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Deux grand poètes grecs : Yòrgos Markòpoulos, Andrèas Embirìkos

Les éditions, Le miel des anges, s’attellent à la tâche de faire connaître en France l'un des plus grands poètes grecs du 20e siècle, Yorgòs Markòpoulos dans une traduction de Michel Volkovitch. Pour certains d’entre eux, déjà présentés dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine chez Poésie/Gallimard, de Yorgòs Markòpoulos nous sont ici également proposées beaucoup d’inédits, auxquels s’ajoutent des versions de poèmes déjà connues en français, mais parfois revues par l'auteur ou bénéficiant d’une nouvelle traduction.

 

Le recueil donne également le dernier opus du poète grec, Chasseur caché, dans son intégralité. Pourquoi faut-il donc lire Chasseur caché, au Miel des anges ?

Si les textes choisis ici proposent un voyage dans l'histoire tourmentée de la Grèce au 20e siècle, ce n'est que de loin et la manière presque effacée. Le lecteur ne trouvera ici ni la peinture des années de la dictature, ni la souffrance des intellectuels, ni la misère politique, morale, ou aujourd'hui économique, d'une Grèce décidément parente bien maltraitée de l'Europe. Yorgòs Markòpoulos se poste comme “un chasseur caché”, un observateur attentif de ses concitoyens, de sa ville. On découvre dans ce recueil un poète qui arpente, un poète de la rue, un poète qui enregistre à la manière d'un appareil photographique, des scènes de la vie ordinaire. Le premier poème du recueil Les Artificiers (1979), nous le présente dans une scénographie qui privilégie le pas de côté, la distance :

 

Yòrgos Markòpoulos, Chasseur caché, Traduit
par  Michel Volkovitch, 
2016, 136 pages, 12 €.

Les passants le soir pour couper

traversent le parc.

Nous autres les voyons.

Ou plutôt, nous voyons le point rouge de leur cigarette. (les Poètes)

 

Le poème résume la démarche de l'auteur; il en donne à voir la posture. On les retrouvera toutes deux dans l'ensemble du recueil. La modestie de Markòpoulos tient dans ce “nous” qui semble effacer la silhouette trop identifiable de celui qui regarde et qui parle. Le poète est ce fantôme qui se fond dans les ombres, regarde de loin. Oh, non, plus de prétention à parler au nom de… à étreindre le drapeau, à guider le peuple dans la rue. Pas de prophète. Un homme pauvre, le poète, qui ne prétend qu’à cette fidélité étroite au réel. Notons le détail de l’effort de correction du dernier vers. Cette exigence terre à terre de vérité qui fait préférer à un énoncé trop lyrique ou faussement juste, une vérité, même triviale. Les hommes, ses contemporains? Le poète ne prétend les connaître ni comme sociologue, ni comme politique. Moins encore comme un intellectuel. Non, il ne les saisit que dans leurs mouvements, leurs habitudes animales, fatigués et éreintés qu’ils sont ces hommes, d’une vie maussade, sans horizon. La vérité du poète? La pointe rougeoyante d’une cigarette grillée dans la nuit. Et le doux sourire de Markòpoulos ferme le poème. Tout se joue là: cette tendresse humaine, cette douceur qui ne juge pas. Ce refus d’assimiler la fatigue, la platitude ou l’amertume à une défaite. 

 

C'est donc bien, la postface du recueil le signale, comme un photographe, un photographe ambulant qu'il aime à se présenter et à écrire. Avec lui nous fréquentons les foires, les marchés, les rues étroites, les chambres des célibataires, le bord des fleuves, secs, souvent abandonnés aux détritus, ces espaces interlopes de vie, de cris. De solitude et de silence aussi. Des paysages urbains donc, qui ne sont pas paysages mentaux, mais bien ce pays qui est le sien, qu'il aime, qu'il chante, qu'il célèbre dans sa pauvreté ordinaire, son insuffisance, jusqu’à son absence de rêve. Filous, mendiants, prostituées, trafiquants, camés, marins au chômage, travailleurs pakistanais, c'est tout un peuple qui se presse sur les quais, dans les rues, dans les échoppes. “Voilà ta vie Pirée, voilà mon bien”, psalmodie le poème. On ne lira donc pas ce recueil pour retrouver l’ampleur marine, le bleu d’un azur brûlant, l’aridité minéral qui forment la scène grandiose de la célébration lyrique d’un Elytis ou d’un Ritsos. On ne retrouvera rien du décor mental, partagé par les lecteurs émerveillés de l’Iliade et de l’Odyssée que nous fûmes dans nos études au collège ou plus tard. La Grèce de Markòpoulos, ce n’est pas la Grèce des touristes, pas plus que celle des livres. Et c’est bien là ce qui donne à la lecture de ce recueil sa force douce-amère qui nous rejoint, à notre tour, dans nos vies d’ici, dans nos cœurs de cendre : 

 

Une voix cette nuit criait dans mon sommeil : 

viens voir les lieux où tu courais, disait la voix, enfant

je ne peux les voir, ces lieux, répondais-je,

mon cœur est en cendre.

(“Ma terrible patrie” in Ne recouvre pas la rivière, 1998)

 

Le choix de poèmes qui est offert ici, couvre un demi-siècle de création. Le premier recueil dont sont soumis des extraits, date en effet de 1968, le dernier de 2010. C’est là aussi ce qui fait l’intérêt de la lecture. On parcourt à la fois une vie, celle de Markòpoulos, la maison jamais finie de son père, le souvenir de la mère, des images fugitives d’une enfance, l’installation dans une petite ville de province, et une œuvre, dont la variété formelle, au regard de sa relative modestie, dit le souci scrupuleux de la forme et du style. Lauréat par deux fois, consécration magistrale, du plus prestigieux prix littéraire grec, Markòpoulos est un auteur majeur. Le choix établi par Michel Volkovitch rend compte de la complexité et de la variété des explorations formelles de l’auteur. On y croise des textes très courts, lapidaires comme cette “chanson des hommes solitaires” :

 

Le soir tu ramasses du bois pour la cheminée.

Et le matin, ah le matin,

comme la vie est amère, avec toutes ces cendres.

 

d’autres plus amples, animés d’un souffle visionnaire, presque halluciné, comme les trois belles “lettres au poète Papadìtsas” où l’on retrouve les grands accents d’un Garcia Lorca :

 

L’hiver, un tambourin qui lit la brume

et l’enfant de l’image devant, près du cornouiller

tandis que dans son livre d’images

la marche silencieuse, entre les branches, du tigre,

comme le feu qui dans les brindilles se propage

et une nuée de boucliers de bronze un peu plus loin.

 

La chanson donc, la lettre, le récit en prose, l’interview pastichée, ou encore l’ode, (il faut lire, pour l’admirer, “l’ode au joueur de l’AEK et de l’équipe nationale Chrìstos Ardìzoglou”), d’autres formes plus difficiles à définir comme ce très long poème en prose séquencé en grands mouvements, “passage piétons” où l’écriture prend la forme, dans le dernier extrait proposé, d’un script cinématographique en quatre plans.

Le lien qui unit tous ces textes, c’est l’homme. Rien de ce qui est dit ici ne vient d’ailleurs que de sa vie, de son expérience. Son travail d’ingénieur, la maladie, le deuil des parents, ses lectures aussi. On trouvera avec émotion un très beau poème intitulé sobrement Sylvia Plath : 

 

 

Voix de lionne mais plainte de femme

qui se déshabille dans l’autre pièce

après l’annulation d’une sortie très désirée.

 

Le monde de Markòpoulos est un monde dont on ne peut sortir que par le bas. L’hôpital, le cimetière sont les lieux de solitude qui reviennent régulièrement dans l’anthologie. L’alternance sans fin des saisons, résumée dans le vers “brouillard de cimetière, novembre, soleil, décembre, d’asile” rythme le recueil qui observe le temps qui passe et efface: guère d’illusions ou de consolations faciles chez notre poète. Mais c’est que la poésie n’a pas à consoler d’être vivant et en vérité si peu dans la vie. Sensible à la fuite du temps, à la disparition des visages, à la fugacité des rares moments d’amour, de plénitude, Markòpoulos ne fait de la poésie ni un salut, ni une prière. Une voix, simplement, qui essaie de dire avec justesse que la douceur et la tendresse d’un regard humain peuvent aider à supporter l’amertume et la désolation du réel :

 

Jusque là homme du peuple au marché, dans ses affaires,

lorsqu’il a découvert soudain la poésie.

Dès lors il a pris l’eau par tous les bouts.

Sa femme l’a quitté un soir.

Regardez-le maintenant dormir.

Au dessus de sa tombe volent des oiseaux.

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

Ce jour d’hui comme hier et demain, Andrèas Embirìkos, Le miel des anges, 2016

Poèmes traduits par Myrto Gondicas et Michel Volkovitch

 

 

 

Sous un cerisier un poète aveugle chante la gloire du désir

 

Ce vers tiré du poème intitulé « vision des heures matinales » rend compte de manière assez exacte du contenu et de la démarche de ce recueil Ce jour d’hui comme hier et demain, d'Andrèas Embirìkos . Dans ce vers chacun des mots en effet fait sens et pourrait proposer à un lecteur qui découvre cette œuvre, une porte d'entrée finalement assez juste. 

 

Sous...

 

La préposition sous d'abord, témoigne de la manière dont cette poésie est une poésie du jaillissement, du débordement. Ce qui vient vient de loin, des profondeurs, celles de l'inconscient, du rêve, des fantasmes, du désir. C’est cela, en continu, dans les images surréalistes, la violence d’un lyrisme parfois cru, le chant exalté du corps et des sèves, c’est bien cela qui jaillit et déborde. Oui, dessous, derrière ce qui masque, cache, ou étouffe, c’est là que la parole du poème se glisse, dénude, déshabille, pénètre. Sous les vêtements,  sous les contraintes sociales,  sous les interdits,  Embirìkos va chercher la force vitale, l'énergie primitive qui le fascinent. La violence radicale et légendaire qui nous lie à la beauté du monde et à celle plus singulièrement de la femme, voici ce qu’il chante, cherche, capte, les yeux grand ouverts devant la beauté sensuelle, sexuelle, érotique du réel. Le recueil rappelle ainsi à la page 90 que la poésie 

 

sera spermatique / absolument érotique / ou ne sera pas.

 

On aura reconnu au passage l’influence des surréalistes français… Ce poème par ailleurs est suivi presque immédiatement d'un très court texte, intitulé « Les Trois du triumvirat, » qui rend hommage aux trois maîtres de notre poète, j'ai nommé, Léon Tolstoï, Sigmund Freud et André Breton. L’horizon s’éclaire pour le lecteur français qui ignorait, comme moi ce poète que Michel Volkovitch nous présente comme une figure essentielle de la poésie grecque contemporaine. 

Triple lumière, celle du retour à une morale naturelle, celle de l’acquiescement aux forces profondes et informulées de notre être, celle enfin de la folie et de la violence des images et des associations d'idées : triple lumière pour un seul recueil, un regard, une voix très singulière.

 

...sous un cerisier... 

 

Le cerisier, un arbre qui revient plusieurs fois et occupe une place centrale dans la flore et la faune de cet Eden rêvé par l'auteur. Le cerisier est l'arbre dont l'ombre cache mal la lumière éclatante du soleil et de la beauté;  il porte sur ses branches les fruits rouges couplés, gonflés de sève et de sucre dans lesquels le poète célèbre et chante la sensualité de son rapport au monde. 

Le cerisier encore, c'est l'arbre dans ce jardin derrière la barrière, caché aux yeux du passant, au pied duquel il fera la rencontre, enfant, d'une jeune beauté nue et occupée à son plaisir à l’abri, croit-elle fallacieusement, des regards. La scène est chantée dans un lyrisme échevelé, violent et cru, sans précaution oratoire. Véritable scène primordiale, primitive dont on ne sait si elle est réelle ou simplement rêvée, elle exprime ce que le poète voit dans le plaisir et la sexualité: l’extase matérielle, l’union avec le végétal, la création, la force dyonisiaque qui porte à la Joie. On comprend donc que le poème ici ne fait pas de la nature, de l’arbre un simple symbole destiné à exprimer pudiquement la radicalité du désir humain. Non. Ce désir, la nature l'accompagne et le permet,  l'autorise, l’appelle.

 

Andrèas Embirìkos, Ce jour d'hui comme hier
et demain
, traduit du grec par Myrto Gondicas
& Michel Volkovitch, L
e Miel des anges, 2016.

 

...un poète aveugle...

 

La poésie pour Embirìkos est un chant de libération. Ce recueil écrit à la fin des années 60, alors que les militaires avaient pris le pouvoir en Grèce, croit à l’affirmation de la liberté et de la joie d'être, dont la rencontre amoureuse est aux yeux du poète l'achèvement et le point culminant. Les mères les prêtres, les bourgeois, les soldats qui défilent dans la rue, les colonels, toute la violence grise et sale d'un monde semblent interdire, de poèmes en poèmes, la conquête du plaisir d'exister, aux enfants, au femmes, aux hommes portés naturellement les uns vers les autres, désireux pourtant de s'aimer de s'admirer, gonflés tous, femmes, hommes et enfants du désir brûlant de parachever leur humanité. Ce monde réel d’entraves, de règles et de soumissions n'est pas occulté dans le recueil. Il est bien présent,à la page 104 par exemple, derrière la fenêtre ouverte, dans la rue où passent les chars bruyamment, accompagnés de la fanfare militaire. Mais ce que le poème chante, c'est précisément la chambre, où sur les draps blancs, dans la lumière du matin, un couple fait l'amour.

Aveugle donc le poète, mais aveugle volontairement, fort de vouloir ignorer le laid du monde actuel pour chanter un monde nouveau à venir. Embirìkos s'attache malgré tout, malgré tous (il choisira de ne pas publier son recueil) à contre-courant, à chanter sa foi dans la grandeur de ce que les autres considèrent comme bas et vil. C'est bien à un renversement des valeurs que nous invite le recueil; mais le lecteur français aurait tort de me voir que des poèmes complaisamment érotiques. Il s'agit de bien d'autres choses encore.

 

...un poète aveugle chante...

 

«Un poète aveugle chante»,  écrit-il. Ce chant est dionysiaque, incandescent, brûlant, on l'aura compris. Il anime tout un monde. Une Création, où la faune et la flore la plus ordinaire accueillent Archanges, Nymphes, Centaures. Le réel, oui, mais enchanté, habité de présences et de puissances. Mieux encore: Ce jour d’hui comme hier et demain réalise la promesse de son titre. Il s’ouvre à des temps, à des époques et à des espaces qui dépassent très largement la Grèce de la moitié du 20e siècle. Le monde aztèque de Montezuma, les bords du Jourdain, Paris, la Russie éternelle de Tolstoï, c'est tout un univers à la fois livresque, légendaire, mental, rêvé que projette le recueil, pour atteindre à l’universel. De grandes processions primitives d'hommes et de femmes joyeux « couronnés de lierre et solennel » avancent vers ce que l'auteur appelle de ses voeux, “ le Nouvel Âge”. De grandes processions syncrétiques dans lesquelles la vision du poète associe les différents âges de l'humanité :

 

Du Christ-Adonis érotique et humain 
Sève de la terre Ranga-Paranga
Antidote à toute mélancolie
Battement blanc velouté d'aile d'ange
atterrissant devant nous qui apporte
Non pas l'épée de l'Eden mais pour les affamés
Du lait sucré Nestlé en boîte avec la manne céleste
Ranga- Paranga-Ranga! 

 

Le rêve porté lyriquement par Embirìkos ? Voir l'homme s'ouvrir « pour le cœur et les sens/à ce monde-ci/de trésor plus vivifiant plus riche”. 

Quelle langue alors pourrait dire l'extase d'être que vise les poèmes? La langue d’Embirìkos chante en empruntant sans vergogne aux grands genres littéraires anciens, mais aussi à la prose la plus plate et triviale d'aujourd'hui, aux prières et formules rituelles consacrées du christianisme enfin :

 

Sur terre aussi Gloire tout de suite 
Et en même temps pour eux le mot Ourmahal veut dire
nous nous accomplissons dans le plaisir
comme dans les cieux sur terre maintenant et toujours 
À tout moment disant au lieu d'insultes 
« Ourmahal ! » ― un « Ourmahal ! » pour tous les siècles. 

...la gloire du Désir 

 

Sans doute voilà la formule qui explique le sens du titre de ce recueil publié à titre posthume, que pourtant l'auteur avait achevé avant de disparaître. Il y a, le mot « gloire » nous le rappelle régulièrement, une religion du désir chez Embirìkos. Il faut entendre par là, d'abord un sens renouvelé du sacré :  les yeux qui dévorent la beauté du monde, s’extasient de celle de la femme, comme le désir et le plaisir sexuel, tous sont sacrés. Ils relèvent tous trois de ce que l'homme a de plus grand, au regard du poète. Mais le mot « religion », entendons-le aussi dans son sens de lien, de relation. Ce qui fait le fil directeur du recueil d'Andrèas Embirìkos c'est la manière dont lorsqu'il est libre, accepté, vécu sans honte, en réciprocité, le désir lie l'homme et la femme, mais aussi l'homme et l'animal, l'homme et la création tout entière. Il est un langage enfin vrai et transparent :

 

Quel dommage que si souvent les paroles soient conventionnelles 
Et ne disent pas toujours la vérité des choses
Ni celle des sensations ni celle des sentiments
Et tout comme les vêtements de tant de modes risibles
 
Cachent elles aussi la grâce des âmes et des corps. 

 




Japon réel et imaginaire

 

Terada Torahiko : « L’esprit du haïku »

par Pierre Tanguy

 

 

On écrit aujourd’hui beaucoup de haïkus dans le monde. Et aussi beaucoup de commentaires sur ce genre poétique particulier. Le sujet paraît inépuisable et le Brestois Alain Kervern a bien montré, dans ses deux derniers essais  (Histoire du haïku chez Skol Vreizh et La cloche de Gion  à Folle avoine), la richesse et la complexité du sujet.

 Mais il n’est pas inutile, parfois, de revenir aux auteurs japonais eux-mêmes pour savoir ce qui les guidait. C’est la cas avec Terada Torahiko (1878-1935), disciple de Sôseki et auteur d’un essai intitulé L’esprit du haïku. Il insiste sur deux points pour expliquer l’appétence particulière des japonais pour ce genre littéraire. D’une part, explique-t-il, la fusion avec la nature considérée par les Japonais comme une « présence fraternelle ». Pour Terada, en effet, « l’esprit du haïku ne peut être pensé que comme une expression poétique de ce sens de la nature ». A cela s’ajoute – c’est le deuxième point – « l’existence plus que millénaire de formes poétiques brèves dans la tradition littéraire japonaise ». Nature, brièveté : on a là les deux ingrédients de base du haïku, un genre ayant le don « d’appartenir à la mémoire collective de tout un peuple qui partage donc les mêmes associations d’images ou de pensées ». Ce qui fait dire à Terada Torahiko  que « le haïku n’existe et ne peut qu’exister au Japon ».  Mais il formule aussi, dans son essai, certaines mises en garde. « Si le poète introduit des éléments qui expriment directement sa subjectivité, il n’y aura plus de place pour exprimer des éléments symboliques de la nature » (Terada, dans cette logique, conteste « l’éloquence » dans la poésie).

 Il pose aussi la question – qui fait souvent débat – des racines bouddhistes ou non du haïku. S’il convient que « le sentiment d’impermanence » (héritée du bouddhisme) « ne pouvait qu’envahir le monde des haïkus », il considère qu’il « n’appartient absolument pas à la nature même du haïku ». Selon lui, la pratique du haïku n’est « ni une fuite » (…) « ni un exercice de philosophie passive », « ni non plus une mise en scène pleine de complaisance de soi ».

 Bien au contraire, souligne-t-il, le haïku suppose « une distance critique de soi vis-à-vis de soi » et permet « d’exercer l’acuité de l’œil de notre esprit à faire en sorte que nous veillions à maintenir sa liberté »

 

 

*

 

Le Japon de Pierre et Ilse Garnier

par Lucien Wasselin

 

 

Les Éditions L'herbe qui tremble viennent de publier, sous coffret neutre, deux volumes dus à Marianne Simon-Oikawa intitulés Japon (Les Échanges et À Saisseval). Marianne Simon-Oikawa a le mérite d'enseigner à l'université de Tokyo et, connaissant bien la langue et la culture du Japon, elle était particulièrement indiquée pour assumer la responsabilité de ces deux tomes qui font presque 1000 pages au total.

Le tome 1 (Les Échanges) s'intéresse aux poèmes écrits par Pierre Garnier en collaboration avec Niikuni Seiichi de 1966 à 1971 d'une part et avec Nakamura Keiichi de 2000 et 2001 d'autre part. Car si Pierre Garnier est bien connu pour son ouvrage en deux tomes paru aux éditions André Silvaire en 1978, Le Jardin Japonais, Marianne Simon-Oikawa met en évidence, pour commencer que les Garnier ont été en contact avec des poètes japonais de la même mouvance qu'eux dès avant. Le Japon et le couple Garnier sont présents dès 1964 dans la revue française Les Lettres et dès 1969 dans la revue japonaise VOU (avec, en particulier, des poèmes de Pierre Garnier traduits par Kitasono Katsue) et dès 1965 dans ASA, la revue de Niikuni.

Cette présence en revue sera suivie d'œuvres écrites à quatre mains dont les plus connues sont sans doute les Poèmes franco-japonais de Pierre Garnier et de Niikuni Seiichi pour leur parution en 1967 chez André Silvaire et dont le plus célèbre est sans conteste le poème ("Coq-Cerisier") qu'on trouve à la page 169 de ce tome1 et qui fut reproduit en carte postale lors de l'exposition, "Pierre Garnier, le parcours d'un poète", réalisée par la Bibliothèque Départementale de la Somme en 2002. Mais ces poèmes montrent la limite de la poésie supranationale qui voulait se passer de la traduction, comme le prouve Marianne Simon-Oikawa (pp 154-157). Mais Niikuni disparaît en 1977 mettant fin à toute collaboration entre les deux poètes. Pierre Garnier va écrire trois plaquettes avec Nakamura Keiichi en 2000 et 2001, plaquettes très différentes de celles écrites avec Niikuni Seiichi. On sent ici que Nakaruma Keiichi est "influencé" par le mail-art  et le collage qu'il pratique assidument…

Le tome 2 (À Saisseval) rend compte de ce qu'écrivirent seuls Pierre et Ilse Garnier, de la mort de Niikuni Seiichi à nos jours, loin du Japon, hormis la période de collaboration avec Nakamura Keiichi : c'est que "le Japon ne cesse d'habiter Pierre et Ilse"… Marianne Simon-Oikawa se livre à une compilation des poèmes écrits à Saisseval durant cette période : la liasse de 1977, le n° de Bloknoot de 1976, le Jardin japonais de 1977, les deux tomes du Jardin japonais parus aux éditions André Silvaire, Le Jardin du poète Yu paru à Madrid en 2003 et 2004 et L'Année dans les jardins flottants de la Somme qu'Ilse a écrit et publié en auto-édition en 2008. Il faut s'arrêter à ce dernier recueil (largement inconnu) car il permet de comprendre l'obsession japonaise des Garnier ; l'expression "jardins flottants" renvoie sans aucun doute à l'estampe japonaise ukiyo-e (image du monde flottant) : "le monde flottant désignant le monde d'ici-bas" [M S-O, p 450]. Mais ce n'est pas tout car Marianne Simon-Oikawa consacre un chapitre à la notion de haïku chez Pierre Garnier où elle met en lumière que les textes d'Ornithopoésie ne sont pas éloignés de l'esthétique du haïku. À son habitude, Marianne Simon-Oikawa mêle inédits et poèmes publiés à ses notes et présentations.

Marianne Simon-Oikawa convainc ainsi le lecteur que "le Japon occupe chez Pierre et Ilse Garnier une place essentielle" (p 583). Mais il y a mieux : ses analyses sont précieuses et érudites car, non seulement elle a exploité de nombreuses archives françaises ou étrangères, publiques (comme celle de l'Université des Beaux-Arts de Musashino) ou privées mais sa connaissance de la langue japonaise est irremplaçable, qu'on en juge : "Certains poèmes, les plus faciles à appréhender, contiennent des mots entiers. Dans l'un d'entre eux par exemple, qui associe coq et sakura (cerisier) le mot "coq" invite à voir dans les formes épanouies du papier découpé les plumes de la queue d'un chef de basse-cour tandis que le mot "cerisier" [sous la forme d'un idéogramme] fait découvrir dans ces mêmes formes les branches d'un cerisier ployant sous le poids de ses fleurs" (p 156, tome 1). Que dire encore des différences entre la forme du kanji, la forme syllabique et le caractère ? On le voit, Marianne Simon-Oikawa ne manque pas de qualités...

 




Un américain à Séville : annexe 2

Le Gitan à la guitare verte
 Note du traducteur

Nous ne disposons que d’une (ébauche de ?) préface dactylographiée, en deux parties, sans signature, et agrémentée de notes de fin de textes signalées ici ( ) mais manquantes. Cette demi-douzaine de pages confirme ce que nous avons établi précédemment et précise certains points.

Faute d’avoir pu obtenir le texte de l’œuvre ((Exemplaire resté en la possession de Donn Tice, non communiqué.)), nous vous livrons la traduction de ces pages in extenso, et vous prions de.. lire entre les lignes. Les appels de note originaux sont maintenus, entre parenthèses, à cet effet.

Faute d’indications adéquates et outre la notice du Dr Delgado, ci-dessous introduite, nous ne pouvons que conjecturer sur le pourquoi de cette couleur, inhabituelle, semble-t-il, pour un instrument flamenco. Le choix se partage entre :

 

  • pour le jeune Gitan et sa guitare : le sens de green= apprenti, débutant, jeune pur et naïf ; les couleurs de l’Andalousie, non officielles encore dans les années soixante : deux bandes horizontales vert ommeyade et une bande centrale blanche ;
  • pour la cathédrale ((Mort de Dolores Molinos. Sonnets 26-27 ; 192-193. Voir infraet dernière illustration de DGgg.)) le chant de scouts et mouvements de jeunesse à caractère religieux I know a green cathedral en vogue à cette époque et lié à des projets à caractère religieux ou para-religieux ; cela pourrait évoquer les nuits de juergapassées à Alcalá sous la haute voûte des eucalyptus, au bord du Rίo Guadaíra ;

 

I know a green cathedral, a hollowed forest shrine,
Where trees in love join hands above to arch your prayer and mine.
Within its cool depths sacred, the priestly cedar sighs
And the fir and pine lift arms divine unto the clear blue skies.
In my dear green cathedral there is a quiet seat
And choir loft in branched croft where songs of birds hymn sweet.
And I like to think at evening when the stars its arches light
That my Lord and God treads its hallowed sod in the cool, calm peace of night.

    

  • pour les symboles, et c’est peut-être la clef : la référence à Romance Sonámbulo, poème de Lorca devenu culte, au point que Saura s’en est servi pour le final (en rumba) de Flamenco(1995) ainsi que pour l’ouverture et le final de son non moins somptueux Flamenco Flamenco, de 2011. Le vert de la vie et de la mort, allié et opposé au rouge du sang, leur ouvre grand la porte :

 

Verde que te quiero verde.
Verde viento. Verdes ramas.
El barco sobre la mar
y el caballo en la montaña.
Con la sombra en la cintura
ella sueña en su baranda,
verde carne, pelo verde,
con ojos de frίa plata.
Verde que te quiero verde.
Bajo la luna gitana,
las cosas la están mirando

Y ella non puede mirarlas…((Strophe 1 de 6. Il existe des versions chantées qui diffèrent quelque peu de l’original.http://es.youtube.com/watch?v=fXLaYVaXW5U))

 

Il faut aussi mentionner, source possible à divers titres, le tableau de Picasso (1903) Levieux guitariste aveugle, qui a inspiré un long poème à Wallace Stevens en 1936, intitulé « The Man With the Blue Guitar » dont voici le début :

 

The man bent over his guitar,
A shearsman of sorts. The day was green

They said, “You have a blue guitar,
You do not play things as they are.”

The man replied, “Things as they are
Are changed upon the blue guitar.”

And they said then, “But play, you must,
A tune beyond us, yet ourselves,

 A tune upon the blue guitar
Or things exactly as they are.”

 

Sans oublier la célèbreRomance de los ojos verdesdu Sévillan Rafael de Leόn (1908-1982) que disait en scène Lola Florès avec tout le panache qu’on lui connaît et dont voici les premiers vers et le final :

 

-¿De dόnde vienes tan tarde ?
¡Dime, di!¿De dόnde vienes?
 -Vengo de ver unos ojos
verdes como el trigo verde.
El sueño juega y se esconde
 en la plaza de mi frente;
cabaldo por la ojeras
 de unos ojos en relieve….

 …Si no me traes sus ojos,
 ¡dile que venga la muerte!

 

 

Rien, nulle part, n’indique que David George se soit inspiré de tel ou telle, mais il faut reconnaître que le rapprochement est troublant((.Tableau et poème dans  Transforming Vision - Writers on Art, The Art Institute of Chicago, 1994.))

 

*

 

Préface (traduction entre << >>((Notes internes (x) non documentées.))

 

De grande qualité((Exemplaire resté en la possession de Donn Tice, non communiqué.)) et bien documenté((Mort de Dolores Molinos. Sonnets 26-27 ; 192-193. Voir infraet dernière illustration de DGgg.)) cet apport fait autorité. C’est le seul ouvrage, en quelque langue que ce soit, qui traite de la guitare flamenco sous tous ses aspects. C’est le premier qui aborde les Gitans sous l’angle de la guitare. The Flamenco Guitar a immédiatement été salué non seulement à cause de la maîtrise de tous les aspects du sujet dont il témoigne, mais aussi pour son honnêteté rare et la profondeur des sentiments exprimés. Dans l’atelier cordouan du maître luthier Manuel Reyes, nous avons appris comment on fabrique une guitare, « de l’arbre au produit fini ». Dans les décors naturels du flamenco gitan, nous avons rencontré des guitaristes gitans qui nous ont dit comment ils concevaient le rôle et la fonction de la guitare flamenco. Citons Martha Nelson dans The Guitar Review : David George, en observateur exercé, aborde, outre la musique et la danse, d’autres facettes des coutumes indigènes de l’Andalousie gitane : le folklore, la poésie et l’artisanat. Par conséquent, The Flamenco Guitar From Its Birth in the Hands of the Guitarrero to Its Ultimate Celebration in the Hands of the Flamenco Guitarist a été un apport majeur non seulement pour l’aficionado de guitare mais aussi pour l’ethnologue qui s’intéresse à la culture espagnole((Strophe 1 de 6. Il existe des versions chantées qui diffèrent quelque peu de l’original.http://es.youtube.com/watch?v=fXLaYVaXW5U.))

 

  Dans The Gypsy with the Green Guitar, le flamenco, le flamenco gitan((Tableau et poème dans  Transforming Vision - Writers on Art, The Art Institute of Chicago, 1994.)) et l’existence picaresque de « Currito », jeune guitariste élevé chez les flamencos d’Andalousie, distinguent cet ouvrage de son pendant :The Flamenco Guitar. Dans The Gypsy with the Green Guitar. Les pensées et les émotions les plus intimes de Currito nous sont présentées grâce à l’exercice expert et généreux d’une technique poétique qui aboutit à un genre que l’on peut qualifier d’ethnique :

 

Crois-tu qu’être gitan
 Ça s’en va comme on nettoierait
 Une tache noire ?

Ma grand-mère était gitane.
Gitana negra.
Elle me crie dans les veines
Comme la tribu tout entière.

 

 

Selon D.E. Pohren : David George est certes un chercheur rigoureux, mais c’est avant tout un poète. Il s’intéresse essentiellement au cœur––  au cœur du guitariste, du luthier, et même à celui de la guitare…en flamenco, le cœur c’est ce qui distingue la grandeur de la bonté((]Notes internes (x) non documentées.)). Au cœur de ce livre, comme il faut s’y attendre, les Gitans sont des portraits vivants. Ils suivent la Vierge des Gitans dans les rues de Séville et lancent d’antiques saetastandis que Marie, belle, sombre, et gitane, passe en silence le cœur percé d’une « flèche ».

 

Les trompettes se taisent.
Les tambours.

Un gitan se gonfle les poumons.
La flèche d’un chant
Est décochée par-dessus la foule…

La voix du Gitan est sanglot.
Il a une flèche dans le cœur.
La foule garde le silence.

Ô, Marie, Mère du Christ… 

 

Ils maquignonnent à la foire aux chevaux des Gitans de Triana, selon une tradition séculaire. Le livre est traversé par « Currito » en qui s’incarne l’auteur et qui joue de sa guitare.

 

Ma guitare est fatiguée, usée
Comme une belle femme
Qui a beaucoup peiné
Et pleuré.

Elle a connu la caresse des Gitans.
Des amants
Aux longs doigts.

 

David George, qui connaît en profondeur le Gitan andalou et son art, est le seul qui soit capable d’écrire un livre d’une telle qualité et d’une telle acuité((Voir sonnets 156-161)). Et parce que David George est avant tout poète, il n’y a rien de plus normal que de voir sa profonde connaissance, son honnêteté rare et la profondeur des sentiments exprimés se manifester dans ces poèmes. Le Dr Delgado((Voir sonnets 156-161.))écrit dans son Introduction : La guitare verte, dans cet ouvrage, est une guitare sans oripeaux. Elle joue les mystères de verts silences. Parce que le poète perçoit ces choses-là, et parce que c’est un bon chanteur, il n’a pas eu d’autre choix que de dépouiller sa guitare et de chanter((De tels propos sont aussi prêtés à Diego del Gastor à propos de Federico Garcia Lorca et des Gitans de Basse Andalousie : DGfg,page 71)). David George se voit donc, dans cette préface, élevé au même rang que Lorca, comme le confirme la fin de cette introduction. Voir infra et sonnet 50.)). Comment un poète, né et élevé en Amérique, dont la langue natale est l’anglais, peut-il percevoir « les mystères des verts silences », spécialité andalouse((De tels propos sont aussi prêtés à Diego del Gastor à propos de Federico Garcia Lorca et des Gitans de Basse Andalousie : DGfg,page 71. David George se voit donc, dans cette préface, élevé au même rang que Lorca, comme le confirme la fin de cette introduction. Voir infra et sonnet 50.))? Comment peut-il entrer dans les pensées et sentiments les plus intimes d’un jeune gitan et, de fait, sonder la psychologie d’une subculture difficilement pénétrable ? Si le jeune garçon était andalou, sans être gitan, ce serait déjà difficile. Mais voir par les yeux d’un jeune gitan, parler comme lui, chanter comme lui ses pensées et sentiments les plus intimes, relève de l’impossible. C’est ce que dit le Dr Delgado : J’ai commencé par avoir des doutes à la lecture de ce livre, mais la curiosité l’a emporté et j’en suis resté pantois. Je n’aurais jamais cru qu’un non-Andalou pouvait pénétrer l’âme andalouse.Et c’est ce qu’a dit Juan Gomez Amaya((Juan del Gastor, neveu de Diego ?)),llui-même jeune guitariste gitan et poète de Morón de la Frontera lorsqu’il a entendu ces poèmes en espagnol : Incroyable. Authentiquement gitan.Des sons noirs qui descendent profond. Comme le jeune Gitan le dit lui-même dans le poème intitulé « Le dîner d’adieu » : Ce n’est pas facile d’être pauvre et gitan./Il faut une dose de simplicité./Et d’esprit.C’est déjà difficile pour un poète espagnol, même né en Andalousie, d’écrire sur le Gitan andalou. Le grand guitariste gitan Diego del Gastor s’étonnait, parlant de cette question, qu’un poète espagnol de Grenade fût capable d’écrire sur le Gitan et le flamenco : Je n’en reviens pas que Lorca, qui n’est pas gitan, qui ne vient pas de Basse Andalousie, puisse comprendre le flamenco et le mettre en paroles… Ce n’est pas rien, pour quelqu’un qui n’est pas originaire de Basse Andalousie, qui n’est pas gitan et qui n’est pas guitariste, de comprendre la guitare comme ça.Par la suite, Diego a proposé une explication qui pourrait s’appliquer à David George : Bien sûr, il a passé pas mal de temps chez les Gitans. C’est pourquoi ses vers sont si profonds. Peut-être qu’il était de notre sang. En tout cas, c’était un grand poète. Une exception. Une énigme((Juan del Gastor, neveu de Diego ?))

Il est vrai que Federico García Lorca, sans connaître l’anglais a été capable, dans La Poeta in Nueva York, de sonder le cœur de Harlem lorsqu’il y s’y est rendu. Mais Lorca n’essaie pas de parler par la bouche d’un jeune musicien de Harlem. C’est presque trop demander à un poète, n’importe lequel. D’autres poètes se sont essayés, de temps en temps, à parler par la bouche d’un personnage, mais le faire dans un livre entier est, à ma connaissance, un fait sans précédent. Et c’est exactement cet impossible que David George a réussi. Comme Diego le déclarait : C’est une énigme.

Un moyen qu’utilise notre auteur pour continuer à parler ainsi est le recours au récit. Ce n’est pas par accident qu’il divise le livre en Chapitres et Versets((David George rêvait-il d’écrire une autre Bible, nourrie au sein de cet autre Peuple du Livre ?)). Chaque chapitre relate une histoire ou développe un thème, chaque poème ou verset fait partie intégrante du chapitre en question. Et pourtant chacun des poèmes ou « versets » comme il préfère les nommer, est une entité à part entière. De plus, la structure Chapitre et Verset semble indiquer que l’auteur a conçu le livre comme devant être lu suivant son déroulement chronologique, du début à la fin. Il en résulte une poésie narrative à la Chaucer : un récit d’aventure en vers. Mais des sens profonds remontent au jour dans ce pèlerinage d’un jeune Gitan au fond de lui-même qui commence à sa naissance :

 

             Ma mère était gitane.
                   Mon père était tambour.
                                             Ils se sont connus dans la nuit.
Ils m’ont fait.

 

 

Et se termine dans la mort :

 

                     Dolores Molinos est morte. 
                                          Elle est morte dans une cathédrale verte,
Où les rameaux
                 Font voûte sur le chemin.

 

Et allant là où peut aller la poésie nous pénétrons l’âme de l’Andalousie.((David George rêvait-il d’écrire une autre Bible, nourrie au sein de cet autre Peuple du Livre ?)). David George va chez les Gitans eux-mêmes chercher l’authentique, l’inspiration, l’ange, le duende, la réalité finale qui ne se trouve ni dans les livres, ni dans les amphithéâtres, ni dans les salas de fiesta. Il sait ce que sait Lorca : lorsque la Vierge et saint Joseph perdent leurs castagnettes, ils vont en quête des Gitans pour les retrouver. Il va voir les Heredia, les Montoya, les Amaya, les Gitans de bronze et de rêve, qui naviguent en eau profonde au moyen de leur guitare. Lorsque l’auteur veut se renseigner sur le cante gitano, il se rend aux grottes d’Alcalá où commence le lamento de la guitare, où la nuit trempe dans le silence, les soleares, et la mort. Là, au milieu des Gitans, au fond des grottes sous les murailles, il s’établit((Plus, ou pas encore, de moulin.))et découvre le sentiment et la vérité qu’il exprime dans « Out of the Mouth of Manolito –– le flamenco gitan ».

La signification profonde de ce livre réside dans son approche nouvelle et authentique. Chapitre et Versets, illustrations et photographies, coplaset prose, sont indissociables comme un gaspacho andalou ou, plus précisément, comme l’une de ces potées gitanes qui mijotent sur un feu de camp et d’où s’exhalent les senteurs exotiques d’une douzaine d’ingrédients peu communs. L’auteur nous concocte un authentique geribaogitan, un pot-pourri qui n’est pas sans rappeler le cante por fiestasoù tout dure tant qu’il y a ange et duende. L’ange, c’est l’esprit, mais leduendeva plus profond. On le trouve dans le cante hondo, le cante por soleares de Manolito el de María, dans le toque por bulerías de Diego del Gastor, dans le baile por martineted’Antonio Montoya.

Après que d’autres livres sur la guitare et le guitariste flamenco auront été écrits, cet ouvrage restera unique en son genre. On se souviendra toujours, car rien de son sens ne se perdra, de la voix du jeune Gitan conservée dans ces poèmes ––de son ange et de son duende, de sa vie et de sa pensée–– picaresques et fantasques, subtiles et durables. Car, ainsi que le fait remarquer l’auteur dans son ouvrage : Les paroles et la pensée du Gitan andalousont plus poétiques que prosaïques ; le poétique étant l’aspect le plus important de la mise en paroles de son existence.La nouveauté et l’authenticité, ici, résident dans le langage extrêmement poétique du Gitan Andalou que l’auteur a su rendre si miraculeusement. Il a rendu en anglais ce rythme du flamenco que Lorca a fait passer en espagnol, mais que la traduction tue.

Avec le plaisir de baptiser et de despedir etc.>>

 

**

 

Cette introduction anonyme est suivie d’une table des illustrations qui éclaire cet ouvrage précédée d’une notice sur John Fulton. Les voici :

<<John Fulton, selon James A. Michener, est un séduisant jeune homme réellement doué pour la tauromachie. Ernest Hemingway a vanté son travail. Mais c’est aussi un artiste de grand talent, doué pour la plume, le dessin et l’huile.

John Marks, auteur de To the Bullfight, a dit de lui : Fulton, mène de front ses deux passions très facilement comme si c’était la chose la plus naturelle du monde pour un gamin de Philadelphie de toréer que pour un matador d’être un grand artiste, une fois sorti des arènes. Ce n’est pas seulement impressionnant, c’est un phénomène extraordinaire. Un génie, et pas le moindre : Belmonte, a approuvé sa façon de toréer. Ses dessins n’ont pas besoin d’interprète. 

Le 18 juillet 1963, aux arènes de Séville (La Real Maestranza), John Fulton devient le premier (et le seul) Américain à recevoir en Espagne le titre le plus élevé dans la tauromachie : celui de matador de toros. Ce jour là, Fulton tue l’un des plus gros taureaux jamais affronté à Séville depuis des années. Le New York Timesqualifie l’exploit de « remarquables débuts » pour un matador. Depuis, il a reçu confirmation de son « alternative » à Madrid, a toréé dans les plus grandes arènes espagnoles, au Mexique (dans la même cuadrillaqu’El Cordobés) et, tout récemment, aux États-Unis((John Fulton est mort à Séville le 28 février 1998.)).En tant qu’artiste, Fulton est surtout connu pour ses tableaux taurins dans lesquels il n’utilise comme pigment que du sang de taureau, à la manière des artistes-chasseurs de l’Espagne paléolithique qui se servaient du sang du taureau tué pour reproduire des scènes de chasse sur les parois de leurs cavernes. Ses tableaux figurent dans de nombreuses collections publiques et privées.

L’auteur remercie John Fulton d’avoir, en dépit d’un emploi du temps tauromachique très chargé, trouvé le temps de lire et de commenter les poèmes puis de les illustrer. >>

 

 

Table des illustrations

 

I have my green guitar, 46.
My uncle gave me his green guitar, 56
Manolo is a craftsman, 66.
When I am rich and famous, 74.
He is an old flamenco,  80.
Clouds of smoke fill the air , 86.
They leaped around the fire, 92.
They follow the dying Christ, 128.
In her patio is a fountain, 136.
There are three ways to plant the banderillas, 146.

Dos Ángeles, 152.
Over the wall are the graves of the dead, 160.
She died in a green cathedral.                                                                                                

 

 




Actualité éditoriale de Sylvestre Clancier

 

 …et quelques autres ouvrages des éditions L'Herbe qui Tremble

 

Sylvestre CLANCIER :  Le témoin incertain.

 

            Cinq suites composent ce recueil. La première, Es-tu la matrice de l'univers ?, est un exemple remarquable de la convergence de la recherche scientifique et de l'écriture poétique. Elle est constituée de poèmes brefs qui dépassent rarement les six vers qui sont eux-mêmes courts, réduits parfois à un mot. Sylvestre Clancier donne son interprétation de l'univers mais ne néglige pas pour autant les mystères de l'écriture poétique. Se mêlent ainsi aux trous noirs, aux neutrinos et à l'anti-matière l'ardeur / d'une langue à inventer et les règles de l'harmonie. La deuxième, Le témoin incertain, donne son titre au recueil : c'est dire l'importance qu'accorde Sylvestre Clancier à cette suite dans laquelle il essaie de capter la réalité de ce qu'il voit. Mais cela ne va pas sans difficultés et il hésite à nommer : "… mais sais-je / entendre ou deviner". L'importance accordée à l'homme ou au couple dans l'univers est-elle une façon d'interroger l'humain ? Ce poème "N'oublie pas :  // aucun granit / aucune dalle / aucune stèle / ne sont durables // Ils ne sont ni la vie / ni la terre qui les porte" résume admirablement la petitesse et l'incertitude de l'homme… La troisième, Lieux dits, est une suite brève de lieux/scènes dédiés à Jean Follain i.m. Ce qui n'est sans doute pas un hasard. Le ton est plus élégiaque, plus lyrique ; le vers plus long. Sont évoquées des scènes du passé, une vie dans la nature, un peu plus près des choses simples de la vie et l'on attend dans l'ordre du monde que quelque chose arrive qui ne survient jamais dans le poème. La quatrième, Libres comme l'air, semble avait été écrite spécialement pour Auck qui illustre ce recueil. Mais Sylvestre Clancier, n'oublie pas de mettre en lumière le parallélisme des démarches du poète et du peintre. Il faut dire que cette plasticienne accompagne admirablement les poèmes de Clancier. Quant à la cinquième, La Toison d'ailes, au titre énigmatique, elle fonctionne comme une conclusion qui met en évidence les similitudes entre le poète et le peintre : "étoffe du poème / fantasme de l'artiste / poète ou peintre / peintre et poète".

 

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Christine BINI, Le Voyage et la demeure (L'itinéraire poétique de Sylvestre Clancier).

 

            On pense, en feuilletant cet ouvrage, à la collection Poètes d'aujourd'hui des éditions Seghers qui permit aux lecteurs désargenté de découvrir nombre de poètes : essai, entretien, repères chronologiques, anthologie… Le livre de Christine Bini est complété par un essai de Sylvestre Clancier lui-même, "La poésie est poïétique" et une bibliographie exhaustive à ce jour. Et même un cahier photographique vient illustrer l'ensemble !

            La première partie, forte d'un peu moins de 70 pages, est un essai de Christine Bini qui, dans un style imagé et sans jargon, apporte quelques explications quant à l'écriture de Sylvestre Clancier. Celle-ci est marquée  par la volonté du poète de nommer les choses et de les classer. Faut-il voir dans cette dernière une volonté d'appropriation du monde ? En tout cas, comme le souligne Christine Bini, le lecteur décèle que Sylvestre Clancier veut - au moins dans son livre Écritures premières (2004, Éditions L'improviste) - capter "la vérité intime de la vie et de la mort, du passage et de la transmission de la mémoire" (p 37). Curieusement, l'essayiste ne dit rien, dans les quelques pages consacrées aux mythes, du Christ en croix pourtant annoncé page 39. Pourquoi ? Le néophyte s'y perd, d'autant plus qu'on ne trouve pas trace de ce titre dans la bibliographie… Par contre, le moment où le jeune Sylvestre est confié à ses grands-parents, Élise et Pierre, est longuement analysé via le recueil Enfrance (1994, Éditions Proverbe) et explique bien des choses.

            Dans l'entretien qu'il accorde à Christine Bini (pp 83-107), Sylvestre Clancier ne manque pas d'affirmer l'autonomie de la Poésie par rapport à l'Histoire. Pour être bien compris, il ajoute : "C'est la poésie contemporaine qui les [les formes, les blancs…] a transformés et non l'inverse" (p 85). Propos éclairants ! Sylvestre Clancier, se révèle, dans cet entretien, comme un poète ouvert, aux lectures plurielles. Et il explore surtout longuement la notion d'Orphée métis. Cette conversation est un viatique pour aborder sereinement l'œuvre de Sylvestre Clancier. Un choix de poèmes permettra à ceux qui n'ont pas l'envie de se plonger dans une œuvre, qu'on devine facilement en partie introuvable, de découvrir celle-ci fragmentairement… Enfin, dans l'essai qui clôt l'ouvrage, Sylvestre Clancier part de la métaphore du potier dans Le Timée de Platon. Le poète est comme le potier qui travaille une matière fragile : le poète éprouve "la fragilité existentielle qui est pour [lui] comme en chacun de nous". Et il ajoute : "Il y a de l'interrogation métaphysique à l'origine de toute poésie". On sent là l'ancien étudiant en philosophie et l'enseignant de cette discipline. Dans son texte, Sylvestre Clancier va jusqu'à Victor Hugo dont il cite ces mots : "Hélas ! quand je parle de moi, je vous parle de vous ! Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé qui crois que je ne suis pas toi !". Ainsi peut-il parler de fraternité, une vertu laïque que les poètes partagent, à l'opposé de toute innocence, au sens où ils ne se lavent pas les mains devant l'horreur…

            Le Voyage et la Demeure est un livre généreux qui ouvre bien des perspectives. Le lire est une bonne occasion de découvrir Sylvestre Clancier, un poète dans la cité.

 

 

*

 

 

Véronique DAINE, Extraction de la peur.

 

            Ce recueil de courtes proses qui signalent leurs emprunts (visibles au demeurant) commence avec une suite au titre énigmatique pour les non mélomanes, La saison Morimur. Il faut savoir que Morimur est le titre d'un album consacré à Jean-Sébastien Bach enregistré par l'ensemble Hilliard : Véronique Daine semble avoir écouté cet enregistrement durant une saison. Ce qui est une façon de se repérer dans le temps qui passe car elle tient apparemment un journal  : une écriture comme maladroite pour mieux capter l'indicible, l'aliénation dont elle est consciente. Valant mieux que ce à quoi la vie nous a réduits, semble dire Véronique Daine qui n'hésite pas à répéter certains mots qui font dès lors comme un refrain lancinant. C'est que Véronique Daine aspire à être le monde : "On aimerait ça se répandre crème muqueuse sur les pies le jardin le monde sans question ni réponse". Aspiration au calme plat, à un encéphalogramme sans relief  ? Au-delà des questions ?

            La        suite "Les inventaires méthodiques" dit l'amour et sa nécessité pour vivre, préoccupation première de Véronique Daine. L'amour ou le désir… Ce qui ne l'empêche pas, par glissement sémantique des mots employés dans ces proses, de mettre en évidence cette autre préoccupation, une indignation même, le passage à tabac, ayant entraîné la mort, d'un prisonnier dans un commissariat en Belgique. Justice de classe ? Sans doute, mais valable ici et là. En tout cas, l'expression "Extraction de la peur" prend tout son sens. Véronique Daine, disant les choses, ne les craint plus. Éros et Thanatos mêlés, pour le meilleur et le pire, on ne sait… Ce qui permettrait à Véronique Daine de dépasser sa peur et de retrouver les autres : le poème de la page 38 autorise le lecteur à le croire : "l'assiette aluminium gelée de Panoussis et ce nous nous aimions tant autour de l'assiette intacte qui ne fumait plus".

            "M'endors et merveille" témoigne dès le titre d'un beau jeu sur les mots.  Cette suite revient sur l'écriture. Si Véronique Daine semble privilégier une sorte d'écriture automatique ("attacher bout à bout les phrases qui se présentent à l'esprit […] être dans le flux de phrases dans le déroulant des phrases du monde"), cette préférence n'est pas gratuite car elle permet de dire la peur : "l'eau sombre et glacée où nageaient toutes les terreurs de l'enfance". Renaît ainsi l'évocation de l'actualité comme si tout se mélangeait : ici une femme de 54 ans condamnée à 10 ans de prison pour avoir tué ses deux enfants d'une vingtaine d'années handicapés sévèrement comme nous l'apprend une note (pp 72-73). C'est l'occasion de s'interroger sur la justice et de se révolter.

            C'est que lutter contre le mal est la raison de vivre et d'écrire de Véronique Daine ; le mal sous toutes ses formes : métaphysique ou historique… Il n'est pas étonnant que le recueil prenne l'aspect d'un récitatif contre la peur (la suite la plus courte avec ses trois poèmes) et ses contaminations. La peur est extraite, c'est du moins ce qu'apprend la dernière suite, Joie la petite [finalement], grâce et pouvoir du poème ? "je parlerai comme ça minuscule en chanson  certes mais avec ma bouche au cœur".

 

            Servi par une écriture originale, ce recueil est proprement captivant. Par son exploration du langage et de la poésie

 

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Max ALHAU : Si loin qu'on aille.

 

            Ce recueil est dédié à Annie, la femme aimée. Mais l'important n'est pas là, même si tous les poèmes semblent avoir été écrits pour cette Annie. C'est que le poète coïnciderait avec ce désir profondément ancré dans l'homme de croire à un au-delà de la vie que les religions exploitent dans vergogne. Car comment comprendre le poème liminaire de cet ensemble ? Mais peut-être le randonneur impénitent qu'est Max Alhau éprouve-t-il le besoin de justifier sa marche dans le paysage auprès de celle qui partage ses jours, tant le tu auquel il s'adresse pourrait être lui-même que celle-ci ?

 

            Finalement, ce que trouve Max Alhau à marcher (aussi loin qu'il aille) est résolument terrestre bien que profondément métaphysique au moins métaphoriquement. La terre se refuse toujours même si elle fut nôtre. Le marcheur se dilue dans l'espace qu'il traverse ("… il ne reste plus de nous / que cette couleur si pâle / dénonçant notre absence"). Ce qui ne va pas sans un certain mystère : "Seul, on n'a plus le choix : / on ne marchande pas / ses rêves". Qu'est-ce que marchander ses rêves ? Max Alhau n'en dit rien. Un absent traverse la vie ou le paysage, on  ne sait jamais rien de nous-mêmes. C'est que lorsqu'on se retourne, on n'aperçoit qu'une ombre qui n'est pas la sienne, "alors même que tu es seul en route".

            La deuxième suite, Quelques empreintes sur le sable, est une leçon de modestie ; rien de grandiloquent dans la randonnnée, que du fugitif, semble énoncer Max Alhau.  Mais qu'on ne s'y trompe pas : ce que nous voyons "nous épargne toute cécité". Une strophe exprime parfaitement la philosophie de Max Alhau : "lI suffira de passer / la frontière / pour comprendre / qu'en arrière / nous aurons rayé le temps / de notre perspective / et que l'oubli / nous préservera / à jamais / de toute absence". C'est exprimé simplement mais le poète maîtrise parfaitement le sens du rythme. Max Alhau refuse de marcher dans un monde intéressé, il adhère à l'instant ; il se situe "en contre-bas du temps".

            Le troisième ensemble de poèmes, En d'autres lieux, au jour le jour, même s'il parle d'endroits hors normes (la Savoie, la Martinique…), cultive la même modestie : "La porte n'ouvre sur  rien, / sinon sur le vide ou l'infini". Ces deux vers caractérisent un  paysage de Savoie, un moment rare ; mais il en est d'autres comme  "… le regard porté / vers d'invisibles sommets / déjà perdus, déjà si proches" ou "Mais malgré tout persiste / cette ardeur à préserver / ce qui reste du voyage". Ou alors, ça parle de la Martinique: "puisqu'il y a lieu / de miser sur l'impossible, / de fondre dans la lumière / l'ombre qui nous cerne en vain". Car Max Alhau n'en finit pas de miser sur les mots "pour convoiter l'inespéré".

 

            Au final, le poète communique bien au lecteur l'ivresse et le vertige qui se saisissent lors de sa marche. Ivresse et vertige indicibles. Et leur (in)certaine gratuité qui n'est pas négligeable dans cet univers où l'argent est roi : car c'est la seule liberté (inestimable) qui nous reste…

 

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Béatrice MARCHAL : Résolution des rêves.

 

            Le titre de ce recueil renvoie-t-il à la réalité ? Le rêve est-il un problème à résoudre ? Dès le premier poème de  Résolution du rêve I , Béatrice Marchal renvoie à l'écriture : "lettres, syllabes et mots". S'agit-il de rêves éveillés ou de rêves trouant le sommeil ? Il semblerait que l'hypothèse du début de la question soit la bonne encore que la matière première de ces poèmes soit le rêve nocturne, apparait-il, sur lequel (re)travaille Béatrice Marchal. Ou s'agit-il d'une rêverie devant le spectacle de l'eau dans le monde ? Alors place est faite à "l'énigme / des lointains tandis que s'avance la nuit" (ce qui ramène à la nuit). La rêverie, c'est la conclusion du poème, ce que la contemplation du réel inspire comme idée, comme résolution. Dans Résolution du rêve II, Béatrice Machal s'interroge : Que peut-elle ?  Quel sera le printemps prochain ? (même si le poème suivant apporte une hypothétique réponse…) Une strophe  apporte une réponse (provisoire ?) : "Alors sans masque / sans tromperie, / vulnérable et intègre, / je laisserai s'étendre / entre nous un rêve sans bords / comme la brume blanche / sur les prés dans les soirs d'automne / protège dans ses plis / contre la nuit prochaine / une vie innombrable." (p 38). Mais qui est ce nous ? L'amour recherché ? Ou le lieu indiscutable où vivre, où protéger le bonheur ? Avec pudeur, Béatrice Marchal ne répond pas à ces questions. Tout au plus, laisse-t-elle planer un doute ; au lecteur alors d'imaginer… Qu'est alors ce tribunal de la Réalité ? La lucidité ? Béatrice Marchal dirait la fragilité de la vie… Résolution du rêve III emmène le lecteur au Canada (l'hiver canadien, les rues d'Ottawa…) sans qu'il en sache plus. La fin de l'histoire n'est pas dite : la pudeur prend alors la forme de l'élégie, ce qui rend le recueil attachant.

            La suite finale, Ce qui reste, sert de conclusion au recueil. L'amour tout court, l'amour en trop, l'amour de la vie : mêlés aux menaces, limites et peurs diverses car le temps a passé et passe toujours. Souvenirs et mort(s) mêlés : c'est l'émotion à l'état pur car la poésie est aussi partage de l'émotion… L'écriture est délicate ce qui est la raison pour laquelle je n'aurai fait qu'effleurer ces poèmes qui appellent la retenue.

 

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            Tous ces titres peuvent peuvent se procurer directement chez l'éditeur : 25 rue Pradier, 75919 Paris ou sur le site www.lherbequitremble.fr (onglet commander).




Pérégrinations poétiques en compagnie de Gilles Ortlieb & de Patrick Mc Guiness

 

Recours au poème, grâce à Olivia Elias, peut souligner l’importance de Gilles Ortlieb, auteur discret et profond qui est aussi un traducteur de premier ordre.(E.P.)

 

*

En territoire sur-saturé d’histoire et de vie

 

 

 

Tombeau des anges. Un voyage dans la mémoire des lieux. Un voyage dans les lieux de mémoire. Voyage circonscrit dans un périmètre bien déterminé, l’ancien royaume des barons du fer et de l’acier et des gloires défuntes du capitalisme français, Usinor, Sarcelor, Arcelor... Territoire qui fut français, puis allemand et de nouveau français, autrefois grouillant d’une vie rythmée par les cloches des églises et les sirènes des usines. Jusqu’à 30 000 ouvriers à Hayange dans les très fastes années cinquante-soixante ; les immigrés affluaient alors de toute l’Europe.

Un chapelet de villes et de bourgs, égrenés le long de cours d’eau, avec des noms en « ange » : Algrange, Clouange, Florange, Morhange, Nilvange... Un monde fait de localités balafrées, couturées de partout, de petites villes de peudévastées, piétinées, désertées, marquées par les guerres, l’exploitation frénétique des ressources, la destruction des usines et l’abandon, une fois l’intérêt économique épuisé.

Une atmosphère à la Hopper. Vie collective réduite, rues majoritairement peuplées de personnes âgées, des retraités portant des vêtements de la même couleur - beige, noire, bordeaux - que leurs voitures. Quelques très rares touches de couleur : une nappe vert pré, une chemisette turquoise, la robe rose d’une petite fille.  Pour le reste on repassera ! Les bâtiments sont noirâtres, les ruelles grisâtres, les feuilles du palmier verdâtres sous la lumière du néon dans le restaurant où se réfugient, à l’heure des repas, les voyageurs de commerce solitaires.

Gilles Ortlieb, pourtant, ne se lasse pas d’y aller et d’y retourner.  Pour constater quoi ? Que la liquidation est totale, comme l’annonce l’affiche sur la vitrine d’un magasin ? Faut-il l’interpréter comme le signe d’une mort très prochaine ? Pas si vite ! L’auteur se retient de jeter la dernière motte de terre et hésite constamment quant au diagnostic. Rémission ? Convalescence ?  Une chose est, toutefois, claire : si l’on n’en est pas encore au stade final, l’existence de ces organismes vivants est une existence rabougrie, diminuée, annonciatrice peut-être de ce qui attend le visiteur.

 A ce stade, l’on pourrait tenter une question. Est-ce cette impossibilité à poser un diagnostic qui pousse l’auteur à établir inlassablement l’état des lieux ? Ou bien espère-t-il que le temps consacré à son travail d’entomologiste repoussera d’autant le moment de tirer le trait final ?

 

Le vivant conçu comme une sédimentation du temps

 

J’ai parlé d’entomologie ; le terme convient bien à cette entreprise de déchiffrage du palimpseste tatoué sur la peau des villes. Entreprise qui mobilise au plus haut point le regard et la capacité d’attention aux détails - qualités que Gilles Ortlieb a eu amplement le loisir de développer grâce à sa longue fréquentation des trains.  

Regarder c’est choisir, disait John Berger. Choisir ses priorités, ce à quoi on accorde de l’importance. Regarder, c’est aussi aimer. Ensuite, quand on est auteur, on s’efforcera de partager ses trouvailles avec le lecteur. Dans Tombeau des Anges, il s’agit précisément de donner à voir ce qui est caché, poussé du pied sous la table, considéré comme sans valeur car périmé.

Sursitaire, obsolète, les mots reviennent comme une litanie, stigmatisant tour à tour usines, choses et hommes, tous condamnés par les lois de la modernité et de la consommation industrielle. Pas de théorie ici, si ce n’est une conception du vivant conçu comme la sédimentation du temps.

L’auteur décrit très minutieusement ce qu’il voit, les villes qu’il traverse, les églises et les monuments qu’il visite, les hôtels et les chambres où il dort. Il s’intéresse aux noms des rues et des commerces et à ce que dit leur changement de l’histoire et de l’évolution de ces communautés. Il rapporte des soliloques, des brides de conversation, des paroles qui meublent le silence, les nouvelles échangées dans les bars…

On est ici face à un travail à plusieurs entrées qui tient du reportage, du roman et de la poésie, chaque partie contribuant à éclairer le tout sans l’épuiser et fournissant assez de grain à moudre et assez d’espace blanc pour que l’imaginaire du lecteur puisse se déployer. A lui de piocher dans la mosaïque d’indices offerts par le guide au regard bienveillant et compatissant.

Parmi les indices, il y a la retranscription sur deux pages de ce qui reste d’un cahier récupéré dans une décharge qui listait les motifs de licenciements dans une usine Wendel, accompagnés parfois de commentaires édifiants. Usure, accidents du travail, actes d’insubordination, suicides (dont deux par pendaison), assassinat, noyade... Témoignage terrible sur la condition ouvrière au tout début du siècle passé.  

Il y a aussi un échange de lettres, étalé de 1947 à 1970, entre une femme qui signe S et quatre correspondants. D’elle, on apprend qu’elle attend son cinquième enfant et qu’elle a peur de le perdre. Femme d’ordre et de responsabilités, investie dans l’accueil des prisonniers libérés, elle souffre de cyclothymie. L’on voudrait en savoir davantage et on se met à rêver : quel âge avait-elle, jusqu’où avait-elle poursuivi ses études, quel était son statut social ?

On dispose aussi de l’inventaire, établi le 23 février 1789, des biens d’une certaine Caroline Schmitt, domiciliée à Hayange. A son décès, le tiroir de la vieille armoire était vide, tout comme le coffre, et « tous les biens chétifs et effets inventoriés ont été estimés à 36 livres et 7 sols ».

Dans un autre registre, on trouvera le déroulé d’une matinée de juin, dans la ville de Langres. Rédigé au futur antérieur, le récit est rythmé par les cloches de la cathédrale « qui s’obstinaient à faire sonner sur deux notes, ce qui aurait pu ressembler à un va et vient insistant entre passé, présent, passé, présent ».  La divagation se termine sur une envolée : « Langres, larges gares, anges las, langes sales, sang, gale et gel. Cent quatre-vingt-quatre jours restants, et peut-être moins. Pour la Saint-Martial, la faux est au travail ».

Et soudain, après avoir mis pour la énième fois mes pas dans ceux de Gilles Ortlieb, il me semble comprendre plus clairement les raisons de sa fascination. Délaissés, méprisés, ces territoires en « ange » apparaissent SUR-saturés d’histoire et de vie. Non la vie idéale des affiches de publicité et des lieux paradisiaques mais la vie réelle avec ses douceurs et ses espoirs, ses angoisses, ses blessures et ses férocités.

Tombeau des anges, un livre que l’on lit, que l’on ferme et que l’on reprend.

 

*

 

Symphonie ferroviaire, entre hier et aujourd’hui, sur la ligne 162 Bruxelles-Luxembourg

 

Dans ce Guide bleu – recueil bilingue anglais-français, magnifiquement traduit par un autre poète également passionné de voyages en train, Gilles Ortlieb - Patrick Guinness nous offre un condensé des centaines de trajets qu’il a effectués depuis l’enfance le long de la ligne 162, Bruxelles-Luxembourg. Vingt-deux poèmes, dont dix-neuf pour autant de gares où le train s’arrête encore.

Des poèmes nés de tous ces moments écoulés entre départ (mot si définitif et irrévocable) et partance (qui dit l’éloignement en marche, un congé) dans cet espace-temps à la fois figé et mobile que constitue un parcours ferroviaire.

Mis bout à bout, ils forment la symphonie ferroviaire et insulaire d’un monde dont le décor - le dix-neuvième siècle s’obstinant à vibrer sur les rails, le vingtième n’étant, selon l’auteur, qu’une rame attardée – ainsi que les lois sont plantés dès le début.

Première loi : Aucune goutte ne fera déborder le vase. Ni le bruit d’un convoi/ tournant l’angle et dont le sifflet vient s’enrouler autour de l’écho du dernier train, des années plus tard à la Gare centrale. Ni Gare de Léopoldville, la péniche /glissant sur des eaux rougies par le sang et piquetées de diamants. Ni la liquidation plusieurs fois déclarée totale.

Deuxième loi : l’aisance avec laquelle se fabrique l’Oubli dans cette époque gouvernée par l’obsolescence qui poursuit continuellement son œuvre mortifère.

 

Emblématique de ce travail de sape, Bruxelles Luxembourg 

        « Quelque chose prend forme sous nos yeux, un
     Léviathan que l’indifférence
         et l’humidité ne cessent plus d’engraisser : l’Inconscient
bureaucratique
          avec ses alphapages, ses téléphones portables et ses
presse-pantalons …
          ...Une langue nouvelle, sans nom, a pris
possession des affiches et des enseignes 
           - Euro Dago, Le YES Bar, Het Leader Bowling… »

 

La destruction culmine à Bruxelles la Chapelle

        « C’est la plus morte des gares fantômes : la plus morte
puisque trépassée
           de fraîche date : d’abord rénovée, puis hermétiquement
scellée, embaumée
          dans les euros, un sarcophage de graffitis sous des allures
de skatepark … ».

 

Mais le poète se déclare présent. Entre réminiscences et réalité d’aujourd’hui, il navigue pour rétablir les connexions, sensible aux effluves des docks, aux rencontres incongrues, telle celle d’un pigeon et d’un clochard, au bleu du ciel, sans esprit de suite, à la fureur d’algues verdissantes, aux wagons de marchandises qui rouillent parmi les irisations automnales et dont l’acier est comme plaqué d’or, à la vie qui s’obstine à l’instar des plantes sauvages qui poussent vers le soleil en s’agrippant aux roues.

J’aurai une pensée pour Mac Guinness lorsque je prendrai le train.

 

 




Miguel de Unamuno, Berceuses

 

Miguel de Unamuno

 

Berceuses

 

L’un des événements majeurs de la vie du poète, romancier et philosophe Miguel de Unamuno (1864-1936) fut, en janvier 1896, la naissance de son troisième fils, Raimundo, atteint d’hydrocéphalie. Après de nombreuses tentatives pour stopper la maladie, il fallut se résoudre à une mort prochaine. C’est à ce moment-là qu’Unamuno décide de prendre soin à temps complet de Raimundo, en l’installant dans son propre bureau de recteur de l’Université de Salamanque à partir de 1900. Ces trois berceuses ‒ fort célèbres en Espagne ‒ datent de ce face à face qui durera un an et demi, Unamuno assistant impuissant aux atroces souffrances de son fils générées par la croissance continue de son cerveau. Raimundo mourut en novembre 1902.

Ces vers ont été recueillis dans le premier recueil de l’auteur : Poesías (1907).

 

YR

 

 

À l’enfant malade

 

Dors, petit bonhomme,
car le croquemitaine
emporte les petits
qui ne dorment guère.

Populaire

 

    Dors, fleur de ma vie,
dors tout tranquille,
    car le rêve de la douleur
est ton seul asile.

    Dors, mon pauvre enfant,
jouis sans chagrin
    de ce que la Mort te donne
en consolation.

    En consolation et en gage
de sa tendresse,
    de ce qu’elle t’aime beaucoup,
mon pauvre enfant.

    Elle viendra vite empressée
de te recueillir,
    celle qui t’aime tant,
la douce Mort.

    Tu dormiras dans ses bras
du sommeil éternel,
    et pour toi, mon enfant,
il n’y aura plus d’hiver.

    Plus d’hiver ni de neige,
ma fleur cassée ;
    elle te chantera en silence
une douce chanson.

    Oh, quel triste sourire
dessine ta bouche...,
    ton cœur peut-être
touche sa main.

    Oh, quel triste sourire
ta bouche dessine,
    que dis-tu donc en rêve
à ta nourrice ?

    À ta nourrice éternelle
toujours pieuse,
    la Terre où en sainte paix
tout repose.

    Quand le soleil se lèvera,
ma pauvre étoile,
    à l’aube disséminée
tu t’en iras avec elle.

    Tu mourras avec l’aurore,
fleur de la mort,
    la vie te rejette.
Quel magnifique sort !

    Le sommeil à n’en plus finir
dort tout tranquille,
    car la mort de la douleur
est ton seul asile.

 

                                                 

 

 

    Dors, mon cœur

 

Dors, mon cœur, dors,
    dors et repose,
dors dans le vieux berceau
    de l’espérance ;
    dors !

Regarde, le soleil de la nuit,
    père de l’aube,
par-dessous le monde
    passe en dormant ;
    dors !

Dors sans sursauter de peur,
    dors, mon cœur ;
tu peux te fier au sommeil,
    tu es à la maison ;
    dors !

En son sein serein
    source de calme
incline la tête
    si elle est lasse ;
    dors !

Toi qui supportes la vie
    angoissée,
à Ses Pieds laisse tomber
    ton angoisse ;
    dors !

Dors, car Lui de sa main
    qui engendre et qui tue
berce ton propre berceau
    désarticulé ;
    dors !

« Et si de ce sommeil-là
    je ne me réveillais... »
Cette angoisse ne passe
    qu’en dormant ;
     dors !

« Oh, c’est au fond du sommeil
que j’éprouve le néant… »
Dors, c’est de ces sommeils-là
que le sommeil sauve ;
dors !

« Je tremble devant le sommeil lugubre
    qui n’en finit jamais… »
Dors et ne t’angoisse pas,
    il y a un lendemain ;
    dors !

Dors, mon cœur, dors,
    le jour se lèvera,
dors, mon cœur, dors ;
    demain viendra…
    Dors !

Dans le berceau de l’espérance
    il s’est endormi…
Ma triste espérance aussi…
    Y aura-t-il un lendemain ?
    Dort-il ?

 

                                        

 

 

    Pendant que tu es réveillée,
ton âme dort,
et ton âme se réveille
quand tu t’endors.

    Dors donc, ma vie
‒ le sommeil est léger ‒,
dors avec ton âme en attendant
qu’elle ne se réveille.

    À travers tes paupières
quand tu t’endors,
je vois comme tes yeux
fixent une autre lumière.

     À travers ta poitrine
lorsqu’elle s’endort,
mon cœur sent le tien
qui s’agite.

     Avec mes bras pour tout berceau
aie confiance et dors,
car je voudrais voir ton âme
blanche comme neige.

      Dors, dors dans mes bras
qui te défendent,
donne, donne-moi ton âme
qui me protège.

      Pendant que tu es réveillée,
ton âme dort,
et ton âme se réveille
quand tu t’endors.
Dors !

 

(Traduit de l’espagnol par Yves Roullière)

 




Yves ROULLIÈRE, La vie longue à venir

 

 

 

La vie, longue à venir ?

« Voyons, Monsieur, le temps ne fait rien à l’affaire ! »

Nous avons tous en tête le face-à-face d’Oronte et d’Alceste au moment dérisoire du « sonnet », dans Le Misanthrope. Il retentit d’autant plus fortement en notre époque pressée d’accorder son clavier aux tables des librairies, d’abréger le laps de temps entre création et expédition du paquet. Partout on accorde de l’importance à l’impromptu et on soupçonne vaguement ce qui a exigé des années de patience de n’être qu’une œuvre de tâcheron.

La dimension combattive du livre paru chez l’éditeur rennais Atopia sous le titre La vie longue à venir s’associe à cette scène de genèse, spécialement à l’heure où le recueil, paru sous un format numérique en 2015 chez Recours au poème, prend toute son envergure sur le papier. La portée d’un tel contredit aux vanités du marquis est énorme : elle consiste à affirmer la différence de nature entre le temps créatif et le temps social, et à délivrer la poésie du paraître. La durée de composition n’a aucun rapport avec la qualité du résultat, et le faire-valoir n’atteint pas aux strates de l’être profond. L’œuvre demande au lecteur, au public, de déplacer son attente : il n’est pas là pour admirer un tour de force – en l’occurrence, Oronte se targue d’avoir pondu son sonnet en un temps record. A contrario, on dirait qu’Alceste fait l’éloge du temps long et d’une exploration sans résultat immédiat. Oronte se pique d’avoir écrit un poème : c’est déjà trop pour Alceste qui place si haut l’idée de poésie qu’il se met à entonner la chanson du roi Henri pour faire prévaloir le souffle, la passion populaire. Il revient avec fougue sur l’idée que le poème est un chant, et qu’il a pour objet la vie même. Non seulement son temps de composition est d’une autre nature qu’un temps comptable de nos exploits, aussi apparemment littéraires fussent-ils, mais surtout, la confrontation poétique – deux hommes se disant en face ce qu’ils pensent – est en passe de devenir une guerre.

C’est l’occasion d’une affirmation.

Là où quelqu’un tente de dire la poésie, toujours il doit en même temps se dire lui-même, dans sa vérité, et presque avec violence, rétablissant le mètre étalon de sa parole. On voit que c’est là, tout de suite, être en délicatesse avec le monde entier. Alceste l’assume.

Tout poème devient une profession de foi au moment de sa profération. Il s’entoure de forts axiomes. Le beau duel entre Alceste et Oronte est caractéristique d’une sorte de lutte de pouvoir autour de la légitimité poétique. On la trouve partout – et Yves Roullière le sait – aux lieux d’édition, de vente et de promotion de la poésie. Il y a aux alentours du poème, quand il va surgir, une suspicion singulière, une attente bien sûr, même une certaine méchanceté parfois entre poètes, qui dit à peu près ceci : à telle parole je joue ma vie, je n’accepterai pas que quelqu’un d’autre me la prenne à moins.

Si le rapprochement entre la poésie d’Yves Roullière et la scène du Misanthrope s’impose, c’est parce que La vie longue à venir s’éclaire doublement : comme un livre lui-même long à venir, pour des raisons parfaitement voulues par l’auteur, et comme une démonstration, une fois de plus, que la poésie a été guettée et prise sur le vif, en sorte qu’il ne peut être question d’en faire étalage. Sans doute un tel accent légèrement plaintif à l’endroit de la durée, elle qui reste si en-dehors de nos coutumes présentes, a trait à ce qu’elle vise : cette vie longue est bien celle dont nous attendons tout, au sein de la vie présente, une vie porteuse de sa propre énergie vivifiante, à la fois but et source. C’est une vie dont l’attente n’est jamais comblée.

La transcendance que ce titre insinue ne fait pas l’objet d’un saut, d’une illumination, d’une actualisation brutale par un verbe alchimique : le choix du poète est de laisser au temps lui-même la parole, l’inscription dans la durée devenant le signe d’une présence transformante.

Le poète garde l’amour intransigeant du mouvement, puis de l’arrêt brutal, formulé par une condensation des sens et de la connaissance. Cette énergique démarche est faite de gratitude, de sûreté : elle conduit quelque part. Elle y conduit d’autant plus évidemment que ce qui dépasse l’homme et inévitablement l’aimante a lieu dans la durée authentique : une attente jalonnée de poèmes écrits entre 1987 et 2014 – moments de parole captés parce que, par-dessus tout, au fond, le poète n’y peut plus rien, il ne se reconnaît presque pas « auteur » de ces surgissements, et c’est ce qu’il cherchait le plus intimement. Ce n’est pas un hasard si le papillon est un motif récurrent : l’errance colorée semble confirmer la lueur de joie entrevue au coin du regard.

De par son expression à la fois tragique et joviale, précise, serrée dans une forme attentive, extrêmement prudente et patiente, habitée par un souci de justesse et une rapidité de perception, la voix d’Yves Roullière se devait de porter à incandescence les espoirs d’une langue qui dise à la fois le tout de l’homme et son au-delà. Il ne pouvait se suffire des formules magiques de l’ésotérisme ou de la religiosité. Il ne pouvait s’agir d’une tentative de plus de forcer la langue à des oracles. Le poète connaît la nature, et sait qu’on n’échappe pas à la vérité des mots qu’on trace. Le temps de les poser sur la page, ils reviennent sur soi pour nous définir à nouveau, pour charger l’homme qui parle d’être ce qu’il dit. Plus qu’un écho, c’est une écoute. Au bout des mots, il y a Quelqu’un. La poésie se fait apostrophe. Elle s’adresse.

 

ô Dieu, regarde-nous, regarde
comme nous avons survécu
à notre froide misère

 

Ce faisant, le poème révèle progressivement en lui la grandeur cachée. Cette transcendance prend figure au milieu de la misère. Ce ne sont pas là des discours d’apparence. Il est soudain nécessaire de parler depuis une pauvreté active. Ce n’est pas un portrait en pied du Christ qui survient, ni l’une de ces claustra de mots dont la poésie est capable lorsqu’elle se veut spirituelle et enferme l’aspiration divine dans un vocable d’évidence religieuse.

L’élan premier est restitué dans sa force, jusqu’au tremblement de solitude, et il a fallu pour cela en rester à l’indispensable :

 

Que nous veux-tu ? Ici
nos regards se perdent en des autels
d’or et d’argent tout élevés
à ta gloire. Ici la Terre est en arrêt
devant une flammèche rouge et nous sommes seuls.

 

L’enfance qui rampe ou galope, la folie douce, les passions inavouables, les pulsions de mort, tout reste dans la rétine : persistance qui tient à l’assiduité d’un Dieu qui ne se lasse pas de revenir vers l’homme, de le regarder, jusqu’à reconnaissance mutuelle, en un étonnement premier.

Si, sans convulser, les poèmes portent en eux pareille tension, c’est à un émoi tenu d’une main de fer qu’ils le doivent. Cette violence de vie qu’on sent partout dans le livre d’Yves Roullière, relève d’une forme de résistance à ce qui oblige l’homme à s’incliner un peu trop[1]. C’est un sursaut contre le vil bourdon / qui allait et venait dans sa tête[2]. C’est la joie d’appartenir à une dimension qui nous excède, à des lumières sur ma nature morte[3]. Étonnement foncier, métaphysique, d’être une immense victoire[4], mais celle de quelqu’un d’autre :

 

       … sa voix
       si jeune et légère venant peut-être
       te dévoiler que cela, oui, cela
       que tu auras cru perdre à tout jamais,
       enseveli, te sera bientôt restitué.

 

 

 


[1] Celui qui espère, p. 45[2] Douleur nonpareille, p. 46[3] Nature morte, p. 33[4] Berceuses après la mort, p. 23

 

*

 

 

 

 

 




Entretien avec Louis Dubost, précédé d’une lecture de ses poèmes

 

 

A force
de jouer à vivre

on n’écoute plus
le temps venir à soi

… « et le temps s’enfuit sans tourner la tête ».

Voici un recueil de quinze pages à peine qui tiendra lieu de compagnon de route à beaucoup d’entre nous.

Le vers à l’amble calme, parfaitement, aborde le grand âge, le « bord de l’abîme ». Parfaitement, mais que veut-on dire par perfection ? sinon une adéquation entre le sujet et la langue pour le dire. Et ce rien en plus, le génie.

Les fêlures et le reflux
vous entraînent vers
les sources d’une existence
aux trois-quarts parcourue

Se pencher sur sa jeunesse est un exercice courant, souvent dans le but de transmettre aux jeunes gens quelques recettes d’agitation. Là, c’est une autre offrande. Le poète veut-il retrouver quelque désert intact, une belle ruine ? non, un réel que  viennent masquer d’ordinaire les ramures généalogiques. Lisons la suite :

en leur creux et reliefs
l’ossuaire natal
son silence
solaire.

 

Plus que jamais solaire, en effet, Louis Dubost n’est pas ingrat, ne reproche rien à cette longue vie qui lui a appris à vieillir. Ni reconnaissant, il regarde juste, d’un regard aiguisé, jamais blessant.

Et puis, il y a mieux à faire que d’imiter Sénèque. Commencer par ne plus espérer donner un visage à ce qui n’en peut avoir et demeurer là « embrumé de lumière ».
Mais surtout « attendre / intransitif ».
Libéré des objets (directs ou indirects)

en peau de chagrin
un peu plus recroquevillée
sous le soleil toujours plus haut.

Chaque nouveau jour est comme le dernier mot du poème, il vient à point.

Éviter de disserter trop pesamment sur ces pages si bellement et simplement imprimées au plomb, et libres d’être cousues par leur lecteur en cas de grand vent. Il vaut mieux revenir aux poèmes, directement, là, dans le soleil.

 

Trois questions à Louis Dubost :

 

— À la lecture de Fin de saison, je me demande où vont vos pensées, dans l’abîme ? vers le soleil ?

         Fin de saison rassemble une bonne douzaine de poèmes tirés d’un ensemble en cours d’écriture sur le thème du « vieillir / mourir », ce qui n’est pas très original compte-tenu de mon âge — cette année, j’arrive à l’âge de mon père lorsqu’il est décédé. Me voici donc au bord de l’abîme (la mort) mais encore debout sous le soleil (la vie). Plutôt que ressasser avec regret et angoisse le passé (qui n’est plus), j’essaie d’envisager avec une sérénité minimale ce qui « est » à venir, le restant à vivre. Certes, la fin est inéluctable mais cette contrainte « métaphysique » ouvre un espace de liberté au poème : non pas un assemblage de mots (innocents), mais un langage qui ait du sens, qui précise le sens de tout ce qui est la vie. Ce qui me préoccupe, ce n’est pas tant mourir que « cesser » de vivre : : tant qu’on peut parler ou écrire, on n’est pas mort. En ce sens, j’espère, comme tout jardinier, une « belle » fin de saison ! Là aussi, je n’invente rien, je m’inspire de quelques « éveilleurs de pensée » qui m’ont marqué, tel par exemple Épicure.

 

— Un petit tirage, soigné, pour qui écrivez-vous ?

         Oui, c’est un sobre et beau petit livre, typographié à l’ancienne et avec des pages non coupées. Il faut en féliciter le jeune éditeur, Julien Bosc, dont le choix de la fabrication des livres est à rebours des technologies nouvelles, apparemment. Certes, un petit tirage (200 ex.), pas seulement modeste mais « honnête » : l’éditeur promet ainsi de trouver 200 lecteurs, ce qui tout de même rend l’auteur un peu moins seul ! Dans ma vie antérieure d’éditeur, lorsqu’on me posait ce genre de question, je répondais que je savais faire 100 livres à 1000 ex., mais pas 1 seul livre à 100 000 ex. ! Au Phare du Cousseix, j’écris pour 200 lecteurs, puisque telle est l’offre ; si la demande augmente, on peut toujours opérer un retirage !

 

— En tant qu’éditeur, vous recommandiez aux jeunes impétueux qui voulaient à tout prix se faire imprimer de commencer par lire les autres poètes. Sans doute vendiez-vous moins de livres « Au dé bleu » que vous ne receviez de manuscrits. Que vous inspire le fait que maintenant chacun puisse faire son livre sur internet ?

                  Lors de l’aventure du « Dé bleu », bon an mal an, je recevais environ 500 manuscrits… Dont des romans, des nouvelles, des thèses de doctorat, des recettes de cuisine, etc. Et de la poésie dont les auteurs ignoraient mon catalogue et les choix qui orientaient ma pratique éditoriale. Ça m’a agacé et j’ai écrit une Lettre d’un éditeur de poésie à un poète en quête d’éditeur (éditions Ginkgo) : elle n’a rien perdu de sa pertinence et elle est encore distribuée en librairies : qu’on la lise ! Aujourd’hui, chacun peut publier un livre sur internet ce qui a des avantages : l’auteur a enfin son livre qui lui permet d’exister ès-qualité ; et c’est autant de manuscrits inopportuns qui n’atterrissent plus chez les éditeurs. Mais aussi des inconvénients : comment trouver des lecteurs pour ce livre-bouteille jeté dans les océans de la web-planète ? Question récurrente pour tous les « faiseurs » de livres. C’est tout de même quelque part « des » lecteurs qui « font » un écrivain.




La collection Folio + collège

 

 

Calée sur les programmes de collège, cette collection offre un texte intégral assorti d’un dossier. Celui-ci est classiquement organisé autour de 4 pôles : la découverte du texte, l’analyse, l’expression de l’élève (écriture poétique et débat) et les prolongements vers les textes contemporains et les œuvres d’art. Classique, mais j’observe un soin particulier apporté dans la clarté des informations, que ce soit dans les notes de bas de page du texte que dans le dossier. Prenons par exemple le chapitre sur la versification des Romances sans paroles :

Une métrique de poésie ou de chanson ?

Le mètre est le nombre se syllabes prononcées dans un vers. Lors de la publication des romances sans paroles, les vers les plus fréquemment utilisés restent (…) On trouve également dans le recueil des vers de quatre, cinq, six, sept, neuf, onze syllabes, ce qui est une palette très divesifiée pour l’époque ! De plus Verlaine utilise le vers impair, un vers alors très rare (…) L’hendécasyllabe, hérité de la chanson (…) Selon Verlaine, cette instabilité donne davantage de musicalité au vers.

 

Dans le Prévert, on ne pourra que louer le glossaire sur l’argot parisien qui, outre l’intelligence des poèmes, peut faire l’objet d’un support de cours sur les registres de langue.

Les questions posées au jeune lecteur, loin d’être décoratives, sont claires et sans ambiguïté, aidant à s’ouvrir à l’œuvre et à ouvrir son attention au sens, au style, au monde. Les prolongements forment d’intéressants groupements de textes et d’œuvres, lesquelles profitent de la quadrichromie des 2ème et 3ème de couverture.

 

Fidèle à sa tradition d’élégance, la maison Gallimard propose une mise en page qui mérite le détour des élèves et de leurs enseignants.

La présentation des poèmes est dans une typographie classique garamond, qui donne un aspect « vrai livre littéraire ». Des polices plus « documents » sont réservées au dossier. Dans ce dernier, on ne peut qu’être séduit par les pictogrammes intelligents conçus par Laura Yates. Intelligence qui, loin d’être accessoire, participera utilement à une formation de l’œil de l’élève.

 




Géraldine GEAY, Les Immaudits

 

 

 

Dans la série première publication, une des dernières livraisons des éditions Tituli. Géraldine Geay propose une parole singulière, mise en vers selon la même régularité, d’une densité brève, sèche et concise. Cela ne saurait mieux s’imposer en désavoeu de notre monde uniforme et univoque, en dépit de ses circonvolutions sophistiques pour l’atteindre. La particularité de son expression, inhibant une éloquence frontale, tient justement dans ce paradoxe incontournable : le fait que de tels vers (quasi télégraphiques) n’empêchent en rien une certaine assurance rhétorique, sous un angle lyrique (cet autre versant de la langue) très personnel, incarné. « Que la brute prononce à mots / Francs comme ses pierres / Ses nerfs, ses chutes (…) » Et l’écart suggéré entre rythme et ton, typographie et résonance qui s’en échappe constitue la mesure de cette expression. La parole puise dans un champ lexical simple pour renouveler des thèmes aussi vieux que l’intime confronté aux événements marqueurs de l’histoire en cours : « Ils n’étaient en rupture de rien / Ni ne pensaient à éviter l’Histoire (…) J’ai agrandi vos nombres, j’ai le droit / De ne voir du reste du monde qu’un long dvd. (…) Des siècles d’espoir que le climat change (…) / Mais nous sommes bientôt, à la fin de l’ouest (…) A courir plus vite que les policiers / L’aurore dans les yeux nous entrons dans la nuit (…) Tous douteront que Kolia soit Kolia / Et que les sculptés manquent aux sept milliards (…) ». De temps à autre, Géraldine Geay relaie la culture populaire via ses figures célèbres ; mais dont le vrai patronyme, le nom de l’interprète qui l’endosse ou la feinte proximité avec l’auteure révélés, les ramènent à leur humanité, dans leur force précaire. Tels qu’Eminem par exemple (chanteur de rap) : « Si Marshall Mathers lisait / Comme je ne peux pas / Le battre et l’adorer (…) » ou « le Peter Weller de quatre-vingt dix, en Burroughs » et encore « Javier Bardem m’a vue / A proposé de me pistonner / Et m’a mordu les doigts ». Certes le mot ici n’est pas chose ni refuge. Il ne se gonfle d’aucune matérialité – qui plus est ornementale. C’est la syntaxe qui gère la temporalité des figures en mouvement (« Presque des slogans dont rire ») ; dans un temps émotionnel court transformant la lucidité de l’auteure en un chant de nerf, (à flux) tendu, rapide où parfois le verbe est absent pour mieux en extraire la substantive moelle : « Un soir de douze heures / Bleu-gris / Parmi les nuages, un seul mobile / Et en fin de banlieue / Le son de l’éclair manqué (…) ». Ainsi, dès la première lecture, la fraîcheur et la spontanéité de son style s’imposent. Ici et là, la contemplation figure une pause : « Elle prend mon œil à l’autoroute / Veut l’accident (…) Les visions solitaires se maintiennent / Mieux défendues, sauf dites / Comme un réel voulu / Usent, ou les user / En wagons, les locos. » Si le mot n’est pas chose, objet, peut-être a-t-il valeur d’échange : entre passé et présent, monde chaotique et sensibilité irréductible. « Mille mots reçus qui n’étaient pas pour moi / Mots dédiés à des morts sourds / Buveurs nocturnes, faux-amis (…) Mots mal donnés, bien pris / Comme des Jésus pas désirés / Naissent, naissent / Où l’intention se crashe. » Les immaudits seraient donc pour Géraldine Geay, aussi bien les maux dits soulagés par leur acceptation que les mots impossibles à maudire formant des sentences d’entre lesquelles s’échappent d’étranges échos insurrectionnels lancés à travers le (dis)cours de son temps. C’est ainsi que la poésie mine de rien traverse le champ non défini de l’(a)politique. Les Immaudits seraient donc les marques de cette lucidité qu’il ne faut pas hésiter à nommer : douce folie de vivre – soumise à ses tractations. Si l’on dit que les geais imitent les bruits qu’ils ne comprennent pas, nul doute que cette Geay-là échappe à la règle. 

 

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