1

Lorsque je quitte mes mots

 

 

 

Il est des silences ligneux
Qui font racines
Je ne veux pas être femme-tronc
Ligaturée
Dans le grand sol  ma bouche bée

Ainsi sourd ma sève inféconde

 

________

 

La trace balbutiée de ton aube
Se révèle pas à pas              
De retour en retour
De limon en  granit
Chemins arômes
Apre remontée
Clandestine
Bouche gourmande et mains tendues
A saisir  les racines
A renouer le fil
Rebrousse délivrance                                                  
Coule-toi enfin au ventre des arcanes                
Nourriciers

Où étais-tu
Avant d’ici
De quel désir                                            
Intimé                                                                              
Avant que
Fendre les entrailles
Qui étais-tu
Avant d’être
Hasard d’une autre ronde
Quelques grains d’alluvion
De quelle chair chimère
Et de quel abandon
Es-tu venu

Toi mon souffle
Enfanté

 

________

 

 

Ne le touchez pas
Il est prématuré
Pas de chair sur ses mots
Brut et nerfs
Aigu

A devenir
Poème Nu

 

________

 

 

Je t’écris
A la lisière de tes paupières closes
Je t’écris

Je t’écris quand les nuits enserrent la pierre
Au drap qui blanchit ton corps
Et rugit ton souffle

Je t’écris le silence de mes tumultes
Invisible effaré
Tu n’entends pas ce que j’écris

J’écris à ta peau
Les contours de notes bleues
J’inscris le temps à nous chercher

Et toutes ces écritures
Portent l’ombre
Sur les épaules du matin

 

 

________

 

 

Lorsque je quitte mes mots
N’est-ce pas eux qui me quittent ?
Assaillie par le doute

Je défaille

Je deviens orpheline des dires portant
Les absences s'engouffrent
Ne plus être au faîte d'une pensée bafouillée

 




Tombeau de Jointure (100)

 

 

            Ce n'est pas sans un léger pincement au cœur qu'on assiste à la disparition d'une revue car ce n° 100 est le dernier. Même si l'on sait que la flamme de la poésie continuera de brûler dans la nuit ; la nature ayant horreur du vide, une disparition est vite comblée par des naissances ! Jointure se présente comme une revue catalogue (quelques pages consacrées à un poète), une sorte d'anthologie… Georges Friedenkraft, dans son éditorial intitulé "Bon cent : nous y voilà !", retrace l'histoire de cette revue et annonce d'autres aventures sans en préciser la teneur…

            Poésie sans doute "classique" (vers comptés, rimés, regroupements strophiques attendus…) mais on peut aussi découvrir quelques poètes que j'aime particulièrement pour les thèmes qu'ils abordent, des poètes que je suis depuis  plusieurs années comme Georges Drano, Nicole Drano-Stamberg, Marc Dugardin, Guénane, Jean-François Mathé, François Perche, Geneviève Raphanel, Roland Reutenauer, Jean-Claude Xuereb : que des auteurs Rougerie ! Mais il est vrai que Rougerie s'est offert une publicité en quatrième de couverture… Dont quatre des poètes précédents figurent dans la réclame ! Ce qui tend à prouver que, non seulement, Olivier Rougerie soutient financièrement les expériences les plus obscures, mais qu'il sait mettre en valeur les poètes qui sont à son catalogue. Et ce n'est pas rien en ces temps d'arnaques sonnantes et trébuchantes ! Mais ce ne sont pas les seuls poètes au sommaire de Jointure : je retrouve aussi Jeanine Baude, Guy Chaty, Ferruccio Brugnaro que j'ai appréciés à divers titres.

            Et, surtout, ce n° 100 se termine par un historique des 17 premières éditions du "Festival Populaire de Poésie nue". Je me souviens d'avoir participé à la septième édition à la demande de Miguel-Angel Fernandez-Bravo (qui avait souhaité que je mène une enquête auprès des revues de poésie à une époque où l'informatique domestique était hors de prix !) qui s'était tenue à Nanterre en 1981 : de quoi prendre un coup de vieux, malgré tout  ! Mais j'aurais garde de ne pas omettre que le nom Jointure vient de "jointée" qui désigne le contenu de deux mains jointes en grains de blé : voilà qui devait être dit.




POSSIBLES, et INFINIE GÉO-LOCALISATION DU DOUTE n° 2 & 3

 

 

 

            Je vais commencer par évoquer quelques souvenirs que les moins de 20 ans ne connaissent pas ! Possibles fut d'abord une revue papier paraissant dans les années 1970 du siècle dernier… Pierre Perrin, son animateur, la fait reparaître depuis octobre  2015 sous une forme électronique. Et Possibles en est à son n° 18 à l'heure où je rédige cette note. Et Pierre Perrin annonce que "le passant est sollicité pour s'inscrire pour recevoir un avis de mise en ligne des numéros successifs le 5 de chaque mois". Il suffit de taper sur son ordinateur préféré "Possible, revue de poésie" et, ensuite de cliquer tout en bas de la page sur "Je m'abonne pour recevoir…" Et c'est gratuit !

 

            La revue d'aujourd'hui est dans la lignée de la revue papier. D'ailleurs, Pierre Perrin reprend dans sa rubrique Hier des poète jadis publiés (Y Martin, D Pobel, A Laude, Th Plantier, G Chambelland ou P Vincensini pour ne nommer que ceux-là) dans les années 75-80… Mais il s'intéresse aussi à des poètes contemporains (G Bellay, B Douvre, JF Mathé, M Baglin, A Borne, J Réda, Fr Laur ou M Bertoncini… ) et n'hésite pas à faire appel à des écrivains fins connaisseurs de ces poètes. Mais dans sa rubrique Invitation, Pierre Perrin écrit ses lectures à propos d'une revue (Friches, par exemple) ou d'un poète comme JP Georges ; mais il donne également la parole à d'autres, sous forme d'extraits en prose (JCl Martin) ou de poèmes ( CA Holdban, JCl Tardif…). Coup de projecteur donc sur une certaine poésie faite de sensibilité et d'attention au monde en général, une poésie à hauteur d'homme pour reprendre une expression qui fit florès en son temps…

 

            Possibles est une revue nécessaire. Il ne faut la manquer pour rien au monde…

°°°

          Denis Heudré a créé en 2016 une revue en ligne et gratuite afin d'attirer l'attention des éditeurs sur sa production (cette revue est unipersonnelle, comme il le dit si bien) et celle des lecteurs. La diffusion en est double : sur la toile et via facebook. Ce qui lui permet d'offrir poèmes, dessins, photographies et notes de lecture.

            Le n° 3 (publié en janvier 2017) donne ainsi à lire, après un éditorial où il s'explique sur le titre de cette revue et sur son absence de certitudes, deux poèmes illustrés de beaux dessins, une note consacrée à "Éternité à coudre" d'Esther Tellermann. Le n° 2 (publié en décembre 2016) offre à la curiosité un bref poème extrait de "Une couverture noire" et un inédit ( ? ) intitulé "Bricole", une note de lecture où Denis Heudré présente "Circonvolutions" de Stéphane Sangral (un ouvrage que l'auteur a bien voulu m'envoyer et dont j'ai rendu compte dans un Fil de lecture à paraître (à l'heure où j'écris ces lignes) dans une prochaine livraison de Recours au Poème.

            C'est gratuit, je me répète. Et il ne faudrait pas manquer Infinie Géo-Localisation du Doute qu'on peut lire à l'adresse électronique suivante : http://denisheudre.free.fr. À suivre…




Amont dévers — une anthologie poétique (4) : La poésie, le disparaissant…

 

 

Nous savons que le mot « rose » peut éveiller, mieux que sa savante description, au delà même de sa « réminiscence » plus ou moins sentimentale, la surprise neuve de « l’absente de tous bouquets ». C’est que sa « presque disparition vibratoire », le quasi-mutisme du mot – conformément ici à l’étymologie – va (re)créer une réalité différente, immatérielle et efficace pour qui veut bien la lire, agissante, plus durable enfin que les êtres et les objets caducs qui nous entourent et parfois nous rassurent. Le poème « fait » (réalise), dans tous les sens, précisément ce qu’il « dit » (énonce) : souveraine présence au monde alors, que son énergie interne continue de soutenir. De ranimer pour chaque nouvelle lecture. Il est, affirmait déjà Dante Alighieri, une pure invention, une fiction, certes, mais construite, fabriquée, forgée (poïta) avec musicalité et suivant les règles esthétiques (alogiques) du langage : « fictio rhetoricâ musicâque poïta » (De Vulgari Eloquentia, II, iv, 2). Touchant donc à l’action, et même à l’action future « en avant » (Rimbaud), que l’on pourra reconnaître ensuite sans l’avoir jamais rencontrée ni conçue. « Je suis une flamme qui attend », écrivait Palazzeschi en 1910, alors que la folie guerrière couvait déjà. Fragile action, compromise parfois par l’ivresse du jeu, mais jamais abolie ; du moins lorsque l’invention est soutenue par l’enérgeia et le rhuthmós, ces ingrédients internes pour une « présence » manifeste – que la traduction (texte de destination) s’efforce non pas de singer, de réinventer à sa manière. 

 

-       La poésie, le disparaissant…

 

 

 

                           (Ballade) 

Ah larmes, ah douleur :
la vie passe et se dissout et s’enfuit,
comme glace aux chaleurs.
    Toute hauteur s’incline et rend à terre
tout solide soutien ;
tout royaume puissant
en paix enfin tomba, grandi en guerre,
et comme rais l’hiver ternit, et meurt
la gloire des splendeurs.
    Et comme alpestre rapide torrent,
comme un éclair soudain
en nocturne serein,
comme brise, fumée ou dard filant
s’envole renommée, et chaque honneur
semble fragile fleur.
    Qu’espère-t-on, qu’attend-on désormais ?
Après triomphe et palmes
ne reste plus à l’âme
que deuil, plaintes et larmes désolées.
De quoi sert l’amitié, de quoi l’amour ?
Ah larmes, ah douleur.

                                           T. Tasso, Torrismondo [1586]      

 

 

 

      Horloges à roues, à poussière et à soleil

Celui qui vole et trahit la vie des autres,
le voilà tournant, condamné sur cent roues ;
lui qui transforme les hommes en poussière,
d’un peu de poussière on le mesure et noue.

Et s’il assombrit de ses ombres nos jours,
lui-même au soleil en ombre se résout ;
apprends par là, mortel, comment sur la terre
dissolvent toutes choses Temps et Nature.

Sur ces roues-là il triomphe et il glisse ;
de sa poussière il voudrait t’aveugler ;
et parmi cette ombre il médite ta perte.

Sur ces roues-là il torture tes pensées ;
dans sa poussière il inscrit tes délices ;
parmi cette ombre, ombres de mort il verse.

                                                  Giovan Leone Sempronio, La Selva poetica (1633)

 

 

 

 

             Stabat nuda aestas

En premier j’entrevis son pied mince
glisser sur les aiguilles sèches des pins
où bouillonnait l’air avec un grand
frisson, comme une flamme blanche diffuse.
Les cigales se turent. Plus rauques
se firent les ruisseaux. À foison
la résine suinta par les fûts.
Je reconnus le serpent à son odeur.

Dans le bois d’oliviers je la rejoignis.
J’ai vu les ombres bleuâtres des rameaux
sur le dos sinueux, et les cheveux fauves
onduler dans l’argent de Pallas
sans un bruit. Dans les chaumes, plus loin,
l’alouette bondit du sillon fauché,
l’appela, l’appela par son nom là-haut.
Alors moi aussi je dis son nom.

Je la vis se tourner, vers les oléandres.
Elle entra comme en des moissons brunes
au milieu des joncs, vivement refermés.
Plus loin, vers le rivage, parmi la paille
marine, un faux pas lui fit tordre le pied,
tomber étendue entre le sable et l’eau.
Le couchant moussa dans ses cheveux.
Immense elle parut, nudité immense.

                                           Gabriele D’Annunzio, Alcione, 1903 (une version

                                                          légèrement différente dans Po&sie 56, 1991)  

 

 

 

              Le port enseveli

                                       Mariano, 29 juin 1916

Là parvient le poète
puis il retourne à la lumière avec ses chants
et les disperse

De cette poésie
me reste
ce rien
d’inépuisable secret

 

                                              G. Ungaretti, Il Porto Sepolto, 1916

 

 

 

 

Mais c’est vrai pourtant qu’aux vieux,
dépouillés de la beauté,
reste ce signe, dans l’âme,
de son rapide apparaître
et disparaître, ce sillon de chose
qui a été, qui saigne encore,
lourde, dans la conscience ;
mais qui, goutte à goutte, ensuite
va lentement s’enfonçant dans une presque,
dans une presque rancœur
de blanche innocence…

                                           C. Betocchi, Poèmes épars [1965-70]    

 

 

 

 

 

Le froid ça fait peur et le sang aussi
la mer a des sources empaillées dans la secrète
splendeur de son écroulement : le froid
ça fait froid et le chaud ne se montre pas pour
trahir ses camarades.

Esseulé le froid adore la chaude
saison mais sévèrement est interdit de se crever
par les choses basses et c’est pourquoi éclairante
se fait la ressource du pauvre : tamiser
l’univers en vue d’un repas.

J’ai froid aujourd’hui et je ne sais pourquoi dans le
cœur se tamise une nouvelle aptitude :
celle de s’en ficher du lendemain : mais
il n’est pas vrai que le lendemain soit sûr
et il n’est pas vrai que l’aujourd’hui est calme.

                                                                Amelia Rosselli, Documento, 1976    

 

 

 

                       Morts

J’ai écrasé des herbes plutôt tendres,
j’ai livré passage à des voix diverses,
et j’ai vu
avec quel sacrifice nous peuplons nos corps
et nos pas qui diminuent.
Attirés par quelques mots et insouciants
comme si nous étions déjà les autres parmi eux,
comme si nous étions loin
de tout avertissement et de toute étreinte. 

                                                  Nicola Ghiglione, Ritmi (éd. F. De Nicola, 1983)     

 

 

 

 

             La voix des ancêtres

 

1.

Le soleil d’hiver fait obstacle au chant
qui se brise contre sa barrière
tiède. Comme dans le désert tu attends
la nuit glaciale, c’est du froid
que renaissent les chants assoupis
dans le tiède hiver de Rome.
Comme du désert dans le froid
avant la nuit se chuchotent des chants
plus hauts peu à peu, miaulements
sur les violons des femmes.

28.12.1987

 

2.

Affleure dans l’Europe de mars
après plusieurs naufrages
après avoir perdu ses dents sur les rochers
jaillissent les notes et puis s’abattent.

28.12.1987

 

 

3.

Aimée, je veux qu’ils nous écoutent
qu’ils entendent le gargouillis que je ne retiens pas,
comment se forme le chant
comment il se calme dans la poitrine
comment il peut sectionner la gorge,
comment la langue s’est épluchée.

28.12.1987

                                                  Antonio Porta, Yellow (2002, version rectifiée) 

 

 

 

 

                     (un inédit)

 

Le marchand de fruits pouillais
célèbre dans le quartier
pour rester ouvert même en août
s’en est allé, je ne sais si dans l’autre monde
ou aux Seychelles ou aux Maldives,
en tout cas pour jouir du très mérité
fruit de sa sueur.
Jusqu’aujourd’hui le trou de sa boutique
n’a pas été obturé
si bien que ce tronçon de la rue Tadino
où Clemente Rèbora a habité
avant de devenir prêtre
a quelque chose d’incertain, d’inachevé,
de mélancoliquement hésitant
comme le sourire d’un brèche-dents.

                                                   G. Raboni, Altri versi [2006] 

 

 

 

 

 

 

 

                      Augenlicht

... miro este querido
 mundo que se deforma y que se apaga
en una pálida ceniza vaga…

J.L. Borges, Poema de los dones

I.

C’est comme de se trouver à l’intérieur d’un jeu vidéo
et d’être l’ours, le grizzly que l’on vise ;
à chaque coup du laser qui rapièce,
un éclair vert, un élancement subtil.
Le microscope fouille, met au point
la rétine déchirée, et tu contemples
une lande lunaire, une plaine toute fendillée :
tu peux penser, si tu veux, aux Fissures de Burri.

 

II.

« L’œil est un organe clos, mais keine Angst,
la légère hémorragie devrait se résorber. »
Elle ne se résorbe pas, non, et voici alors
des hippocampes, des ombres chinoises,
de volantes figures noires et étranges.
Mouches volantes ? Tu parles,
plutôt de gros corbeaux aux ailes déployées.
Techniquement, eine massive Blutung.

 

III.

Une poix tenace
bleuâtre et jaune encrasse le cristallin :
si tu bouges la tête, si tu tournes le regard
tout dans l’œil se met à mixer
et une partie du monde se dérobe.
Quand apparaît un nuage
très noir, effiloché,
et dessous, le long du bord,
des éclairs qui fusent
en lignes horizontales,
il n’y a pas de temps à perdre
c’est au chirurgien d’intervenir.

 

IV.

Avec grâce l’Augenschwester
libère ta joue des pansements, soulève
la coquille en plastique, la gaze, entrouvre
les cils encombrés de pommade et de sang :
merveilleusement
tout retrouve sa place, le plafond,
la fenêtre, les maisons, les collines
là derrière la haute tour qui se dresse
vers le ciel, à Züri West.

 

Pietro De Marchi, La carta delle arance, Bellinzona, 2016.

 

 

-       Et son énigme

 

 

Peut-être un matin allant dans un air de verre,
aride, me retournant, je verrai se produire le miracle :
le néant dans mon dos, le vide derrière
moi, avec une terreur d'ivrogne.

Puis comme sur un écran se camperont d'un jet
arbres maisons collines pour la duperie habituelle.
Mais ce sera trop tard ; et je m'en irai en silence
parmi les hommes qui ne se tournent pas, avec mon secret.

                                            (E. Montale, Ossi di seppia, 1925)

 

 

 

. . .

 

Qu’est-il arrivé, la plage était vide et maintenant
je vois quelqu’un assis, là là sur une pierre.
Un dieu y est assis et il regarde la mer en silence.
Et c’est tout.

                                                                 [1911-12 ?]

                                              Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie (éd. 1981),
écrit directement en français

 

 

 

 

 

                            toi !
réentrai       née        parla        main(on)

                                                     Giancarlo Majorino, Provvisorio, 1984  

 

 

 

* * *

un dieu se jette continûment sur nous.
Pour cela tu pleures, tu ne dors pas la nuit,
tu vois les champs par les files de vitres botaniques
se défigurer, le blé transformé en sombre tabac,
des sables soulevés en amas pour couvrir l’azur
très tendre.

– Grand Jardinier, chef (instamment je demande),
Étant donné l’irrécupérabilité de tout ça, sera-ce possible
De le changer en un futur d’eaux et de plantes pérennes…… –

                                                   Remo Pagnanelli, Le Poesie, 2000 (posthume)

 

 

 

 

         pour une poétesse analphabète
Maintenant dans sa vieillesse
la tension des vers
enfermés entre les parois des os
augmente. Vivante est l’image
des lettres tracées il y a une vie.
Mais le crayon se brise
sous l’étreinte des doigts enflés.
Qui n’obéissent pas.
Autres étaient les devoirs
des filles des paysans
et durant des siècles l’écriture
privilège de quelques-uns.
Claire est la poésie
dans l’enclos de la mémoire.
Elle y restera encore un peu
puis s’en ira en même temps qu’elle.

                                        Barbara Pumhösel, Prugni, 2008    

 

 

 

 

 

ils s’orientent
apparemment
à l’intuition
sans cartes ou croquis
ne demandent pas
d’indications
flegmatiques
ne donnent jamais l’impression
de se perdre

maîtres d’eux-mêmes
et sur leurs gardes
en chaque situation

 

ils errent
dans les zones industrielles
aux marges
des habitations
apparaissent
dans la brume épaisse
sur les berges
hauts sur l’horizon
défilent
sombres et solennels

 

par les nuits claires
on les voit
sortir des wagons
qui gisent
abandonnés
aux dépôts
des gares
ils s’engagent
le long des voies
et disparaissent
dans le lointain
on les aperçoit
ensuite des trains qui passent
apparaissent
dans la vision
et en un instant
comme animaux sauvages
s’évanouissent

                                           Italo Testa, i camminatori, 2013

 

 

 

____________________________________

 

 

 

 




Entre poésie et philosophie (6) Antonio Porchia et l’enfance

 

 

      « On m'a appris à tout gagner et non à tout perdre. Et heureusement que moi je me suis appris tout

seul, à tout perdre. » 982

      La sagesse consisterait-elle en ce geste personnel de contre-éducation, toute éducation pouvant alors être considérée comme une mauvaise éducation ? Il n'est tout d'abord pas question de sagesse mais seulement de lucidité afin de contrarier la propension éducative à véhiculer l'illusion de l'enchantement du gain. La certitude de tout perdre – sans même la possibilité d'un pari pascalien – serait la seule certitude quand sont envolées les chimères de l'enfance enracinées par l'éducation...

      Il y aurait donc un malentendu lié aux représentations de l'enfance qui aurait des répercussions sur l'âge adulte. N'est-ce pas cet incessant remuement du monde (adulte), la « vie active » comme on dit, qui constitue l'illusion complémentaire à celle enracinée par l'éducation ? 

      « On croit que bouger, c'est vivre. Et on bouge, mais pas pour vivre. On bouge pour croire qu'on vit. » 576

      Cette bougeotte ou ce bougisme, n'est-ce pas alors le mouvement même du désir – celui-là même qui mime le désir de l'autre en composant la fiction de la différence et de l'identité, ainsi que nous l'a appris René Girard, et qui prend la forme de l'agitation permanente du monde humain ? Mais si « l'enfant devient homme porté par ses désirs infantiles » (638), comment entendre cette déflagration de l'enfance au cœur de l'âge adulte ? Faut-il l'interpréter comme nostalgie? Ou bien comme un certain enthousiasme du fait que la jeunesse perdure ? Je crois plutôt que Porchia prend acte de l'impossibilité d'une expérience complète, de l'utopie d'un achèvement de l'adulte. « Ce sont tes choses d'enfant, et non tes choses d'homme, qui nourrissent ton âme d'homme. » (963). Freud nous a appris que tout cela n'était pas nécessairement conscient...

      Là où l'enfance était vécue comme plénitude, l'âge adulte s'éprouvera dans le manque d'être de la plénitude révolue dont il n'a pas conscience – et qui constitue le désir, et par voie de conséquence l'agitation permanente du monde humain. Ainsi, celui qui est nommé adulte est nourri par ses « choses d'enfant », ses « désirs infantiles », son désir d'absolu, de totalité, en tant que c'est très exactement l'expression de ce dont il manque...et qui le rend inconsolable comme un enfant qui a perdu son doudou.

Serait adulte – mais est-ce possible de l'être ? - celui qui accepterait l'atroce relativité du monde, pour parler comme Kundera dans ses Risibles amours. Lacan disait, lors de son Séminaire 2 : « Le désir est un rapport d'être à manque. Ce qui manque est manque d'être à proprement parler. Ce n'est pas manque de ceci ou de cela, mais manque d'être par quoi l'être existe... ». Voilà pourquoi l'homme est spontanément idéaliste, manichéen, fragile, et qu'ainsi, il parle avec des notions enfantines : «  « Bon » et « méchant » sont des mots d'enfant, plus que d'homme » (649). Nous savons depuis Nietzsche que se situer par-delà bien et mal est une posture d'exception, celle de celui qui aime parce qu'il a appris à  aimer, qui discerne la beauté de l'instant dans sa relativité pleine mais fugace, l'homme d'expérience, l'esprit libre, affranchi des absolus, des idéaux, des totalités...celui qui n'est pas encore advenu.

        Porchia est du côté des tragiques, comme Pascal, comme Rousseau ou comme Nietzsche. « Avec le désir du beau commence la vie triste. » (692), écrit Porchia. Ou encore «  Le plus pur de nous-mêmes se confond avec ce qui n'est rien, n'ayant pas de voix, et presque pas de lumière. » (661). Ou finalement... « L'amer, quand il provient d'une source douce, est vraiment amer. » (943). Le seul salut, pour celui qui a appris à aimer : l'amour ! C'est-à-dire la vie rare : « Etre avec quelqu'un d'authentique est vraiment un miracle. » (944). Alors on se tient droit, la tête haute, le regard franc...Mais cela peut-il durer? Les passions ne sont pas loin, qui obscurcissent le ciel du regard aimé : « Quand il n'y a pas de ciel dans tes yeux, mes yeux tombent sur vingt centimètres de sol. »

        La vie, quand l'amour s'en retire, est retrait de l'enfance entr'aperçue, retour sur le sol étroit de la prose et de la relativité adulte.

 




Le livre somme d’un enfant de Chine, devenu poète-goûteur de miel en Occident

 

La vraie gloire est ici. Le titre claque comme une bannière. Comment parler du dernier recueil de poésie de François Cheng, écrivain, poète, académicien salué comme l’un des meilleurs connaisseurs de la philosophie et de la culture chinoises ?  On serait intimidé à moins.

Parvenu à portée de l’ultime saison, il revient sur son parcours. Parcours qui est d’apprentissage de la vie avant d’être d’écriture, fidèle en cela à la sagesse millénaire orientale dont les principes constituent, pour ceux engagés sur la Voie, l’architecture du monde et de leur art.

Principe de circularité. Toute mort est vie… Toute fin est commencement… Tout rejoint Tout...Le poète nous le rappelle au long des pages, et une fois de plus sous cette forme lapidaire : Qui donc viendra ? depuis toujours déjà là /Qui a oublié ? depuis toujours dans l’oubli.

Principe de non dualité. Poème après poème, il illustre la coexistence/complémentarité des contraires à la manière des peintres chinois auxquels il a consacré des pages éblouissantes après des décennies d’imprégnation[i]. Au centre des étoiles filantes/Rien sinon les cendres-semences. Dans l’espace-temps de l’instant, tout se répond : haut et bas, cime et abime, élément inerte et mobile, etc., la juxtaposition mettant en valeur leurs caractéristiques propres. Un tronc couché couvert de gloire de lichens/ Saigne d’une résine au reflet de l’enfance.

L’ensemble des phénomènes - Ciel/Terre/Monts/Eaux - qui se partagent le monde vivant participe à la démonstration, y compris le petit univers si cher aux peintres des Montagnes, des Fleurs et des Oiseaux : galet, grenouille, escargot, brin d’herbe, fruit, rose... « Petit », il n’y a là nulle intention réductrice. Chaque chose n’est-elle pas - dans la pensée orientale - partie prenante de ce Tout, né un jour du Rien ?

 

Plus que la jouissance, la reconnaissance !

Mais pour faire parler - par le pinceau ou les mots - les manifestations de la vie, il convient de pénétrer profondément dans leur intimité jusqu’à saisir ce qui pousse irrésistiblement le bambou à croître, la graine à percer le sol, la fleur à s’épanouir. Shitao – qui n’était pas seulement peintre mais aussi poète - accéda à cette vérité après une longue quête. Il y a cinquante ans, il n’y avait pas encore eu co-naissance de mon Moi avec les Monts et les Fleuves…je les laissais seulement exister par eux-mêmes. Maintenant, les Monts et les Fleuves me chargent de parler pour eux ; ils sont nés en moi et moi en eux, confesse-t-il dans son texte capital, les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère [ii].

Comment parvenir à cette réalisation ? Par le retournement répond François Cheng, à la suite de ses maîtres. Œil neuf, regard neuf. /…Pour toi désormais/Quelle survie autre que la seconde enfance ? Et voilà que s’éclaire le chemin qui s’offre aux nostalgiques de l’unité première : Plus que la jouissance/la reconnaissance ! Plus que l’appropriation/consommation, la re-con-naissance.

Re-connaître Le teint, la senteur/ le jus, la saveur d’un fruit, laisser opérer dans le palais la métamorphose. Accueillir de la même façon le miracle des iris à l’élixir/Bleu, et la terre s’offre saphir ou l’éclatante rondeur d’une mandarine. L’on voudrait citer tant de passages. Contentons-nous de celui-ci : Un iris/et tout le créé justifié/ Un regard/et justifiée toute la vie. 

La vraie gloire est ici, chante le poète.

 

Rien de mièvre dans ce voyage

Ne nous leurrons pas. Rien de mièvre dans ce voyage. Détermination absolue et clairvoyance sont nécessaires. François Cheng ne se raconte pas d’histoires. Il sait que les ténèbres - mélancolie, peur, amertume… - guettent et risquent de le happer malgré toutes ces moments précieux, au coeur desquels l’univers en nous s’est ému, malgré la rencontre irradiante avec l’aimée, corps et âmes accordés (Partie III, Passion).

Il n’ignore pas que les pulsions destructrices peuvent parfois dominer. Nous sommes des violents, des violeurs/Bourreaux, tortionnaires, exterminateurs/ Fiers de l’être, pourtant jamais assouvis, reconnaît-il. La joie, l’apaisement ne s’acquièrent pas au prix de l’abdication ou de l’amnésie.

En témoigne, le beau poème dédié à Juan Gelman. Restons inconsolables/restons inconsolés…/ Que le tourment soit notre pain quotidien…/Il nous faut apprendre à durer/ Jusqu’à ce que tout soit transmué/Jusque ce que soit transfigurée/Toute cette expérience terrestre de l’éternelle souvenance.

 «Nous qui avons survécu à l’abîme », ainsi se termine le poème sur lequel s’achève la deuxième partie. Juste avant, l’enfant de Chine devenu poète-goûteur de miel en Occident, renouvelle sa profession de foi.

    … Pour peu que nous lâchions prise
L’ultime saison est à portée
Désormais à la racine du Vide
Nous ne tenons plus que par l’ardente houle
Chaque élan un éclatement
Chaque chute un retournement
Tournant et retournant, le cercle se formera
Au rythme de nos sangs ;
Un rebond encore et nous serons au cœur
Où germe sera terme
En présence du temps renouvelé…

 

 



[i] Notamment, Shitao 1642-1707, La saveur du monde, Phébus, 1998 ; D’où jaillit le chant, La voie des Fleurs et des Oiseaux dans la tradition des Song, Phébus, 2000 ; Toute beauté est singulière, Phébus, 2004.

 

[ii]Shitao, idem, pp. 29-30.

 

 




Ping-Pong : LA DERNIERE OEUVRE DE PHIDIAS de Marilyne Bertoncini

 

ICI UNE LECTURE PERSONNELLE

UN BROUILLON SUR PAPIER BLANC

 

 

« Nous avons l’art pour ne pas mourir
de la vérité. »

NIETZSCHE

« Je sens qu’il va falloir s’occuper
de quelque chose d’élevé. »

 

GOGOL

Lire fait écrire, mais quoi ? Une avenance, une innommabilité.
Un pas devant, un pas de côté, et j’avance
Fantôme radieux
Le poème seul sait faire tourner la tête du lecteur. Le poème déjà – le même – est
ailleurs à accomplir un autre travail. Et je lis en lui. Vers contre vers, c’est cela. À ne
pouvoir conclure, on poursuit. Et ce matin, le camion démarre en trombe. Petit
camion d’épicier.

C’est un film assurément : apercevoir un lecteur de si près s’éloigner. C’est un film
pour moi. Je ne vois pas autrement ni ne lis sans voir, sans aller quelque part,
bienvenue l’infini. Je me voyage beau temps, mauvais temps.

Ici, non pas comme je l’ai pensé, mais comme je le vivrai : lire un livre avec son
immense.

Puisqu’ils vivent en dehors de moi, les mots se cherchent un corps pour y semer leur
âme et y cohabiter, escorté de voeux.

 

*

 

C’est assis au volant que je mets la lecture en voie
Je ne lis jamais seul, je lis le devant
Le paysage dépassé, je relis
Si le ciel est droit, la route trouve le chemin fin
Il n’y a pas d’habitude à prendre avec une lecture : s’assoir, et filer avec son fonds
Jamais le même lieu, la même neige près d’un arbre d’hiver
Si je lis, je parle des objets, des images, des lettres
Surtout la langue française, je conçois à la réapprendre
Avec les mots du poème
J’en accepte les défauts, leur génie
Et votre Phidias, Marilyne, attend d’être aperçu pour faire entendre sa voix

 

Il ne le savait pas, qu’il passerait à l’écrit privé, à l’éphémère à l’éternel
Il lisait, lui, dans les veines du marbre, les veines de l’eau ne brouillaient rien
Il a connu les pluies pleines, les longues marches au désert
En fait, on ne sait pas
Un jour, il a perdu la vue, il a touché l’instant avec ses mains, et il a sculpté
Dans le blanc
L’adorable beauté

[...]

Le camion, tiens
Il s’arrête
J’observe à droite les traces laissées par une question : Et pourquoi la poésie ?
Et pourquoi celle-ci, et pourquoi pas celle-là ?
Je réponds : pour nous tenir droit
Dans l’obscurité
Pour être la colonne qui prend racine dans l’air
D’une même coulée que l’élan
Du marteau du burin

[...]

Le camion, tiens
Il repart
Tranquille
Je me lasse de réfléchir
J’entreprends ma lecture au plus près du vide
Je pose un doigt lent sur le commencement, et je lis ici :

Phi-dias

Dans l’îlot clair découpé par la lampe
au creux de la ténèbre où ma pensée te cherche
Je trace la caresse
de ton nom

 

Nuit, la nuit
Dès alors, je sais
Que la suite s’écrira au moment de la lecture en ces pages d’un livre :
LA DERNIERE OEUVRE DE PHIDIAS

[...] [...]

Et le camion se remet en route
Il ne gêne rien de l’instant lent, il file toute allure
Je suis libre enfin, je ne crains guère la magie des mots
Je suis parmi les morceaux choisis d’une biographie
Dont on ignore presque tout
Sinon les siècles qui en ont fait un parmi les siens

 

Je vogue tout autant que je marche avec la vitesse atteinte du véhicule
Au loin, l’histoire déploie ses images reines – ô mes Reines !
Et se déplie dans mes mains encore je touche la paume fine d’Athéna
Je vois – ô je vois ! – mon dieu en exil, il est pour moi
Pourquoi celui-ci et pourquoi pas çui-là ?
Celui-ci puisque je l’imagine
Je le lis ainsi
Je me lie à lui
C’est moi qui vois parmi les noms cités tout au long du récit
Les années gagnées, fournies en éternités, ceux-ci :
Pline l’Ancien, Pausanias, Zeus, Olympie
Il n’y a pas d’image sans nom, pas d’amour sans histoire
Et tout sculpteur aura aimé jusqu’à en être condamné, jusqu’à en être exilé
C’est ce qu’on lit dans les biographies, entrailles offertes aux pillages
Aux corbeaux, aux noirs pelages des nuits hantées

[...] [...]

Nuit, la nuit
Le camion s’élance de nouveau
Je ne sais rien de sa lancée, je me dirige, je crois, vers l’île de Lemnos
Je n’ai qu’un seul dieu, il me faut voir le plein des cieux
Le plein des visages roulant au-dessus des essieux du temps, et filant encore
Et bravant le mystère, vers ce qui me rendra à moi le réel
Taillé dans le marbre, Phidias achevant sa dernière oeuvre :
Mon propre visage de lecteur posé à portée de main
Souverain

[...]

Camion épicier
Il s’arrête, j’en descends, je ne suis plus le même, comment continuer ?
Je reprends ma lecture, aussi le paysage s’impatiente, une ombre face à la mer
Phi-dias ! Je t’aperçois dans le ciel palpitant
Je laisse le poème dire, je me tais, le camion s’éloigne, je suis le visage qui te cherche
des yeux, et serai celui qui te trouvera, car tu es déjà au creux de ma tête

...

...

La mer :
La mer :
Deux syllabes d’enfant
Je ne me souvenais plus
Je me retrouve ici je suis celui qui t’appelait
Depuis des siècles je suis celui qui était
Un enfant vivant
Parmi les siècles
Et l’enfant t’a reconnu

 

Tu es Phidias, moi t’appelant
Toi qui me nommes
depuis le plus lointain paysage
Phi-dias, deux ailes t’emportent et meublent ici mon ciel de Tourelle
mon fleuve de Gaspésie, ciel fidèle, mouettes au vent
Oh certes ! tu te prendras au piège des signes de celle qui te crée
Qui te traque Phi-dias
Mer et falaises t’abritent
Entends celle vers qui tu t’amènes :
Toi – ô toi –, tu froisses la soie tiède de l’immense joue bleue du crépuscule
Tu touches ici à l’immensément
Et moi, je quitte tout pour te rejoindre
Je ne me perds jamais
Du fond des eaux, je suis celui qui relève l’obscur
Phi-dias ! rappelle-toi, je suis l’enfant qui n’a pas péri en son enfance
Je suis celui le terrifiant
Celui de tous les miracles
Je te suis à la trace, solitaire
Camion navire bateau croiseur
Je m’adjoins les hautes figures des dieux
Je suis d’eau tel je suis des fonds abyssaux
Et telle celle qui te crée, je suis celui qui te trouve
En mes mains familières comme des feuilles au vent
Phi-dias ! Phi-dias !
Quels cris sous la pierre, arbre ou oiseau
Aucun
Je suis là comme j’y étais
Elle et moi, auteur lecteur :
Précieux voyageurs
Témoins

 

*

 

Phidias, tes sculptures
Des noms comme des insectes, des fossiles
Des noms avec leur intime secret
On ne sait rien
Des sculptures disparues
Colonnes, merveilles du monde coupées au couteau
Qui sait ce qu’il faut oublier
L’enfant crie ce que le cri peut faire
Lui ici l’évadé du désastre
Des roses de mer, il en redemande sur un air de piano
Noir

 

Texte, poème, pages font lire en angle tout
L’oeil cubique

 

*

 

À propos
Il y a la sculpture s’il y a le marbre
Et les veinures du blanc
Et s’il y a le mouvement
Il y a les membres des corps à voir
À Pompéi
À la cime du cri
Et là, l’enfant se tient
Il est celui qui a vu
Enlacées, les amours éperdues
Celui qui a vu l’éternité se coucher à la vue
1969 est la date de son regard
L’enfant s’avance de près avec ses 19 ans
En poche : l’océan Atlantique et ses montagnes
Et derrière : le village : Les Éboulements
La baie des Escoumins, le golfe du Saint-Laurent
Encore, en poche : une pierre blanche des Amériques, une pierre innue
Et le voilà devant les murales de Pompéi
Il se penche sur le rose des chambres, sur le bleu des salons
Il regarde
Il voit les membres des momies, les baisers non encore achevés
Il le sait : les corps s’empoignent pour aimer l’Éternité
Par-delà la sculpture, le réel, la lave scelle l’instant
La mise à mort est accomplie
Pour l’enfant
Qui s’agenouille pour toucher le poème
Et Marilyne, vous l’écrivez :
Momies de Pompéi
Muettes abandonnées à la cime du cri

Dans la chambre murale
À la cime, oui
Couchés par terre les corps
L’âme intérieure
Et l’enfant venu de si loin, le ventre noué
Il dit : ils se sont aimés
Il dit : l’amour n’a aucun défaut
Et toujours, l’enfant entend la voix qui crie dans le marbre
Et pour toute sculpture, une voix
Il entend : « J’aimerai quiconque entendra que je crie que je l’aime. »

 

Membres et baisers cela lui suffit
À Pompéi
Et Phidias crie : Elle est annoncée
Quoi ?
L’Éternité !
C’est l’amour
Emmêlé au soleil !

 

*

 

Oh ! silencieux appels
L’histoire un pas [...] l’histoire un nom
L’enfant entend tout
Des grandes oeuvres sculptées
Il n’y a pas de silence sans bruit
Tu te nommes Loth
Tu te nommes Méduse, Orphée, Ménades
Et tous crient ton nom, Phidias
Sans se lasser
Car tu es celui qui fait, celui qui touche
Qui magnifie
Aucune île n’est sans toi, Phidias
Si l’on te cherche, on te trouve
Au café des aveugles, les chaises renversées sont du vacarme
Les regards jettent leur vision au-dessus des frontons
Des conversations se mirent dans la mer
Sur la plage les vents viennent pour repartir sevrés
Marée haute marée basse
On ne cesse de se rappeler
L’enfant à vélo
Et fleurs et ogives
L’enfant sème cruel, de l’inexorable
Mortel, il sème d’humides étincelles de doute
Ne reste que l’immortalité des voilures du marbre
Des gestuelles, des croyances
Des images, des dieux
Des prières adressées
Ô vie ! reste en moi !
Et l’enfant embrasse ses propres mots découverts au hasard des jours
L’enfant crie : je crois au matin ! je crois au midi ! je crois au soir !
Et devant les feux, pleine noirceur : je crois en moi !
Et Phidias le rejoint le prend dans ses mains
Le lave de la boue, le sculpte de tempêtes, de poussières
De mémoires

Qui es-tu toi qui lis le poème
Qui t’abreuves à la source des mots
Qui lis les dessins
À la conquête de la surface ?

Phidias présent
Phidias imaginaire
J’avance tremblant sur le sable
Je quitte l’île de l’exil
Je te sais ailleurs
L’exil n’est pas pour le juste
Phidias tous mes gestes sont appris de toi
Rien n’est si tu n’es pas dans ma lecture
Rien n’est si je n’écris pas te lisant
Et te lisant je te vois toi qui déjà est venu vers moi
Toi qui m’as touché de la main pour m’apprendre le dessin à signer
Si j’écris, tu te sers de ton souffle
Si j’écris, tu ne fuis pas aussi loin que je le crois
Si j’écris, rien d’autre
Les sons ne sont plus qu’indistinct crépitement d’insectes et jeu d’enfant
Phidias !
Je lis une seule la parole qui en appelle de toi
Je lis :
Saisis donc
Phidias
Le tronc tordu du pin
Phidias !
Hisse-toi vers la main
De l’enfant qui t’appelle
Je lis pour crier ton nom
LE CRIER !
Pour t’exhorter à être Phidias né de Phidias
Pour te rechercher sous le blanc de la page
dans l’évanescence de l’écran

Encore
Je suis libre
De te regarder, de te faire renaître
Et je te vois, visage devant
Nature-sculpture
Je te lis dans tous les temps d’écriture
T’observe travailler
Statuaire, tu donnes de l’élan aux Hommes-dieux
De la grâce aux Déesses vues, imaginées
Phidias, je t’imagine puisque je te vois

 

Dans le fin liséré d’or
De la porte entrouverte

Dans le fin réseau rouge
de la vigne de mer

Car te voir
C’est aussi savoir que
Les lieux m’échappent
Et que saurais-je si dans l’aujourd’hui
Ça ne saurait être
Ostende
Ou Brighton :
Je saurais l’absence

Et l’on me dira que l’eau trouve son chemin toujours
Et le chemin sa maison
Et lisons ici, telle :

cette maison surgie des valves de coquillages
dont l’escalier s’enroule
     si étroit que des épaules on touche les parois

Encore quoi ? Le véritable fait :
Entre les pauses de l’écriture : quoi ?
De l’écriture

Ô EXIL !
Vers toi je file pleine allure
Côtoie jardin et dunes
Argent bleu et or vert
Qui meublent les phrases
En rires d’hirondelles
S’envolant

Ô EXIL !
Là où je vais je demeure
Là où je m’abandonne
Je nomme le mot dieu
Je nomme le mot humain
Je prends de vitesse le regard qui cherche paysage en train
Je ne cherche plus la matière, je suis
Matière
Dessin originel

En la ténèbre

 

Me voici :

remontant de la pierre
du fond des âges d’avant l’homme
d’avant toute chose

Je suis du plus tard
Du futur je suis signe[...] Phi-dias ![...] Phi-dias !
Toi qui exposes la lumière des mémoires
Le noir-nuit
             beauté et magie
Femmes-ventres femmes-pleurs femmes-coeur qui accourent
Fil de laine et fil lien
Et matière et langage
Phi-dias ! Phi-dias !
Tu exposes toi dans l’enceinte, mage
Pour parler
En poésie
Et tu es partout en mouvement dans tes dessous
Tu racontes en robe-mots robe-images
Les marbres blancs des musées
Y montres ta modernité
Tissée d’heures à merveille

[...]

Phidias ! Phidias !
Puisque tu es écrit
Puisque tu es le lointain
Toi l’infime mouvement
Toi tu restes
Pour que je te rejoigne
Et que je sois celui que ne te servira pas
Et que je sois celui qui marche comme l’on danse
Phidias ! Phidias !
Tu te demandes d’où je viens
Et je suis celui qui va
Camion navire bateau vent voiles mots
Phidias ! Phidias !
Je viens de la Voix
De l’éclat de tes robes de marbre
Du dessous des poussières
            et blanches et noires tes mains souillées
De l’odeur des images

 

Des pains, des pigments
Des outils, des ciseaux, du labeur
Je viens d’où je vais
Te rejoindre : exil et atelier
Je file, je voyage parmi les heures
Parmi les oracles que les dieux cachent dans la nature
Phidias ! Phidias !

Je t’attends, je t’attends !
au brûlant soleil
de l’été

[...]

Alors quoi ? [...] Alors que tu enseignais les fils et les moies de la pierre
faisais toucher la chair au grain subtil des marbres
de Chio, de Penthée ou Paros

je dessinais des visages
j’avais 15 ans
tu étais là, et tes sculptures de l’île d’Égine
d’un atelier l’autre tu étais là
devant fées et chasuble d’enfant
fusain noir
à la main

 

*

 

Puis, il a été dit :
Un soir
On attendit en vain
le retour de Phidias

Puis, il est dit :
Sur l’arbre
une cigale
cisèle le silence

Encore, on l’attend
Et l’on se jette nu ainsi
Dans le bruit des choses vivantes
Un chant du monde
Ici un haïku
Monte
De la Provence
On l’attend ! On l’atteint ! On l’entend !

 

D’un seul mot, on entend le Monde rugir
On l’entend surgir
Il est à emplir l’air du ciel, les poumons des mers
Il est mot émanant des sculptures perdues – ô plaintes ô mélancolie
Mot à vouloir noyer

L’appel

du vide

Mot seul ici :
             cri enfin
En choeur, hurlé du large
L’astre noir
             celui-ci, sorti de la nuit, nécessaire :
PITIÉ !
PITIÉ !
PITIÉ !
[...] Pour l’Humanité

Alors [...] À moi de n’ignorer rien
De me donner
À outrance
De m’épuiser
Dans l’existence même
Du poème
Et de sa mort
Pour l’Autre

Et encore, cette fois-ci :
Ô PITIÉ !
Ô PITIÉ ![...] Pour les siècles
des siècles

Ô Mers !
Ô Montagnes !
Ô Volcans !
Ô Ténèbres
PITIÉ !
PITIÉ !
...

 

Pour le Vivant
Ardent

 

*

*

 

Phidias ! Phidias !

[...]

FIDIA ! FIDIA !

[...] [...]

QUE FAIRE MAINTENANT
NOTRE LECTURE TERMINÉE ?
Déposer des mots sur le silence sans le blesser
Exhiber le sublime
               infiniment du dedans
               infiniment du dehors
Parcourir le monde habillé d’une vie à vivre
Poursuivre le travail par le poème armé
               des espérances inaliénables
Affirmer sa liberté
               affranchie de son ombre
S’arrimer au souffle éperdu du verbe
Puis s’adjoindre les hautes figures du feu
Croire à la lumière des fonds noirs
Entendre le tout de toutes langues
Et se reposer une musique à la main
               sûr de ses amours volées aux drames
               aux meurtriers des corps ardents
               aux paroles assassines
               coeur souverain
Est ainsi toujours vivant
               celui qui est à veiller.




Eric DUVOISIN, Ordre de marche

 

 

En avant, route !

 

C'est un curieux livre, dont on ne perçoit pas tout de suite l'unité, la nécessité de juxtaposer ces quatre parties, plutôt une sorte de créature couturée à la Frankenstein, les différents éléments gardant leur indiscutable indépendance, participant néanmoins d'un tout, fût-il désarticulé et dérangeant. Ça me va. Cela s'appelle Ordre de marche (éditions Samizdat, Genève, 2016). Peut-on l'éclairer à l'aide de la prosopopée rimbaldienne, « Démocratie » (issue des fameuses « Illuminations ») que l'auteur nous propose en exergue ? J'en reproduis ici l'intégralité (en lui restituant tous les guillemets qu'y avait mis Rimbaud, ce qui fait particulièrement sens, suggérant que nous avons affaire à une parole sinon collective, du moins provenant de plusieurs individus, soldats, parlant au nom d'une masse, d'un corps dont ils sont une partie) :

 

« Démocratie

 Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
« Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
« Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
« Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route ! »

 

On se place donc d'emblée dans une ambiance militaire qui sera confirmée à divers titres par la suite. Ce ne sera pas le propos de la première partie, intitulée « Résidences secondaires » dont on nous dit qu'elle a été initialement publiée dans un numéro de la revue Archipel consacré au « Jardin dans la ville ». L'auteur la subdivise en deux sous ensembles, le n° 1 – c'est son titre – s'attachant au paysage des cimetières, le n° 2 à celui des bordures d'autoroutes. On aura à chaque fois, un petit pavé de prose sur la page de droite et sur la page de gauche l'architecture plus convenue d'un poème  sans ponctuation, avec retour à la ligne. L'univers de la soldatesque semble pourtant affleurer :« Tout baigne dans une odeur de buis et de lierre, de pelouses fraîchement réglementaires. » avec ce dernier adjectif, ou encore : « Plus de sang, plus de corps à tordre / plus de linge sale / asphyxié dans ses fibres » dans cet environnement des cimetières où « Certains viendront festoyer sur les tombes, buvant goulûment à la santé de la tribu » ; de même, concernant les parcelles cultivées en fin de semaine au long des autoroutes, par des citadins de toutes origines : « Et flottent au vent les appartenances, bannières nationales comme autant de filiations affirmées ou fantasmées. ».

La deuxième partie, ne serait-ce que par son titre fait plus directement allusion à l'armée : « Le grand corps ». C'est sans doute plus largement à tous les moules, tous les codes, tous les embrigadements, y compris ceux qu'on s'inflige à soi-même (jusque dans l'usage que l'on fait de la langue, en écriture) que Eric Duvoisin fait allusion. A l'appartenance, consentie ou non, obligée « Crosses et crânes, on nous vaccine. Tout cela paraît bien innocent mais on ne peut s'empêcher d'observer, dans les coutumes du grand corps, une digestion lente qui mène à l'absorption complète de soi – obèse cellule de foule. » ; le poète vaudois semble avoir été marqué par la conscription dans l'armée suisse, aux aspects probablement comparables dans ses rites et conventions, à ce que fut celle qui existait encore en France il n'y a pas si longtemps.

 

« Le néant a un goût d'urine, Peinture décrépie, mégot froid : sur les parois des petits coins, pullulent les effusions lascives, fleurissent les grappes d'injures. Ailleurs, on se pollue sous le nimbe des néons. Tout cela a des relents de désirs soustraits, de colères rentrées, Ici rien ne se digère tout implose en logorrhées, en glose sur la misère de l'intime.

A travers les lézardes du grand corps, glotte s'étrangle en slogans.

Apnée de pin-up. »

 

S'il est une révolte, un désespoir, à rapprocher du poème « Démocratie » cité en ouverture, de multiples extraits pourraient en être exemples : « Ogre à bâtir du rien, orgiaque obéissance. », « Hirsute, tout est retrouvé. » (Quoi ? - L'éternité.) et cette entière deuxième partie qui commence par « ..mais l'abcès attend de crever, civilement. », développe en onze textes brefs « L'intime alignement, au garde-à-vous », de manière à la fois sensible et caustique, jusqu'à conclure « L'abcès a crevé. »

La troisième partie , « Bouche bée » a pour exergue les mots de Beckett dans « Fin de partie » : « Tu te crois un morceau, hein ? / Non, mille » et l'argument est posé dès le premier texte.

 

« De la bouche tous les possibles : un monde de sons, de phonèmes à former musculairement ; la soufflerie des langues isole, fragmente et recompose : ma langue. Sifflantes, fricatives et nasales résonnent dans la grotte, du magma primal s'organise l'orchestre buccal. Des origines va vers le sens, de l'exil vers les signes, et nous différencie de l'animal. L'articulation est le squelette de l'humanité. La parole, son certificat d'authenticité. »

 

Cent mille milliards de poèmes, façon Raymond Queneau, ou plus encore des yotta-combinaisons, une profusion vertigineuse de possibles. Tout cela s'organisant organiquement, sémantiquement, pour une parole qui permettra (permettrait?) une expression et une communication d'une richesse infinie, une parole qui nous met donc en marge du territoire animal dépourvu de cette « ingénierie langagière ». Pourtant, dans cette troisième division de son recueil, Eric Duvoisin va non seulement questionner cette langue construite, notre apanage – allant jusqu'à pervertir son message initial, par l'introduction quasi systématique dans son texte de références à l'animal, ou jouant du champ lexical y attaché – mais de surcroît décliner de troublantes intersections. « Il vaudrait mieux s'attaquer au langage, le charcuter : épeler un mot, peler les animaux, Et épicer cette viande d'images. » Et finalement, on aura le sentiment, que hors cette fameuse parole articulée, peu sépare l'homme de l'animal et que derrière le petit masque d'hermétisme de ces textes, se cache une virulente condamnation de la boucherie que l'humain continue de perpétrer contre les animaux. Description terrible par exemple de la tuerie d'un cochon, vécue durant l'enfance, « Père et oncles, à entamer le goret : qui gigote, qui couine, qui s'abat au sol. » sans doute fondatrice de ce rapport au texte, à la viande, « Une tête qui roule comme trois points de suspension... ». Pire, cette parole, qui fonde la séparation et autorise le carnage, est durement mise en cause.

 

« Et tout reprendre à zéro, avec le b.a-ba des syllabes, reconstruire les tissus, sur lesquels à nouveau se fier. Dégager, retrouver de l'allant, de l'allure, de l'haleine – ne plus rien étreindre, garder l'attente dans les yeux, n'articuler que cet intime écart – le silence des mots – entre la bête et soi. »

 

On nous signale en fin d'ouvrage que trois de ces fragments d'écriture ont été inspirés par Into One-Another, cycle de sculptures et dessins de l'artiste flamande Berlinde de Bruyckere. Le lecteur curieux ira voir sur le Net les œuvres en question qui ne sont pas sans rappeler Francis Bacon pour l'aspect pictural torturé ; les sculptures ont la même apparence douloureuse, cette « présence organique » qu'évoque l'auteur, celle-là même qui nous rapproche de l'animal.

Conscrits du bon vouloir, comme l'écrivait l'énigmatique et ironique Rimbaud, nous arrivons avec « Black Belize » à la dernière partie du recueil. Au début des années 90, j'ai traversé ce pays d'Amérique centrale dont la devise est « Sub umbra floreo » (« Je fleuris à l'ombre »). L'auteur nous en restitue sa vision de « Brusques tropiques » avec sa façon particulière d'images :

 

« Au matin, un amas d'ailes, masse de cils palpitant dans le ciel d'appétit : rejets carnés d'usine. Au bord de la piste, rut de flèches, kamikazes dans l'air aiguisent les becs, Tout autour se bataillent à coups de couteaux secs, le papier sombre du ciel. Saturé de traits, toi-même est proie et rapace, Les beaux paysages : du linge lavé et repassé. Seuls quelques-uns laisseront une trace dans les souvenirs, acides comme une cicatrice. »

 

On sent, jusque dans cette poignée d'instantanés, le rêve déçu d'un mercenaire écœuré, d'un aventurier du langage plus que de l'exploration géographique, malgré les cannes à sucre ou les sacs d'amulettes : « Peu importe le fuseau horaire, notre marche forcée à la syncope. » ; le soldat avance, avec son paquetage hétéroclite et j'oserais bien en conclusion un verbe qui ressemble à cet assemblage : n'a-t-il pas cherché à nous... dérouter ? Ou bien cette question posée en quatrième de couverture : « Mais qu'est-ce qui / nous mobilise / sans cesse ? »

 

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Fil de lecture autour de Marilyne Bertoncini, Denis Emorine et Jasna Samic

 

 

« Aeonde » ? Insolite, ce mot est entendu en rêve par Marilyne Bertoncini.  Il n’est ni  onde, ni songe, ni ombre, ni aérien,  mais peut-être tout cela à la fois.  Il incite la poétesse à  nous introduire en son  théâtre d’ombres révélatrices. L’opuscule se révèle à la façon d’un rébus dispersé entre les  divers poèmes. 

L’Aeonde est  une muse- fantôme composite « errant dans les rues vides ». « L’âme » de la poétesse s’est couchée, tendre et triste, devant cet être spectral aux « ailes repliées ». La citation de Haendel placée en exergue (l’ode Alexander’s feast),  rappelle que, pour plaire à une courtisane,  le grand Alexandre  a brûlé Persépolis. D’où l’interrogation sur les incendies secrets recélés dans le recueil.

La sensibilité aiguë de l’auteure se signale par le placement de nombreux  adjectifs avant  les  substantifs auxquels ils se rapportent.  Ils frappent  ainsi le lecteur de plein fouet : « grenu grésil », « mercurielle floraison », « anciens désastres », « fatale semeuse », « stagnante lame », « sibyllin murmure », « vives arêtes », « opaque brume », « muet fracas ». Ce dernier  reconstruit alors sa propre lecture : fatale-muet-mercurielle- opaque, etc… Autant de miroirs anciens  étamés – en quelque sorte -  par l’affliction.  Ce jeu  d’ombres et d’obscur est conforté par des mots  dont le sens réel (« obombrée »,  « anuiter »)  se mue parfois en figuré (« sibyllin »). Il en émerge un monde embruni, tout en grisaille. Les sons  l’emportent et se répètent en harmonie : pluie de suie, tourbe et tourment, aile et houle, feuille et flamme,  cendre et silence. Dans les jardins de la créatrice,  un gibet, des repentirs, des mains coupées  disent ensemble une détresse intime. Mort au vaincu, mort à toi. La clé de l’énigme est-elle là ?

 

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Casanova et Louis II de Bavière ont été – jadis - ses inspirateurs. Le poète Denis Emorine, hanté par la durée, écrit des « mots qui font saigner le temps *». Il conçoit ce même temps  tantôt « divisé », tantôt réduit à ses extrêmes que sont les « éphémérides » ou « l’éternité ».

Dans les profondeurs  de son abîme se révèle un « labyrinthe » du coeur, dont le poète se veut « le meilleur guide ». Là, « s’étreignent »  l’amour et la mort.  Deux entités capitales. L’amour  d’abord l’emporte de « l’autre côté du monde » grâce à la présence réconfortante des femmes. Si elles sont également inspiratrices,  l’une émerge entre toutes – « Marina T. » – en deux poèmes. Il s’agit sans doute de la magnifique Tsvetaieva, cette danseuse de l’âme dont  Le ciel brûle.  Initiatrice « à la douleur infinie », cette poétesse  lui fait reconnaître son appartenance ancestrale : « Je suis russe par ta poésie ». Certes, d’autres femmes sont présentes  dans la douceur triste des mots parfois nommées (Anastasia, Anne-Virginie, etc.), parfois suggérées ou  subreptices, mais toujours captatrices. La mort ensuite qui est le terme de vie : les « stylos » du poète se brisent  alors ou  un « couple enlacé se dresse contre la destruction du monde». Néanmoins cette disparition ne le tuera pas,  il en restera ses poèmes, traces de soi. Traces inventives comme « accrocher quelques rides à la lune » .

Sans doute le créateur rêve d’immortalité, ce pourquoi il évoque en fin de son ouvrage une rencontre originelle  avec Aimé Césaire (dont le contenu littéraire/poétique n’a malheureusement pas survécu dans sa mémoire). Au demeurant, sa  présente  Fertilité de l’abîme  - oxymore ou ébauche dialectique -  est  également un écho décalé à Jachère des fertilités d’un autre poète Bernard Lefort**.

 

*Titre d’un recueil aux Editions du Cygne, 2009.

**Editions du Guetteur, 2000

 

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Oui, la Bosnie et la Croatie sont des espaces culturels d’où émergent des voix singulières, littéraires ou poétiques. Celle de Jasma Samic est l’une d’elles.  Rebelle, cette poétesse bosniaque a su dénoncer le port du hidjab et les dérives islamistes. Narquoise et provocatrice, elle a osé terminer une conférence littéraire par un fougueux « Baudelaire a’ahbar » ! La fatwa islamiste qui pèse désormais sur elle impose de l’écouter autrement. 

Jasma Samic se situe dans la pensée d’Omar Khayyâm, ce poète persan qui sollicitait le bonheur un instant, celui de notre vie. L’auteure qui fait ainsi de son « lit » un rêve (titre d’un des poèmes), cherche dans le réel - de New-York à Istanbul en passant par Paris - un monde à sa mesure. Dans notre monde  où tant de livres risquent d’être réduits en « suie », elle marche « à travers la tristesse »  et entend « les hurlements des morts » (Srebenica). Certaines villes traversées émergent tantôt hantées par leurs célèbres visiteurs (Agatha Christie et Loti à Istanbul), tantôt par leurs divinités (Ahura Mazda, dieu perse de la lumière,  Dieu du Soleil ou d’ivresse, Isis et Ra à Gizeh) qui côtoient la Vierge, les Anges. Paris lui est plus qu’une simple escale : ici Saint-Germain-des-Prés, là  le Lucernaire, ici le musée des Tuileries (sans doute du jeu de Paume), là le parc Georges Brassens dont l’âne tire une charrette fleurie, ici  les puces de la Porte de Vanves, etc. Sa prédilection pour les quais de la Seine semble dire que le flux de l’eau (fleuve ou mer) lui est un apaisement. Elle convie ça et là des écrivains dans sa quête poétique (Osti, Tzvétaeva, Camus, Chateaubriand, etc.) en les mêlant à ses souvenirs personnels.

Cette errante estime que quel que soit le lieu où nous allions, « nous sommes des étrangers surtout dans notre ville natale ».  Une vision politique de l’humain e qui prend sens avec les mouvements migratoires actuels ! Se plaçant dans la lignée soufie, elle s’entoure de divinités protectrices. Au demeurant, le poème lui est « une prière ».

 

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Je m’assieds sur toutes les chaises

 

Je m’assieds sur toutes les chaises
Parce qu'il n’y a pas de place
Pour l’art

Quand a commencé
2008 2011
Ou 2012

Des gouttes de ma chemise
Qui sèche

Les carillons de Saint Geneviève

Vu que les branches ne sont pas des dépositaires
Les démocrates sont faits
Pour tomber des nuages.

L’impitoyable en tête.
Une couronne de nuit dans l’évidence.
Les problèmes sont solution.

Mes os soupe
A l’intérieur dans la boue
de ma tombe.

Traduit par Anne Personnaz