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La nouvelle collection Folio Sagesses

 

 

Sainte Thérèse d’Avila, Li-Tseu, Confucius, Pascal, le catalogue ne prétend pas décoiffer le lettré. On est dans les valeurs sûres, les auteurs connus et qu’une trop grande familiarité considère comme acquis. Mais, en matière de « sagesses », la plus élémentaire d’entre elles devrait nous conduire à ne rien considérer comme acquis.

Relire Pascal aujourd’hui à travers ce choix de pensées intitulé L’homme est un roseau pensant, le relire en toute simplicité. Cette langue physique qui nous élève vers l’abstraction est en soi (pour le (post)moderne) une expérience authentiquement productrice de sens et de lien.

Fidèle à son art proverbial du confort de lecture, la maison Gallimard peut s’enorgueillir aussi de l’élégance de cette collection aux allures dépouillées : une couverture souple et sobrement décorée, un papier pas trop blanc se prêtant à la lecture dehors, dans la rue, une allée du Luxembourg ou une sente d’Auvergne. Quant aux textes il s’agit d’œuvres courtes, ou de chapitres sélectionnés de manière cohérente.

Ouvrons Li-tseu au hasard et tombons sur cette page où, parlant du voyage, il nous convie à contempler les fruits du jardin que l’on a sous les yeux. Tendons la main vers les Ébauches de vertige de Cioran :

La plénitude comme extrémité du bonheur n’est possible que dans les instants où l’on prend conscience en profondeur de l’irréalité et de la vie et de la mort.

Et voilà comment, sur un coin de table, et grâce à la taille des ouvrages, on a pu faire le lien entre l’Occident et l’Orient.

J’aime aussi une certaine confiance éditoriale qui préside à ces ouvrages à petit prix, l’absence de toute préface, de tout garde-fou, offre une expérience franche et directe, devenue rare dans la croissante réglementation de la pensée.

Que dire de plus ? Au péril de vous faire manquer l’heure d’ouverture de la librairie par des bavardages laudatifs ! Courons-y, offrons ces trésors accessibles et beaux.

 

Il n’y en aurait qu’un, je choisirais celui-là, ce Du bonheur et de l’ennui d’Alain, un groupe de chapitres des Éléments de philosophie :

Les anciens, mieux éclairés pas la sagesse traditionnelle, n’ont point manqué d’attribuer les transports de l’intempérance, et l’exaltation orgiaque dont les plaisirs n’étaient que l’occasion, à quelque dieu perturbateur que l’on apaisait par des cérémonies et comme par une ivresse réglée. Et, par cette même vue, leurs sages attachaient plus de prix que nous à toutes les formes de la décence ; au lieu que nous oublions trop nos vrais motifs et notre vraie puissance, voulant réduire la tempérance à une abstinence par peur. Ainsi, visant l’individu, nous ne le touchons point, tandis que l’antique cérémonial arrivait à l’âme par de meilleurs chemins.

 

 




Cécile A. Holdban, extraits inédits de Toucher terre

Les certitudes nous maintiennent sur un socle précaire, flammes debout que bientôt les feuilles recouvrent, amenuisent, étouffent. Nous restons sans appui sur la terre nue, glacée, au seuil du vertige et de l’obscurité.

Notre seul viatique : l’espérance secrète du printemps.

 

 

 

Les migrateurs

Novembre noir, novembre gris
poème sans ciel sans ailes sans bruit
la rue se noie la rue est sombre
le vent tourne dans les manteaux
les visages gommés par la pluie

(en toi indivisible je reconnais
le goût de l’eau)

on dit que la joie
compose dans sa lumière franche
de trop faibles poèmes

(je ne peux taire le chant
qui le matin monte à ma gorge
ourle mes lèvres fleurit ma main)

on dit que la joie
est un leurre pour les oiseaux
que la vérité se situe
dans des zones entre gel et ombre
dans l’opacité de la rue

(je te sais, et je suis la source
comme la source
sait l’océan)

Novembre noir, novembre gris,
dans l’aube humide sur les ruelles
j’ai vu la joie ordonnant sa clarté
vers ce vol lointain que ton regard suivait.

 

 

 

Templum

les augures déchiffrent le vol des oiseaux dans un carré donné de ciel.
baguette de coudrier, bois de cerf, trompette de cuivre
tracent dans les airs l’angle d’une vision inaccessible

Sois l’espace entier, la fenêtre où voir est sans limite
l’horizon : on le mesure à ce qui tremble
par delà les lignes possibles. Le temple est transparent

 

 

 

Hirondelle

fends et strie le ciel de l’arc de tes ailes
présage, pulsation, boomerang
ailes noires, cœur rouge, ventre blanc
emporte dans la nue les couleurs du conte
et reviens, plumes empennées d’orage
de foudre, illuminer la nuit

 

 

 

Vivre c’est
entendre cette musique qui s’élève
parfois avec la douleur

Vénus annonçant la nuit

nos mains

(comme un pressentiment
             le mouvement suspendu)

sont tendres
et disent en se retirant :

grâce soit rendue à nos os de flûte
par qui la musique fut ailée.

 

Présentation de l’auteur




Marc DUGARDIN, Lettre en abyme

 

 

Des livres consacrés à la mère, il en est de remarquables : ceux de Jules Renard, d’Hervé-Bazin, d’Annie Ernaux. Nous pouvons en ajouter désormais un autre, celui que Marc Dugardin adresse à la sienne, et au-delà à toutes les mères.

Livre terrible, si l’on veut lire, sous les mots aigus de la gravité, entre reproche, affrontement et constat, et  de la mémoire ancillaire. L’architecture de l’ensemble des poèmes offre ainsi un surplomb sur le livre qui a servi d’ancrage littéraire, le livre de Juan Gelman , « Lettre à ma mère », sur la vie rappelée en quelques notes par l’auteur lui-même de celle qui lui a donné le jour, sombre et faillie, et sur la place exacte de celui qui prend la plume et distance pour rameuter, six années après, la mémoire vive et blessée.

Le titre – excellent choix – révèle à tout le moins le tact pris par l’auteur pour élever son chant à quelque signification extérieure à lui : Ecrire en est déjà l’amorce : revenir par le poème à l’évocation d’une rencontre qui ne sera pas faite.

« L’origine obscure » de chaque être tranche avec la tendresse, la douceur que le poète invite, au-delà des faits sombres : « Je t’écris/ pour te délivrer une seconde fois » ou « Je te cherche/ au revers de la haine ».

L’intensité de la langue répond à un souci de « parler de mon chantier/ là où parler creuse un trou dans la langue » : il y est question, certes, de brouillon, de ratures, d’imprononçable.

Œuvre de sincérité, « Lettre en abyme » assume complètement la difficile démarche d’analyse de soi qu’elle suppose, cette volonté d’en découdre aussi avec un passé de « rage et de tristesse ». Le « tu fus ma mère » jette à la fois glace et ombre au tableau et convainc le lecteur de l’authenticité de l’écrit.

Ecrire est une responsabilité insigne que les mots, les poèmes consignent : le scripteur s’y avance nu, fragile, tremblant, et vrai, jusqu’à la souffrance.

Un beau livre, dont le rythme épouse la réflexion, pour dire, au-delà des mots, une présence et sa blessure que le poème peine à user.

 

*

 




“La Mémoire des branchies” et “Debout”, deux recueils d’Eva-Maria BERG.

 

La Mémoire des branchies

 

Du boîtage vert qui le protège, et dont le titre intrigue, on sort le livret blanc - pas plus grand que la paume d'une main - comme on ouvre un fruit de mer.
Dédié à "mon amie Patricia Fiebig", La Mémoire des branchies parle à une interlocutrice dont le premier poème indique qu'elle "aurait aimé" le vent de mer qui accompagne ce voyage, accompli par le lecteur en compagnie de la poète, dont la voix ici assourdie, par bribes, dans sa mémoire, sans doute – nous emporte, en mer pense-t-on, accueillis que nous sommes par la photographie aux gris doux de Jacqueline Salmon.

On croit y deviner une maladie, à l'évocation répétée du coeur, ou d'une chambre – ou plutôt des fleurs, dans une strophe dont le champ lexical suggère l'hôpital et la mort :

"oui des fleurs dis-tu
un cimetière dans
la chambre ôte
le souffle
le manque d'oxygène
est multicolore"

 

Mer et mort se retrouvent ailleurs – mère est-on tenté de lire – et mémoire, de celle immémoriale "quelque part en mer / souvenir / sans humain / vague souvenir " - qu'appelle l'énigmatique image de la mémoire des branchies (p.37), organe nécessaire "pour qu'on ne se noie pas / à la fin du poème". Dans l'infini océanique du bruissement des mots, de "la haute plainte" chantant entre les vagues, l'absence de lieu et de repères, parce que la dérive en haute mer n'apporte nulle réponse à la première lecture, nous laisse dépourvus – parce que nous manque encore le système permettant de respirer sous l'eau des mots, de s'y trouver de façon osmotique :

 

   "peut-ête le lecteur commence-t-il
    à découvrir mot à mot
    à chercher une force
    par sa propre voix
    au-delà du texte
    et d'un rivage".

 

Invitation à la patience. A la relecture. Aussi. Comme le mouvement des marées, le flux et le reflux, de la pensée, à l'écriture.

Ce voyage, sous les mots, au fil des déplacements de la poète (l'un des textes du recueil indique précisément Sanary-sur-mer, lieu d'exil d'écrivains allemands pendant la dictature nazie) – emprunte aussi des routes, une rue ou un train ... qui tracent des lignes dans le recueil - lignes de fuite, ligne de flottaison, horizons, "ligne sans fin", fluctuantes évocations sous la marée des mots, entre flot et jusant, qu'on lit, du regard – "comme si se reflétait / dans l'eau le mot".

Plus qu'un voyage, en réalité, c'est une dérive sans but défini que nous propose la poète, dérive à laquelle se livre le lecteur consentant, et pour laquelle il lui faut patiemment acquérir, comme lorsque l'on nage, le souffle qui permet de ne pas s'asphyxier : le souffle – "atem" - qui est "aussi en soi / un mot / et cherche l'air dans une phrase". Dérive d'une langue à l'autre, aussi, me semble-t-il, tandis que le regard passe du texte allemand à la belle traduction que je lis ( "ainsi la langue / fait les cent pas / sur le rivage " dit aussi la poète) . Sans doute faut-il s'abstenir de chercher un sens caché, d'interpréter, mais bien plutôt cela, oui : flotter à la dérive, accepter l'impermanence, la fluidité du sens, dans une poésie ambulatoire qui est ce souffle même... et qui nous pousse - comme un esquif – hors du temps, dans l'analogie, l'empathie, qui fait que ce poème devient notre souffle court, à lire le rythme volontairement haché, notre souffle de lecteur-apprenti nageur de texte de haute-mer.

Car c'est aussi cela que nous donne à vivre la voix impersonnelle offerte par Eva-Maria Berg – la voix d'avant la personne même, le miracle d'une voix d'avant le temps des montres – car : " les hommes / jettent tout/ dans la mer / neptune a / collecté / leurs montres / pour ses /descendants avant que / l'océan lui aussi / ne coule".

Hors-temps, hors-lieu – (Eva-Maria Berg ne dit-elle pas à son interlocutrice "tu n'as jamais été / ici /pourtant tu es /dans cet espace /tu peux / déplacer /des images /du mur/ à l'air libre"), le poème qui boit les larmes-mots est océanique et il faut s'y plonger (pour y renaître, nouveau phoenix?) – dans la douleur "immuable" qui pourtant permet de

 

"trouver quand même
une fin
conformément
à son inachèvement".

 

 

 

*

 

 

Debout- Aufrecht -De pie

 

Ce qui frappe d'abord, sur la couverture au format carré de ce deuxième recueil, c'est l'immense gravure de l'artiste – un crâne qu'on devine sur la noirceur de l'encre – annonçant le projet de cette série dans laquelle Olga Verme-Mignot, graveuse d'origine péruvienne vivant à Paris, souhaitait "exprimer (son) regard sur la violence politique et la mort telles que les habitants du Pérou les ont vécues pendant plusieurs années (1980-2000). (Ses) personnages expriment l'émotion contenue après la "disparition" d'êtres proches, une souffrance qui devient insupportable car on garde toujours l'espoir de la "réapparition", espoir qui empêche de faire le deuil, dans l'attente d'un avenir meilleur". Le motif du crâne revient, les visages, à grands rehauts de blanc dans une esthétique très expressionniste, lèvres closes sur une douleur indicible, des corps qu'on devine, couverts de linceuls, comme on imagine le Christ, en attente de résurrection : tout un monde de silence et de désespoir.

Les poèmes d'Eva-Maria Berg, dans la distance géographique et temporelle qu'elle souligne, témoignent de l'universalité du propos, s'insurgent contre toutes les violences – ainsi qu'elle l'a fait récemment dans sa ville, Waldkirch, pour laquelle elle a composé un poème inscrit sur le mémorial, à la mémoire des 138272 victimes, la plupart d´origine juive, assassinés en Lituanie en 1941/42, pendant l’occupation du pays par les forces nationales-socialistes allemandes.

Les poèmes trilingues de Debout sont de courts textes – chaque cahier présente le texte en espagnol sur le recto, les autres versions et l'illustration se découvrent au verso quand on tourne la page comme on soulève un voile. Ces vers disent sans emphase – comme un constat - les regards qui

 

nous supplient
en silence de les aider
semblables toutefois
aux étoiles
dont la lumière
n'atteint
les hommes
qu'une fois
éteinte

 

Les corps aussi, dans ce mutisme où se perçoivent "juste les images / ni les cris / ni la puanteur / n'arrivent et surtout / les noms font défaut / pour enterrer les corps nus (...)"

Comme un kaddish laïque, les versets - en répons aux images endeuillées - posent des mots sur les anonymes souffrances, les morts inconnues et niées, portant un espoir qui est aussi "deuil sombre", humble mémorial, rappelant que

 

comme les chiffres
ne peuvent rien dire
des noms et que
les ombres dissimulent
une infinité de visages
les morts recherchent
des témoins.

 

*




Christophe DEKERPEL, De corps, encore

 

 

 

L'écriture de Christophe Dekerpel "opère tel un chirurgien", s'immisce dans les interstices où subterfuge, métamorphoses, "frelon virevoltant" dans la boîte crânienne, hallucinations, (d-)ébats dans le liquide nourricier amniotique, petites tortures et dévoration expriment la faim de corps, encore. Corps / Il-île d'élucidation et de pulsions ; corps / Elle-ailes engluées dans son cockpit charnel, affamées de cosmos & d'infini en aléas rêvés en métamorphoses ("avant (l')ultime étape, avant cet anéantissement, il fallait (…) revenir au monde, renaître au monde dans le corps, dans la douleur, dans la douleur du corps"). Elle cogne, cette douleur,, dans le ventre (au creux du ventre du cosmos-corps voué à la lumière ultime / extrême du monde galactique où la dissolution, l'extinction du corps singulier se répandra dans la matière du grand cosmos pour "devenir lumière (…), pour redevenir…hydrogène" et "hélium", éléments numéro 1 et 2 dans le classement du tableau périodique des éléments de Mendeleiv et éléments constituant des étoiles, du soleil." (Christophe Dekerpel – in correspondance avec M.C-Demarcy ; été 2016). Expansion post-mortem du corps que l’on retrouve dans le dernier texte du recueil : "J’éteins leur lumière pour enfin me faire lumière. Je me déshabille, rends mon tablier, me déboutonne, me déceinture, me dégrafe, me déleste, me déchevelle, me désorbite, me démembre, me dépèce, me désincarne, me désosse, me draine, m’essore, m’étiole, m’évapore, m’hydrogène et m’hélium."

En attendant cette délivrance interstellaire galactique du corps-matière, la course du sang y poursuit son rythme cardiaque d'afflux vifs dans la carcasse vivante.

Emprisonné dans sa détermination sexuelle jusqu'à tenter la nuit son travestissement (Texte 1.), visité par la substance artificielle d'un médicament -personnifié- dont nous suivons le trajet / poème-récit jusqu'au cerveau (Texte 7.), noyé dans "le liquide nourricier", ligoté dans l'air asphyxié de la cage thoracique, clôturé dans l'espace pré-natal prêt d'éclore son cri primal de délivrance (Textes 3. & 4.), limité par les privations de la vieillesse ("la vieillesse est une privation de nos droits", Texte 9.), violenté par la barbarie de la guerre (Texte 8.), … -le corps, encore exulte dans cet opus de Christophe Dekerpel, exècre, exalte, exhausse par l'écriture les mots de sa lutte vers sa libération, après les déchirements, après avoir manqué d'espace ("(…) je  manque d’air, j’ai faim, je dois ingurgiter. Je manque de place, je dois m’enfuir." Jusqu’à invoquer qu’on veuille bien taire ce "frelon virevoltant" à rendre fou, le jour, la nuit, la tête.

D’univers onirique ou tout en nuances suggestives, les textes de De corps, encore ne dévoilent pas mais fournissent au lecteur, par le biais de procédés ou figures littéraires (liponymie, non accord des participes passés pour jouer l’ambiguïté de sexe des personnages, jeux de mots, doubles sens, … influence de l’Oulipo…) et le style, des pièces d’un puzzle dont il est lui-même (et le lecteur l’est à son tour), l’agenceur.

Un recueil à la hauteur du "kaléidoscope de rouge, de bleu, de brun et de sang" éclairé par le trash charrié par les aléas de l’existence, la carcasse vivante même dans "le flasque et le répugnant", depuis "le bouillonnement de la matrice" jusqu’à l’évaporation du corps expulsé / exprimé / explosé en des années-vies, dans l’immensité du cosmos, où devenir lumière, sa propre lumière…

À partir du texte 11. inclus, le texte intercède l’horreur à son corps d’écriture. Celui-ci, comme son pendant charnel, s’ouvre à des interstices de sordide explosion. Jusqu’au quasi-insoutenable. Et c’est fort. Corps introduit par le canon d’un flingue comme un sexe à l’offensive. Extrême violence. Dont le paroxysme trace l’injection du malin plaisir, le jet incontrôlable mais délecté d’une revanche, d’une révolte, d’une rage à mort –évacuation par la mise à mort de l’Autre et / ou de soi dans l’ultime cri de corps, encore.

Ce recueil se signale tel un va-et-vient entre plénitude et vide pour lever au final une lame de fond, fatale.

Oui, De corps, encore de Christophe Dekerpel qui signe ici son premier opus, file l’ouate sérophile essuyant le jus des gestes fatals, d’extrêmes limites transgressées, implacables –seule issue de recours au vacarme assourdissant, inouï, et blessures ouvertes par la souffrance intériorisée. Souffrance à évacuer de l’humiliation, de l’anéantissement, de la vieillesse, de la solitude, de la violence ("Je n’en peux plus. Je veux en finir, je dois en finir. Je vais parler, je dois parler. Je veux que tout cela s’arrête. Qu’ils me traquent, qu’ils me retrouvent et qu’ils me fassent sauter le crâne. Oui, c’est ça, venez me faire sauter le crâne ! Soyez courageux, montrez-vous. Vous ne faites donc rien ! Vous êtes des lâches ! Je vais donc devoir le faire à votre place. Je ne vous attendrai pas, bande d’ordures, bande de salopards. Détente. Balle. Canon. Rouge."  / "Les voisins doivent penser que je perds pied de jour en jour ; mais je ne fais que vomir ma rancœur contre ce sexe déglingué. Il pourrait être mon unique et ultime petite distraction, capable de me mener paisiblement et avec délectation jusqu’au bout de cette vie de doutes et de désespoirs, mais non, il faut encore que cela me soit retiré. Alors, plutôt crever. La vieillesse est une privation de nos droits. Alors oui, je veux crever. Foutez-moi la paix." / "Tu me regardais, moi, pleurant sur le bord du lit. Tu pensais que je dormais. Tu tenais ce rasoir. Tu l’as doucement fait glisser sur mon corps, puis dans mon corps. Tu l’as découpé. Je n’ai pas cillé. Je n’ai pas hurlé. C’est ce que je désirais."

L’horreur, via la poésie, frappe son texte –en profondeur. S’incruste / s’enfonce dans les tiédeurs, les sueurs froides du corps de notre attention.

À lire, sur le fil à l’écoute des mots / maux de corps, encore.

La poésie ici de Christophe Dekerpel ne "fait pas dans la dentelle" –cette résille fragile et cassable de nos carcasses- et marque une écriture remarquable.

Des corps en berne, exposant leurs lambeaux avec fracas ou en silence. Des corps en échos et qui se répondent parfois, par corps de textes interposés (texte 3. & 4. ; texte 14. & 20.) –qui résonnent en bouillonnement intérieur et fracassent nos digues, boîte crânienne, réseau de veines –jusqu’au paroxysme (texte 12).

 

"Et où sont passés tous ces frissons, tous ces moments de joies, d’insouciance ? Je ne les ressens plus, je me les remémore, je ne peux que cela. Et le temps glisse, irrémédiablement, jusqu’à la chute. Jeunesse fugace. Ce qu’il reste après l’enfance est déjà un avant-goût de notre future longue absence. Le sexe, lui aussi, oublie et abandonne. Des corps et des corps, encore et encore, de décors en carton-pâte, en illusions.
Devant ce vide insondable, innommable, je préfère partir, là-bas. Mais je sais que cet ailleurs sera ce même ici, lourd de souvenirs, de souvenirs pesants, aux effluves nostalgiques d’un embrun, d’une lagune portant dans ses rêves des baisers, autrefois, presqu’îles.
Je marche loin devant, abandonnant mon corps, ankylosé, trop grand, faussement plissé. Je le dépose sur le bord de la route, dans l’ornière que le temps a su creuser lâchement depuis mon premier souffle ; je peux enfin être seul et moi-même jusqu’à mon dernier."

 

(cet article a été précédemment publié sur La Cause Littéraire)

 

*

 




Isabelle Lévesque, Tout Oracle

Or se levait sur la branche
la feuille irisée en même soleil : s’assoupir
bercé des nues. Les ramures orientaient
le secours du jour.

Nos pieds mesurés dansaient sur la mousse et l’écorce,
le pli d’une résistance. Tout
à l’arbre rapporté. La toise offre une ombre
ou un repos de mémoire (l’abri des feuilles).

Tes mains retournaient les graines.
Je craignais la vie : répandre sur le sol l’attente.
Fine couche et, légère, la dispersion du chant.
Une voix sereine pour les mots de l’or
levés en mouvement pareil.

Lire sur tes lèvres. Un espoir
s’arrête sur nos pas, craquent les feuilles
(l’hiver dernier, sédiment).
Te regarder.
Accroche hier en souffle.

Le poème ne fut
qu’un retour – le repère ?

J’attends blottie le pur essor des ailes.
Quelques feuilles caduques affrontent le vent
avant la chute des mots infimes. Assourdis,
dernier rebond.

Disparaître. Un murmure.
Nos certitudes offrent une issue : au printemps
l’or retient son souffle pour écrire l’été.

Retour à naître.

Nos pas soulèvent les feuilles.
Même et toujours, depuis l’orée. À finir,
une branche
silencieuse.

Le jour vient : plus une écharde au ciel.
Le souffle des saisons porte la nouvelle :
semence de lumière.
Plus une ombre à courir, ronde et surface,
la glace fond. La transparence, plus à prouver.
Tout oracle.

C’est l’été, son règne éternel.
Sur mes doigts, j’épelle tes couleurs.
Nous apprenons, murmure savant,
l’orthographe des tables d’argile :
une fois le jour, ajout.

 

Présentation de l’auteur




Cent fleurs pour Gaston CRIEL, suivi de 3 poèmes

 

 

Il est des écrivains voués à être périodiquement redécouverts parce que trop vite oubliés; des écrivains dont l’œuvre est liée à une époque et à un style de vie ; des écrivains qui, tout en étant pleinement conscients de leurs dons, n’ont pas voulu sacrifier la vie sur l’autel de la littérature. Je ne crois pas me tromper en affirmant que Gaston Criel est de ceux-là. Homme du nord, il était né à Lille voici un siècle, le 13 - ou le 30 - septembre 1913. Et comme beaucoup d’enfants de sa génération, cet irréductible amoureux de la liberté connût, pendant cinq longues années, la captivité des vaincus dans les stalags hitlériens. Il se rattrapera en fréquentant assidument les caves à jazz et le Saint-Germain de l’après-guerre. Locataire de Jean-Paul Sartre, secrétaire d’un André Gide déclinant, adoubé littérairement par Jean Paulhan et Henry Miller (dont il est, stylistiquement, proche), Gaston Criel ne devint pas un écrivain professionnel malgré le succès de ses premiers romans (« La grande foutaise » fut proposé au Prix Goncourt de 1953). Pour gagner sa vie – et l’on sait que ça signifie souvent la perdre -, il exerça un grand nombre de métiers disparates, dont portier dans une boite de nuit : autant d’expériences qui devaient nourrir son inspiration turbulente. Poète, il le fut jusqu’au bout, donnant à bien des revues des textes d’une dérision souvent ravageuse. Ce baroudeur des lettres n’en était pas moins un homme sensible et généreux, toujours à l’écoute des jeunes auteurs. J’étais de ceux-là quand, vers le milieu des années 80, j’entrais en contact épistolaire avec lui. Etrange rapprochement qui trouve son explication dans la fréquentation commune des revues et fanzines nordistes – dont « Le Dépli Amoureux ». Néanmoins, une correspondance chaleureuse s’instaura entre nous et je guettais, non sans fierté, les lettres en provenance de Seclin, 35 rue des Comtesses, où il vécût ses dernières années.

Au début de l’année 1988 parût, chez Samuel Tastet, « L’os quotidien », son cinquième et dernier roman. Celui-ci narre, avec un sens aigu de l’absurde, les tribulations de Robert Reynaud – double littéraire ou hétéronyme de Criel – sur une décennie environ, de l’immédiate avant-guerre aux années difficiles mais autrement plus joyeuses qui suivirent la Libération. Criel m’en envoya un exemplaire que je lus avec allégresse, tant sa prose saccadée était riche en formules mémorables – comme « la végétation humaine croît où elle peut ». Journaliste alors débutant, je lui proposai aussitôt d’en donner un article. Toutefois, je ne voulais pas le faire paraitre dans une des revues où nos textes se côtoyaient, mais dans un véritable journal, afin de lui assurer plus d’audience. Avec le même enthousiasme qu’un écrivain en herbe, Criel me fit parvenir illico trois exemplaires en service de presse. « La voix du nord » ayant assez vite couvert l’information, je tournai mes regards vers l’aire marseillaise et contactai « Le Provençal » qui accepta finalement quinze lignes sur « L’os quotidien » dans son panorama littéraire du dimanche. Ce petit article dans un journal si loin de sa zone d’influence lui causa, je crois, un vif plaisir. Voici un extrait de la lettre qu’il me posta juste après :

« La chance est de savoir que l’on n’écrit pas pour rien. Merci pour votre article ! Merci pour vos efforts ! Je suis content pour vos succès que j’enregistre ici ou là ! »

C’est à peu près à la même époque que je découvris sa voix calme et trainante, lors de son passage tardif sur les ondes de France-Culture, toujours pour présenter son roman :

« J’ai de la neige sur les épaules. Confia-t’il à la présentatrice qui l’interrogeait sur son âge. »

Par la suite, il me gratifia encore d’un exemplaire de « Swing », son dithyrambique essai sur le hot-jazz qu’avait préfacé Jean Cocteau : faut-il dire qu’il est quasi introuvable, aujourd’hui ? Nous gardâmes ainsi le contact jusqu’à ce funeste matin de janvier 1990 où un faire-part de sa veuve m’annonça son décès : il avait 76 ans.

Depuis, bien de l’eau a passé sous les ponts, mais je garde toujours un souvenir ému de ce grand Lillois, homme de toutes les expériences et qui sut garder jusqu’au bout la flamme de la jeunesse.

Les lecteurs de ce petit article auront compris que Gaston Criel ne fait pas partie de ces écrivains officiels qu’on lit dans les écoles ou que l’on commémore à grand renfort d’argent public. Une raison supplémentaire pour se rabattre sur ses livres, chez les bouquinistes ou dans les bibliothèques. A moins qu’ils se tournent vers Internet où quelques-uns de ses titres sont disponibles en ligne, neufs ou d’occasion. On pourra également compléter l’approche de ce grand insoumis avec la lecture de « Gaston Criel, du Surréalisme à l’Underground », essai clair et bien documenté du regretté Jean-François Roger (éditions L’Harmattan).

 

 

(Cet article a été initialement publié dans « Traction-Brabant » N°53)

 

 




Ainsi parlait NOVALIS, Traduction de Jean et Marie MONCELON

 

 

Agir comme un ignorant à la découverte de l'oeuvre de Novalis, recevoir l'oeuvre dans sa sensibilité propre sont rendus possible par le choix de courts extraits de textes du poète Novalis que traduisent ici Jean et Marie Moncelon (dans l'édition bilingue parue récemment dans la collection Ainsi parlait chez Arfuyen). En effet, un ignorant de l'oeuvre fondamentale du philosophe Friedrich von Hardenberg, dit Novalis, mort à 28 ans, peut quand même voir combien sont petites ou grandes ses propres questions, combien sont vraies ou fausses ses idées sur l'art ou la vie. Car le poète est capable, presque seul, a le devoir, en un sens, de révéler les secrets de la nature - y compris des énigmes inconnues des scientifiques , ou de rendre sensible le mystère de l'âme - secret spirituel - , ce qui revient à saisir la forme la plus pertinente et la plus belle de l'expression poétique. Et comment ne pas voir ici cette charte éthique remplie quand on lit par exemple cette citation tirée de Fragmente, " Devenir un homme est un art".

Cette citation, que reprend la quatrième de couverture du livre, est révélatrice à bien des égards, car elle touche au secret, cette fois-ci, du poète lui-même. Est-il romantique - les dates pourraient le faire supposer, ou un moderne, quand on voit ici ou là des penchants baudelairiens - ou un poète singulier qui a intéressé les Symbolistes par exemple ? Tout cela reste et doit rester en suspens dans l'esprit du lecteur ignorant qui ne compte que sur l'oeuvre du philosophe/poète/scientifique saxon pour un voyage en terre de mysticité et d'extase. Il s'agit surtout d'un poète qui fonde tout ensemble la poésie, l'art et la vie.

 

« Le génie est poétique avant tout. Où le génie a agi, il a agi de manière poétique. L'homme véritablement moral est poète. »

« Le véritable commencement est la poésie de nature. La fin est le second commencement - et c'est la poésie d'art. »

 

Et quand il est écrit plus haut que la petitesse ou la grandeur des impressions personnelles peuvent être les agents de cette découverte, il s'agit en fait de la vraie question de cette écriture mystérieuse - d'une grande singularité du point de vue moral - et presque sacrée - car touchant la beauté avec cette force, manifestations de clarté en fonction des certitudes petites ou grandes qu'offre la poésie dans la langue du philosophe - et l'on en connaît bien le registre chez Nietzsche ou chez Heidegger. A savoir, qu'il y a plus de vérité contenue dans le poème que dans la description mécanique de la réalité, plus d'art dans la licence poétique que dans la rhétorique et l'académisme, plus de poésie donc dans la vie et la mort que dans le livre qui en fait la relation, quand restent nécessaires la langue et la forme - véhicules stylistiques.

 

« Le sens de la poésie a beaucoup en commun avec le sens du mysticisme. Il est le sens de ce qui est propre, personnel, inconnu, mystérieux, de ce qui doit se révéler, du hasard nécessaire. Il représente ce qui est irreprésentable. Il voit l'invisible, il sent l'insensible, etc. »

 

Pour résumer cette impression, il faudrait envisager très précisément comment Novalis opère pour livrer, dans le flux poétique de sa langue, une part d'énigme - peut-être à rapprocher des Mystères d'Eleusis - voire une certaine transparence dans l'énigme - que poursuit le poème - en tout cas, quelque chose qui rend fiévreux et habité.

 

« Le vrai philosopher en commun est comme un vol de migration mené de concert vers un monde aimé - où l'on se relaie alternativement au premier poste, là où est nécessaire le plus grand effort contre l'élément antagoniste au sein duquel on vole. On suit le soleil, et l'on s'arrache du lieu qui, conformément aux lois de la gravitation de notre corps terrestre, est voilé pendant un certain temps dans le froid de la nuit et la brume. (Mourir est un acte véritablement philosophique). »

 

C'est avec ces lignes tirées du Philosophische Studien que commence le livre. Il ouvre d'emblée et emporte le lecteur - fût-il ignorant - vers une lumière splendide, presque froide parfois, à force de raretés qui se découvrent comme d'évidence, de figures de style très simples qui recèlent des vérités implexes, le tout traité par une noblesse d'expression sans pareil, d'opalescence du discours, de traits, pour se référer à la terminologie de Kant ou de Longin, proprement sublimes. Et tout cela vient comme une écume duveteuse, border les arcanes complexes de notre intelligence, comme un révélateur inouï d'art, de vie et de pensée.

 

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Marie-Noëlle AGNIAU, Mortels habitants de la terre

 

J'aime les quatrièmes de couverture qui disent tout sans rien en dévoiler. Qui ne font qu'attraper le lecteur par le mystère. "Assumer par le poème la disparition de l'écriture cursive et la mise en écran du monde, il le faut au moment où meurt la mère qui vous a enfantés : ne pas revenir est la règle du vaisseau." Tout un programme alléchant pour qui aime les mots, avec ce nouvel ouvrage publié par les éditions l’Arbre à paroles, avec en couverture une illustration mystérieuse de Benjamin Monti.

Même si parfois le lecteur peut se sentir dérouté (mais n'est ce pas le propre d'un voyage réussi ?), le vaisseau dans lequel Marie-Noëlle Agniau nous emmène est d'une inventivité rare qu'il faut absolument signaler.

Une double disparition donc, avec toujours la notion de voyage et de nombreux allers-retours entre matériel et immatériel. A commencer par la contrainte sous laquelle sont placés tous les poèmes : débuter tous par "Est une infrastructure". Vaisseau de la vie au départ du port "Est une infrastructure construite par l'homme, situé sur le littoral maritime, sur les berges d'un lac ou sur un cours d'eau, et destiné à recueillir bateaux et navires". Vaisseau-mère en traversée.

Le voyage c'est aussi l'écriture, des lettres, des récits, des journaux de bord, on retrouve un peu de tout cela dans cet ouvrage. L'écriture comme une attelle au quotidien. Quant à l'écriture manuscrite, “Nous avons cessé d'être habiles. Tenir un stylo. Nous écrivons mal. Et maladroit. Le contour des lettres. Nous ne savons plus. Quoi faire. Les lettres. Paniquent. Ou main. Les trois doigts. Crispés comme bouche apprend à téter.”

Alors passer à l'ordinateur : “Est une infrastructure.  Construite par l'homme. L'opération secrète du cerveau a fini de former des lettres entre trois doigts. Il pleut des touches. Des petits bruits de ressort. Sous les touches. Les bruits que nous formons. Ça glisse. On ne l'entend pas.

Et s’interroger sur la portée de ce choix “Les lettres flottent. Égales. Nos yeux les voient toutes. Et le cerveau connecte. Très vite. Les lettres ne se forment plus. Avec la même incidence. Le même petit bruit très rapide des ressorts sous les touches. Elles apparaissent. Disparaissent. Entre les touches. La poussière. La pulpe des doigts. Ronde. Dynamique. La douleur détruit la langue : là.

Et plus loin page 59 : “Je me démets de ma main. Je donne la main à des machines. Elles sont ma main. Et mes doigts. Elles œuvrent pour moi. Elles sont la main. Et les trois doigts et tous les autres. Une main tactile comme un écran. Je rends ma main. Je n'en ai plus besoin. Sa lenteur. Sa lenteur de main. Je la rends. Je la donne à la machine.”

Marie-Noëlle Agniau fait preuve de beaucoup d'inventivité dans cet ouvrage incomparable (mais le poète ne se doit-il pas d'être incomparable ?). Il est plaisant de voir ainsi qu'il existe encore de nouvelles façons d'écrire la poésie. Je ne serais pas étonné de voir cette auteure née en 1973 éditée à l'avenir dans la prestigieuse collection Poésie-Flammarion.

 

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Isabelle Lévesque, Si sans fin s’use alors

 

Si sans fin s’use alors.
La glace prise en pierre
ou patte brisée de substances
calcaires. Si sans oubli se glisse en fente,
hiberne, retourne à
(point de départ),
si sans scrupule dilate les pores,
l’encre n’est qu’une meurtrissure de craie.

Fondue, à terme brisée,
des ronds ravissent le tour 
pompon du retour.

N’effraie pas la chute.

Elle arrive, tournoie ses volutes en soupirs étranges.

Elle écrit.

 

Extrait de Va-tout

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