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Nocturnal, de René Pons

 

Nocturnal est de ces livres rares, inclassables, que les éditeurs industriels rejettent systématiquement car il n'est pas une source de profit potentiel, il ne flatte pas les goûts du troupeau, il ne tend pas un miroir complaisant au lecteur… Il fait tout pour déplaire par lui-même et trouve ses lecteurs parmi ceux qui n'entrent plus dans une librairie, certains d'y trouver ce qu'ils connaissent déjà et qui les révulse ou les révolte… Nocturnal est une suite de notes d'atelier (numérotées de 1 à 370), si l'on peut dire : on pénètre dans le tréfonds de l'écrivain. René Pons n'offre jamais son meilleur profil, il est à la recherche de la vérité, fût-ce au prix fort. Et ce, dans une société en guerre contre l'intelligence dès lors que cette dernière n'est pas aux ordres.

    Si un nocturnal, selon Littré, désigne dans la liturgie l'Office de nuit, ce terme, par sa morphologie évoque un mot-valise formé de noctur(ne) et (jour)nal. La nuit mise en journal ou un journal tenu de nuit ?  René Pons dit dès la note 6 : " La nuit dicte. " et il précise un peu plus loin ce qu'il entend par là : " On n'apprivoise pas la nuit : c'est elle qui impose sa voix rare. " (37) et l'on comprend alors que l'exercice auquel se livre René Pons est de capter (autant que faire se peut) ces pépites verbales qui traversent l'obscurité comme un astéroïde. Sans parler de dictée de l'inconscient, la nuit est faite en partie de ces instants où la conscience se réveille à demi et naissent alors ces pépites que peut capter René Pons pour les écrire. De fait, dans cet ensemble de notes, on a des images qui échappent à la raison (ainsi celle-ci : "Qu'est-ce que le réel ? Une poupée décapitée aux jambes écartées, posée sur une table à côté d'un couteau de cuisine. " (163) qui n'est pas sans faire penser à Lautréamont qui qualifie le beau comme " la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie ") et que traversent les angoisses profondes du dormeur à demi-éveillé… Mais, à d'autres moments, la conscience et la raison semblent reprendre le dessus et le lecteur découvre un discours qui, dans sa cohérence, résume admirablement la situation et la démarche de Pons qui ne manque pas de s'interroger sur l'écriture et ce qui lui est lié de près ou de loin.

    Trois notes sont à citer : " En moi ni pitié ni mépris. Je me sens seulement le citoyen d'un pays dont je ne comprends plus la langue. " (59), " Étrange sensation. Celles de rubans caoutchoutés qui peu à peu ligoteraient mon esprit, raccourcissant ma respiration et ralentissant ma liberté jusqu'à me rendre immobile " ( 71) et surtout " Habité par le sentiment du vide et persuadé de la vanité de cette vie, et l'écrivant, que puis-je apporter ?  Rien, ou tout au plus un sentiment de connivence avec qui pense comme moi. […] Le reste, c'est-à-dire à peu près tout ce qui s'écrit, n'est que chiffre, distractions, pavaneries, fadaises et récupération, bref ce qu'on nomme littérature, à laquelle moi-même j'ai sacrifié et continue, de loin en loin […] pas à une contradiction près, à sacrifier " (80).

    Ce n'est pas seulement sur le petit monde des écrivains à succès qu'est jeté ce regard lucide et cruel (mais René Pons ne se ménage pas !),  mais aussi de façon générale sur tout ce qui prend la parole et prétend détenir la Vérité : "Le disert pérorait devant les caméras brillant comme du strass et dodu de bonne chère : on avait l'impression de voir une grenouille morte agitée par les spasmes de l'électricité " (88) ou " Il y a quelque chose de comique, me dis-je en regardant pérorer un orateur politique, à vouloir bourrer tant de prétention dans un si petit sac en peau de grenouille " (134).  Voilà qui nous rappelle que René Pons est un observateur attentif du monde même s'il s'en tient à l'écart ; ou qu'on peut lui appliquer cette définition glanée dans son livre : " Le pessimiste n'est pas celui qui n'aime pas le monde mais, à l'inverse, celui qui l'aime assez pour ne pas supporter de le voir systématiquement détruit " (114).

    C'est que René Pons a fui les chemins désherbés, qu'il est à la recherche " du dépassement du sens  pour échapper à la boue quotidienne des mots, pour ne pas être écrasé par ces amas de déchets verbaux que l'on nomme littérature et qui ne sont que le vomissement de l'ennui et de la mort " (109). Ce qui amène logiquement à se poser le problème du genre littéraire que cultive dans ces pages l'auteur. Peut-être pourrait-on, au risque de froisser celui qui affirme  gagner en dignité en se soustrayant aux clowneries festives qu'affectionnent de nombreux écrivains (122), dire que René Pons est à sa façon un moraliste dans un siècle qui en manque singulièrement…