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Nicolas Dutent, A une serveuse…

 

A UNE SERVEUSE

 

La serveuse va et vient 
Parmi les tables, flottante
Comme un rêve accoudé au passé
Ô Terre instable !

D’un pas feutré elle chasse le sol
Et les pensées affables d’un flâneur
Qui guette son envol à toutes les fenêtres

Dans ce joyeux désordre en moi
Je cherche un signe à travers un creux
Que le cours du silence est sinueux !
Le poète entrevoit pourtant en se penchant
La courbe d’un sourire brodé dans les décombres

Des voix familières la suivent
Des mots bordent un bout de nappe
On refait insensiblement le monde
Avec des traces et un rien d’ombre

Son corps leste retient le jour
A demeure, c’est un chant 
Qu’on étreint aussitôt qu’il s’éteint
Tout finit en pli dans ma mémoire

La lune, déjà, luit à demi, fissurant
Les moires de cette nuit de miel
Elle campe, accidentelle, sous le ciel de Lisbonne

Pareil à l’éclair dans l’éther monotone
Son scintillement minuscule et intermittent
Agrandit la chair de la ville

Je la regarde déambuler sereine
Dans la pièce obscure, mer calme
Entre ces murs agités qui clament 
Un peu trop fort la vie

Elle avance, sans parures ni attaches
Et brûle ses années sous cette besogne 
Sa jeunesse se divise dans un bruit blanc 

Les souvenirs s’émiettent en reflets changeants 
Je ramasse ici et là quelques éclats gonflés
Par le bourdonnement invariable de l'été
Pour former un murmure dans la marée du temps

La beauté fait ainsi d’étranges détours
Sa course vaine vers l’abîme est aussi désolée
Qu’un baiser de cendres sur le front des défunts

Le désir se lève toujours à midi et sa poussée 
Nouvelle indique chaque fois une ancienne adresse 

Les dieux ne délivrent plus d’oracles 
Nous habitons au bord d'un incendie
Et hâtons ce miracle que le toucher seul reconduit

Si le hasard s’attable enfin, semblable à la caresse 
Qui sur une peau soudain s’attarde

Dans ces yeux clairs passe une faible lueur
La pointe d’un ailleurs affleure 
Si près, mais encore inaccessible

SUPPLIQUE POUR ETRE ENTERRE A LA VIELLE CHARITE

 

Enterrez-moi ici
Ce théâtre de silence est fait pour moi
Dans cet asile hier peu aimable 
Aujourd'hui si frais et charmant 
Mélangez mes cendres à la terre 
De l'olivier le plus charitable
La poussière et l'arbre se reconnaîtront 
Ils grandiront ensemble, le vent les éduquera
Près de l'hospice, on priera la lumière et l'ombre 
La vieille Charité veillera ainsi sur un jeune mort
Avec la brise et le soleil pour tout témoins 
Seul un rayon feint parfois de fêler le décor
Personne n'ose troubler la quiétude 
Qu'on dirait éternelle des lieux
La Méditerranée même épuise son chant 
Au seuil de la cour, on reconnaît à peine
Montant des murs et murmurant
La corne de brume qui rythme 
Les allées et venues du port 
Les rares figurants compteront leurs pas 
Parmi les pauvres, indifférentes au cadencement
Des heures et des hommes
Les pierres logeront un fantôme de plus 
Venu mendier du sel et un sol

Présentation de l’auteur

Nicolas Dutent

Nicolas Dutent est journaliste à L’Humanité et à France Culture, critique, compagnon des Lettres françaises, des poètes, des philosophes, des causes perdues. Il s’est spécialisé dans plusieurs domaines : sciences humaines, littérature, photographie, religion. Il est co-auteur, avec Jean-Luc Nancy, de Marquage Manquant et autres dires de la peau paru cette année aux éditions Les Venterniers. 

 

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