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Nil Didier, présentée par Marc Delouze, Poèmes

Un livre des naissances

Un noyau emmuré dans un fruit oublié des oiseaux, par ce vers extrait du poème inaugural, me vient l’envie de définir ces textes comme tombés d’un nid dont on ignorait l’existence. Ce pourrait être le Livre des Naissances. Naissance d’une poète : Nil a de très peu passé la trentaine. N’a jamais publié. Pas encore entendue. Déjà étonnement audible ! Naissance du poème, qui impose d’emblée sa scansion singulière. Avec force et légèreté. Naissance dans la langue d’une autre langue, qui dit la naissance d’avant la langue, puis de l’inquiétante étrangeté d’avoir à se frayer un chemin entre, sans distinction, / les instants perlés et les instants sombres.  Naissance, par effraction dans le temps, d’une graine qui nous dépasse, irruption dans le monde du vivant d’un « ce-qui-fut » dans le « ce-qui-advient ». On le sent, je le sais : la langue de Nil est grosse de poèmes (que j’espère avoir le temps de découvrir). En voici la première promesse.

Marc Delouze, Fécamp, 4 novembre 2022

L’année de ses trois ans, l’enfant comprit qu’elle déposerait un jour l’anse de son chemin. L’idée de
la mort fut celle de la solitude intacte, éblouissante ; l’ivoire marin qu’elle avait ramassé sur le visage
d’une passante quelques jours auparavant. Un noyau emmuré dans un fruit oublié des oiseaux.

*

 

J’ai ouvert une ligne en son centre ;
y coulait quelques gouttes de liquide amniotique
dont tu avais laissé un petit réservoir
pour l’avenir d’un langage qui s’ignorait.

*

 

S’étendait sous ses pieds le damier des décennies semblables à des cales de bateaux.
Il y avait demeuré entre deux mondes, imperceptiblement logé sous le niveau du fleuve mais tenu
à respirer l’oxygène ballotant la petite embarcation que sa mère avait lancée sur le courant le jour
de sa naissance.
Nous pouvons croire à tout ce qui nous serre le cœur : la somme des rives perdues, la somme des
rives invisibles.

 

*

 

L’enfant joue à remonter le courant à cloche pied.
Il crie : jadis j’avais deux pattes, maintenant une arme unique.

 

*

 

De tes bois tu crains la poussée puis la chute des velours.
Tes os te connaissent mieux que nous ; ils conservent la roue des syllabes qui résonnait sur les
pavés de ton enfance.
Une clarté, une clarté, une épaule, une sève.
Un treuil.

 

*

 

Je pouvais croire, en observant ce rêve au microscope, qu’il avait parcouru plusieurs fois le tour de la chambre.
Ses cellules se serraient les unes contre les autres.
En tournant la molette, le noyau enveloppé dans les bras de chacune d’entre elles devint plus précis.
M’apparue une première bâtisse au milieu des champs, inusable soliste vu du ciel.

 

*

 

L’audace fiance sa fourrure au sol, la colonne fumante
et, d’un mouvement inattendu,
rompt subitement l’étreinte.
J’ai rêvé de cette citerne d’élan, de ce solstice de bouche.
Aide-moi à faire pousser l’œil jaune, l’iris bondissant 

*

 

Nos vies amphibies cognent dans notre poitrine.
Toute vitesse éponge ce qui devrait former un lac.

 

*

 

Le sommeil fêlé laisse entrer la nuit dans la chambre et déplie des heures insulaires bordées de
signes.
Enfant, j’ai appris rapidement à faire la planche.

 

*

 

Sur le glacier noir, le guide avançait quelques mètres devant nous.
Un craquement débouchait sur un craquement.
Un chat entrait sur un parquet ancien ;
chaque latte sur laquelle il s’engageait échangeait avec lui un son contre un contact.
Ni peur de poursuivre
Ni destin modifié
Un son contre un contact.
Je jetai un œil derrière moi et pris sa suite.
Mon père avait son visage d’enfant sur son visage d’homme, son regard de chimpanzé sur son
regard d’homme.
Ni peur de poursuivre
Ni gerçure de l’être
Un son contre un contact.

 

*

 

 

La seconde qui précède le souvenir dresse une falaise lisse ; celle qui lui succède nous consent des
cavités où jouer, par temps de pluie, des parties d’escalade.

 

*

 

Il prit trois longues inspirations.
Trois fois tu apparus dans sa gorge, descendant en rappel, le regard franc. Trois fois son torse se
couvrit de fruits.

 

*

 

Nous serions soulagés de confier aux fourmis nos symptômes,
qu’elles traversent les étendues successives à notre place,
les hiéroglyphes emmaillotés sur leur dos robuste.
Soulagés qu’elles les introduisent dans la terre,
les tirent au fond de leurs galeries ; que d’autres individus les absorbent dans leur propre
labyrinthe.
Alors, nous pourrions attendre, filet à la main,
des choses petites,
partiellement desséchées,
partiellement vivantes ;
deux ou trois idées dégrafées du cours de nos pensées.

 

*

 

 

Au commencement de la nuit, nous saisissons nos rames. Le goût de la farine nous avait laissé
penser que la chasse aux épaves était ouverte. Mais c’est le futur que nous suivons.

 

 

*

 

L’hiver cicatrise.
Je trouve en ton œil une marmite fumante.

 

*

 

J’observe le glacis du souvenir d’enfance,
mince film formé entre nos pattes tandis que nous butinions,
sans distinction,
les instants perlés et les instants sombres.
Au-delà de notre conscience.

 

*

 

Et l’ossature attire les chemins le long desquels remonter contre le vent.

Présentation de l’auteur

Nil Didier

Nil Didier est née à Paris en 1991.

Elle est conceptrice d’expositions au Palais de la découverte et à la Cité des sciences.

Parallèlement, elle écrit des poèmes.

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