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Nos aînés (1) : Roger Caillois

Une rubrique offerte par une précieuse collaboratrice, Joëlle Gardes, qui nous a quittés en septembre 2017. Cette première livraison de juillet 2013 débutera des épisodes qui cesseront  en septembre 2015.

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Le 3 mars 1913, à Reims, naissait Roger Caillois. Rares sont jusqu’à présent les hommages organisés pour cet anniversaire. Et pourtant, ils auraient été largement mérités. La singularité isole, l’ouverture d’esprit aussi : comment classer celui qui fut grammairien, sociologue, savant, philosophe, critique littéraire, mais aussi poète, même si ce fut le temps d’un seul recueil. À la question que lui posaient les Cahiers pour un temps qui lui consacrèrent un numéro en 1981 : « Quelle image aimeriez-vous que l’on garde de votre œuvre, de vous-même ? », n’avait-il pas répondu : « Peut-être, et exclusivement, celle d’un poète » ?

Retenons donc cette image, sauf que la poésie chez lui prolonge la démarche scientifique et ne peut se comprendre sans elle. Prolonge la vie, aussi. Cela commence par un intérêt très ancien pour les pierres. Comme Tou Wan, dont le recueil rappelle qu’il écrivit un catalogue de pierres,  Caillois, avant d’en parler, a beaucoup voyagé pour les acquérir, selon trois critères « d’importance croissante : bizarre, insolite, fantastique ». Ce sont d’ailleurs les qualités qui, d’une manière générale, ont retenu son intérêt de scientifique, plus attentif au qualitatif qu’au quantitatif. Comme le reste du monde, les pierres sont fascinantes par l’excès d’ordre et d’organisation qu’elles manifestent. Un ordre ininterprétable, une algèbre troublante devant laquelle Caillois est saisi de vertige : « Je parle des pierres : algèbre, vertige et ordre », dit-il dans la Dédicace. Ce vertige devant une algèbre sans résultat (« l’équation sans maître », aurait dit Saint-John Perse, son poète de prédilection), devant un ordre sans autre signification que lui-même, c’est la tâche et l’honneur du poète de lui donner forme. Aussi, dans Les Impostures de la poésie, Rimbaud est-il loué non pas d’avoir éprouvé des vertiges « mais de les avoir fixés ».

À Pierres, tardif (1966),  succède L’Écriture des Pierres (1970) : le poète écrit sur les pierres, mais elles sont elles-mêmes écriture, « chiffre » indéchiffrable. « Écritures des pierres : structures du monde » : ainsi se termine le poème « Jaspe II », sauf que ces structures sont tout sauf lisibles, et que l’interprétation n’est pas de mise, mais simplement « la contemplation intense et prolongée d’une pierre, monde en réduction, où l’âme éblouie pénètre et goûte une jubilation exaltante », ou tout simplement la « méditation ». L’écriture du poète sur les pierres implique alors une démarche très singulière. Nourri des « sciences diagonales » qu’il n’a cessé de pratiquer, le poème est une nécessité due à l’impossibilité d’un savoir généralisé. Il naît d’un constat d’échec : « Je ne me suis réconcilié avec l’écriture qu’au moment où j’ai commencé à écrire avec la conscience que je le faisais de toute façon en pure perte ». C’est ce qu’explique Le Fleuve Alphée, où Caillois, comme le fleuve mythologique, remonte le cours de sa vie. Écrire en pure perte, puisque le sens se dérobe, puisque les pierres « n’attestent » qu’elles-mêmes, comme la dendrite, comme le fulgore porte-lanterne, mais écrire dans l’espoir de trouver « pour un moment, mémorable il est vrai, sagesse et réconfort ». C’est dire que l’écriture poétique est chose grave, chose sérieuse et que le poète est aussi un moraliste, comme se plaît à le souligner Judith Schlanger dans son admirable article des Cahiers du Sud consacré à Caillois (1981).

Au-delà du parcours personnel de Caillois, d’une constante attention au langage, que ce soit celle du grammairien ou celle de l’écrivain, une question est clairement posée, celle du rapport de la poésie à la science. C’est celle que formulait explicitement Saint-John Perse dans le discours prononcé en 1960 quand il obtint le prix Nobel : devant la nuit du monde, l’attitude du savant et du poète est identique, celle d’exploration, l’un avec les outils de la raison, l’autre avec l’analogie et l’image. La science et la poésie ont la même fonction de connaissance, mais tandis que Saint-John Perse, sauf dans les moments de doute de Nocturne, croit en leur pouvoir, Caillois s’incline devant le mystère de l’univers. De la raison à l’imagination existe une continuité, et l’exploration dans tous les cas ne livre qu’un constat : le « secret » n’est que « arceaux de hasard ». Si la pierre offre des « signatures », si elles reflètent la structure du monde, ce redoublement n’en est que plus déroutant, comme l’est, à son tour, l’écriture du poète. La pierre, l’écriture de la pierre, l’écriture sur la pierre ne signifient rien : elles « témoign[en] de soi ».

Quand Saint-John Perse répond à l’obscurité du monde par l’hermétisme, Caillois, dans son humilité, préfère une sobriété, une simplicité tout aussi déconcertantes. Que sont en effet ces blocs de prose, qui n’ont pas la construction discontinue des poèmes en prose ordinaires, mais n’offrent pas non plus la limpidité de la prose ?  Descriptions précises, emprunts à la science, coexistent avec des images ou des passages à un autre ordre, comme dans ce bref paragraphe sur les « pierres de l’Antiquité classique » : « La pierre obsidienne est noire, transparente et mate. On en fait des miroirs. Ils reflètent l’ombre plutôt que l’image des êtres ou des choses ». Étonnante, dérangeante, exceptionnelle poésie, dont le lyrisme contenu est parfois traversé d’éclats de subjectivité, d’aveux de la fascination éprouvée : « Je me laisse glisser à concevoir comment se formèrent tant d’énigmatiques merveilles […] Il me vient alors une sorte d’excitation très particulière. Je me sens devenir un peu de la nature des pierres ».

Mystère du monde, des pierres, et d’une écriture qui est elle-même « énigmatique merveille ».