, ne peut donc justement pas délivrer le sens que délivre l’image cinématographique : il n’est en quelque sorte que son image malheureuse, et le sent lui-même de bout en bout. Son flux verbal est image non du sens mais seulement de l’oblitération du sens. Pour cette raison même il semble aussi constituer comme une réflexion sur la religiosité moderne. Celle-ci n’est pas tant amenée par la figure de Pasolini que, dès le début (p. 13), par la rencontre de l’auteure avec un « cinéma qui fonde nos sociétés actuelles et demeure pour moi étranger », celui du « troisième homme », figuration de l’absence : « le troisième homme, c’est l’absent, c’est celui qui n’est pas présent ». On pourrait penser, en cherchant dans le texte ce que figure cette absence, que Sotto l’immagine est un livre sur la Shoah ; il l’est sans doute, mais il peut aussi être considéré plus largement comme un livre avec la Shoah comme participant incontournable mais plus universellement sur la solitude post-sacrificielle de notre modernité : dépôlarisée, dédialectisée, dédialogisée, anomique et entropique, où l’autre n’est plus, un autre avec qui réellement on puisse parler.

Dé-démocratisé par l’oblitération absolue.

Un flux sans agôn possible, sans autre.

On pourrait en effet aussi qualifier d’entretien à une seule voix ce livre où l’auteure explique, réfléchit, semble parfois répondre à une question qu’on n’a pas (impression renforcée par la photographie du prospectus de présentation, où on la voit, main portée aux lèvres et regard songeur dans un visage aux traits absentés par la réflexion). Matérialisation typographique de cette absence d’interruption dialogique : le texte manque radicalement de repères de mise en page, de mise en chapitre, de mise en ordre (et non pas en simple flux) des idées.

   Cette instructuration formelle n’est pas à considérer ici comme une poétique naturelle, un flux heureux, car elle s’accompagne d’un questionnement incessant du texte sur les artifices et les incertitudes.

Artifices de la couleur cinématographique : Antonioni fait peindre les feuilles des arbres car « le règne de la couleur est lui-même une imposition » (p. 31).

Incertitudes de la traduction : « l’obscurité égyptienne, après tout, est absolue. On peut se réjouir d’une telle phrase, mais pour très peu de temps, après on ne peut plus s’en réjouir, on est porté à s’en méfier terriblement » (p. 35).

Incertitudes de la musique et du corps qui la joue : « évidemment, le corps, si c’est le bon, est juste, mais il est si peu juste et si souvent mal ajusté à sa propre vibration ».

Incertitudes suscitées par l’erreur de lecture, avec par exemple la confusion entre Endlösung (la Solution Finale) et Erlösung, page 44-45. … Incertitude cumulative car elle semble déclencher une perte de repère supplémentaire (« je perds l’heure, j’ai perdu l’heure »).

Les réflexions successives sur l’exil, ou plutôt l’absence d’exil (« si je pouvais me prévaloir d’une quelconque idée de l’exil » : p. 46), le « théâtre de l’oblitération » et l’acte de passer la frontière, mais aussi la pluie, les tableaux menacés dans les caves inondées de New York (p. 52), la photographie et le fait d’être photographiée (p. 49), le fait d’ouvrir la fenêtre (p. 53), contribuent à cette saturation du texte par une poétique de l’incertitude.

Celle-ci étant désignée de façon récurrente comme liée à un moment de l’histoire : « l’an onze de mon désœuvrement », à savoir de la période 2001-2012, il convient de poser la question de la signification sociologique actuelle de cette littérature : de ce qu’elle veut signifier, exhiber, symptômatiser.

Que signifient la continuité logorrhéique, savante, bien écrite, intelligente, mais sans structure montrée, le monde de désordre, de vide, de vanité si proche de celui des films des (ou sur les) années 70 italiennes où ça parle, ça parle, mais avec rien au bout, sinon un vague mystère maffieux, militaire ou poétique, une tentative révolutionnaire sans ossature possible ? Après le 11 Septembre, dit Nathanaël, c’est à nouveau notre monde. Quelque chose contre quoi on ne peut rien. Monologue, pensée unique. Un monde, faudrait-il traduire, où aussi la poésie s’est absentée. Seul dialogue possible : avec l’image. Mais encore, que dit l’image ? Faut-il la penser si libératrice ?

Si les trois dernières pages, marquées par le thème de la pluie, semblent soudain plus alertes, plus belles et plus claires, le thème est cependant finalement lui aussi plus déceptif que rédempteur : là encore le défaut et le manque triomphent : « au lieu de faire un livre sur la dictature, j’aurais pu faire un livre sur la pluie » (p. 81). Pu faire. Mais non. Le motif diluvien, par excellence celui de l’effacement et du renouveau, est détruit en profondeur par celui de la Shoah, qui semble à l’image-même interdire toute autre chose et tout avenir : à la pensée comme à (dernière image du texte !) ce pantalon qui sèche « devant un four allumé un jour froid de juillet, quelques heures avant la projection du Dernier Métro. » (p. 81)

Le salut serait-il, non dans le cinéma mais dans le théâtre ?