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Nicolas Grégoire, face à / morts d’être

 

Quelle réponse donner au génocide, si, en effet, répondre reviendrait à prendre des responsabilités ? Comment rester muet, devant le faux mutisme des charniers ? Au Rwanda, même la terre, percée d’os et de crânes n’est plus impavide. Tout mutisme provient, ici, d’abord d’une dislocation des corps, mais la boue, percée de crânes et d’os, mais les corps de femmes empalés parleraient, alors que, dans le ciel biblique, Nicolas Grégoire reçoit le martèlement d’un meurtre infiniment perpétré, celui d’Abel.

« Suis-je le gardien de mon frère ? » se serait récrié Caïn…

Voilà peut-être la position de Nicolas. Il refuse l’hypocrite refuge du meurtrier, mais il ne peut, pour autant, se faire le gardien des Batutsi. Comment approcher les victimes ? Le poète ne parvient même pas crier sa révolte, puisque, devant les langues arrachées, il y aurait comme une supercherie à prononcer trop clairement quoi que ce soit. Le poème est donc en lambeaux et les photos qui l’accompagnent ne cèdent rien au voyeurisme ou à l’esthétisation du génocide. Ces photos (et l’auteur ne m’en voudra pas) sont éloquemment laides… Des murs, un ciel implacable. Photos parfaites de la désolation.

Mais je reviens aux poèmes en lambeaux.

L’atrocité ne nous parvient que par fragments et le morcèlement de cette écriture répond, par des bégayements, aux lallations morbides. Seule la mise à mort semblait calme, mécanique, consciencieuse, appliquée, en 1994.

Quand d’autres se réfugient dans l’oubli, l’indifférence, voire même l’ignominieuse bonne conscience, Nicolas Grégoire adopte, lui, la vigilance. Il sera le gardien de ses frères mi à mort.

La vigilance ne baisse pas les yeux. Elle ne se résout pas non plus à un aplatissement de l’être dans la chose vue. Mais, parce qu’il s’agit de veiller sur ce qui pourrait subsister de l’humain, cet humain fût-il « terrible », le centre de ce petit livre est occupé par quelques notations en prose, posées comme des jalons éthiques dans l’entreprise impossible que constitue l’écriture du massacre.

Car à l’impossible, Nicolas Grégoire s’est bel et bien senti tenu. Entre le discours odieux, explicatif, catéchétique, normatif… et le silence coupable de la mémoire, il faudra encore de longs trébuchements de langage. Il les faudra toujours, devant les génocides, pour nous rappeler que l’humain c’est cela aussi. Peut-être pas seulement. Mais gare à l’espérance, qui n’ouvrirait pas d’abord les yeux et qui ne fermerait pas la gueule à tout ce qui voudrait prêcher, expliquer, atténuer, anéantir le mal.