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Livres en vie, 1 : Jean-Marc Debenedetti

 

 

Livres en vie, 1

 

 

Debenedetti*, Ghez,
Momies,
Ellébore, typographie et impression J.-J. Sergent, 1984.  

 

à Jean Réal

 

Puisqu'on peut hasarder, tout au plaisir de se fourvoyer sans pour autant tromper personne, qu'écrire est une vraie manière de se transformer, alors "sous un globe de verre, paupières et lèvres cousues, une tête humaine réduite"idoit sans doute fasciner notre regard comme l'un des termes les plus énigmatiques du cours de nos métamorphoses. Telle fut du moins l'impression que laissa, un jour, sur l'enfant Debenedetti, une momie capitale préparée dans le Haut-Amazone.

Plus tard, il fut décidé de faire deviner cette région inconnue dans ce qui serait comme un récit de voyage, de refabriquer en fait l'étrange "ne plus être" de ce chef fantomatique sans fond qui, sous tous ses aspects, n'est que la présence paradoxale d'une "faille", d'une "béance" effrayante. Et il était comme de bien entendu que le récit devrait émerger de la matérialité même d'un livre où seraient notés

 

"des mots en forme
de chacal ou d'ibis",

 

des créatures de glyphes pour approcher ce que l'auteur appelle la "Connaissance". Il s'agissait donc de réduire sa propre tête. Et, par là, de modifier le regard que nous, ceux d'une autre époque, devions porter non seulement sur les momies (au British Museum, j'en avais eu peur) mais, plus généralement, sur le livre : en découvrant sous le sable du présent l'une des 33 Momies voulues par Debenedetti, l'archéologue du futur apprend qu'il s'agit là moins d'un objet que du projet d'une pensée dans une matière. Il faudra revenir sur les 3 têtes A, B, C, conservées dans un sarcophage de Craven A (l'enfant songe avec délice à la contrebande des Cigares des Pharaons), pincer du doigt le BFK de Rives en In-folio sous couverture rempliée, bandelettes essentielles à la protection des 5 cahiers de poèmes accompagnés de 4 eaux-fortes. Dans ce livre, les mots laissent passer le vent, le désert, l'eau du passeur, la cendre des corps consumés. Étui de cigarettes, "rêve de cuir", tête réduite : Momies condense ainsi les images d'Anubis et les correspondances entres ses signes incarnés.

Le livre, comme la dépouille qui s'auréole de mystères quand on la pare pour son plus long voyage, est un corps empreint d'indices. C'est alors que l'explorateur est pris d'un doute : et s'il n'était qu'un pilleur profane ; et si le sens de toute cette pratique d'embaumement devait lui demeurer résolument étranger, interdit ? Après tout, nous sommes captifs d'un temps, et ma naissance a eu lieu si loin de ce monde chargé d'écritures et de graphies... Comment puis-je être sûr de ne pas manquer de courtoisie dans mon approche, mon ignorance ? Le livre pose à toute curiosité la question du sacré, c'est-à-dire de la ligne de partage entre l'accessible et l'inaccessible. Les momies peuvent-elles encore nous entendre, elles qui, dans leur robe aux motifs de silence, participent déjà de la "Connaissance" ? Ne suis-je pas exclu par principe des jeux trop subtils de l'érudition, de la science et du pouvoir ? Heureusement l'art n'est pas la science, et la relation scientifique ne conditionne pas la relation artistique. Dans notre face à face avec la tête momifiée, nous sommes toujours enfants : autant l'assumer.

Avec Breton, Debenedetti nous dit que notre incompétence à déchiffrer est ce qui nous procure la jouissance. Pour ma part, je reconnais que ma peur de la momie, parce qu'elle m'a fait prendre conscience que j'étais un enfant, a déclenché en réaction ma volonté esthétique de me changer, de voir différemment, la prochaine fois. Trop de savoirs empêche de réagir, et, par voie de conséquence, annihile la volonté de se transformer. Il n'est qu'à tourner les grandes feuilles de Momies pour faire l'expérience qu'un livre n'est pas l'objet que certains voudraient faire croire.

Tout d'abord, l'écriture du poète est un art qui n'a presque jamais recours aux marques de la signification :

 

"Un bouquet entre les seins
certains soirs
allument leurs rêves
à la queue des chiens".

 

Dans une strophe, les noms se suivent à la faveur de l'oreille, et affranchis des contraintes thématiques. C'est ainsi que "seins" devient "soirs" puis "chiens", sans qu'aucun vocable ne soit mis sur le même plan. Cette chaîne de devenir initiée par "un bouquet" trace en fait l'une de ces images dynamiques dont les moteurs sont souvent les puissances psychiques : la mémoire, le rêve, le désir. Voilà une écriture en quête de jubilation par l'exercice de sa liberté, et qui offre à voir plutôt qu'à comprendre.

Une écriture dont la qualité est d'instaurer une présence sensible plutôt que de se constituer par l'abstraction d'objets. Le livre se manifeste par son grand formatii qui l'impose à la vue (qui est comme un toucher de loin), par son papier, qui interagit avec le noir des caractères imprimés, avec la pulpe des doigts qui le parcourent, l'effleurent puis le touchent. Il est une expérience sensorielle qui suffit à faire savourer l'essentiel et qu'aucune description n'épuise. En son éclat se reconnaissent d'intenses circulations de "matelots". Un livre n'est jamais l'œuvre d'un seul auteur ; il n'est pas de poésie sans rencontres. Déterminante fut donc celle avec feu Jean-Jacques Sergent, canonnier maître de la typographie et des gravures. Son œuvre, immense et justement reconnue des bibliophiles, a toujours su accueillir les projets d'Ellébore, la structure éditoriale de Debenedetti. Il est indubitable que le "Voyageur Fulbert" était le marin idéal, l'imprimeur capable de donner aux mots du poète le poids d'une "poitrine blanche gonflée de lait". Non moins importante fut la participation de Gilles Ghez, dont l'avatar Lord Douglas Dartwood, à force d'écumer les mers et les territoires les plus secrets, a dû s'aventurer plus d'une fois dans les parages de ces "continents qu'on ne visitera jamais". Grâce à son dessin, l'aventurier entre

 

"Dans la jungle cachée
sous la rétine des oiseaux".

 

Le peintre se saisit parfois de quelques vers puis, par des traits à la fois denses et déliés, il fait émerger les étapes du récit de voyage. Son graphisme élève sa puissance narrative aux confins de la bande-dessinée et du rébusiii. Il sollicite l'œil de l'ignorant, et ce n'est pas si grave si tu ne sais pas si bien lire, l'image est là pour te retenir, pour t'aider à connaître.

 

Un simple coup d'œil au colophon l'aurait attesté : pour devenir sensible et sensuelle, l'écriture doit se faire aventure collective. Debenedetti dédie nombre de ses textes. C'est ainsi que son lecteur devient contemporain de Vasco de Gama ou de Jean Orizet. La boîteiv qui renferme les Momies n'enferme pas, elle emboîte : la vie dans la mort et la mort dans la vie. Elle entrelace différentes matières, jusqu'aux plus douces, jusqu'à celles qui ne font que vibrer. Engin synesthésique, elle multiplie les personnes et nous renvoie de l'une à l'autre en un transport qui vise le perpétuel mobile. Aussi impie soit la main qui s'approche d'elle, aussi étrangère au sens secret des anciens rites, nul sacrilège n'est à craindre : la momie est faite pour être déballée, ouverte, revécue comme expérience présente. La momie est un véhicule de communication entre les vivants, entre les vivants et les morts, entre ce qui est et ce qui n'est pas, entre les époquesv.

 

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notes :

 

*Jean-Marc Debenedetti (1952-2009) , poète, peintre et sculpteur, il dirigea la revue "Ellébore" (1979-1984) source : http://www.idref.fr/026815508

i Les citations en prose font référence à "Ouverture", texte préfaçant l'édition courante de Momies, parue chez Ellébore en 1984.

ii Le catalogue raisonné de l'œuvre de Jean-Jacques Sergent (Ich&Kar, 2013) précise : 33 par 25.

iii Sur Gilles Ghez, voir Robert Bonaccorsi, Gilles Ghez, autoportraits d'une vie, Villa Tamaris, 2015. Voir aussi son site www.gillesghez.com

iv La sérigraphie ornant la boîte-objet conçue par Gilles Ghez, et qui s'inspire donc des paquets de cigarettes Craven A, a été réalisée par Jean-Marie Biardeau.

v Le cherche midi a édité Dans la nef du passeur en 2006, 3 ans avant la mort de Debenedetti, le 19 juin 2009. Il avait 57 ans. 

 

 




Dossier Philippe Jaffeux : autour de Glissements, Entre, Deux

 

 

 

 

Glissements                                         

   

 

Sur un rythme stakhanoviste (trois livres en trois mois : Entre dans la même collection en mars, ce livre aujourd’hui, et Deux à paraître le 10 juin chez Tinbad), le poète Philippe Jaffeux aligne les défis au monde poétique d’aujourd’hui : comment, à chaque livre, rejouer tout l’espace de la page ? Comment, à l’intérieur de chacun de ses livres, rejouer son livre à chaque page ? Et comment, sur chaque page, rejouer son livre à chaque phrase ? Tel est l’incroyable pari épistémique que Jaffeux gagne : trois coups de dés ; autant de « victoires » poétiques.

Je ne vois guère que dans le cinéma structurel américain des équivalents formels à ce travail de la langue : Paul Sharits, Michael Snow, Hollis Frampton, Tony Conrad, Ernie Gehr, etc. On sait qu’au lieu de travailler avec des plans (comme le fait le cinéma narratif), ou avec des photogrammes (comme Peter Kubelka), ces cinéastes ont travaillé à partir de kinèmes (terme forgé par le cinéaste allemand Werner Nekes à la fin des années 60, signifiant un court ensemble de photogrammes : 3 ou 4) ; de l’addition ou de la friction de ces kinèmes, ils ont inventé un cinéma qui ne devait rien à la narration, mais tout à la structure, réinventée pour chaque film. Jaffeux, qui déforme les phonèmes d’une nouvelle façon à chaque page de ce Glissements, invente donc, à lui tout seul, la poésie structurelle (terme non trouvé sur Internet par votre serviteur). À côté de cet impressionnant travail sur la structure du poème, les jeux de mots oulipiens simplistes d’un récent pléiadisé, « enlever le e » (in La Disparition), ne se servir que d’une seule voyelle, justement le « e » (in Les Revenentes), sonnent comme des jeux d’enfants, puisque la formule narrative principale y restait intouchée. On est mallarméen ou on ne l’est pas…

Mais quid de ce titre, Glissements ? À chaque page, Jaffeux invente de nouvelles frictions entre les phonèmes : un coup (de dés) des lettres (traitées alors comme des photogrammes) tombent (glissent), comme ici :

 

            L’im ge d’une force neuve résiste  ux impulsions d’une  ttente

                   a                                           a                                a 

 

Ailleurs, des lettres se penchent en avant, tout en devenant capitales :

 

                                   huppE s’adresse à l’action d’une vitesse afin

            de délimiter la nature irresponsable d’une force plastique

          xéniquE

 

Plus loin, le texte se disloque sous l’effet de nouvelles frictions, plus fortes :

 

            L’alp   habet   se p   enche   au-d   essus   d’un   e mul

            ittud   e de trous   qui   libèr   ent l   e ver   t   ige

 

 

Ou bien, l’écriture retourne à son origine première, quand tous les phonèmes étaient collés alors (c’est en lisant à voix haute qu’aux tout premiers siècles de notre ère on pénétrait le sens de textes dépourvus eux aussi de ponctuation et même d’intervalles entre les mots[1]), comme ici :

 

Lerêvedunfouhanteunelignequichassedesintervallesirréels

 

Celui qui ne se lira pas ce passage à voix haute n’y retrouvera pas ses petits… Elle est retrouvée ! quoi ? L’écriture des origines… Il faut être « fou » comme un Jaffeux pour avoir osé s’imaginer qu’un tel retour serait se situer de facto à l’extrême avant-garde de notre bel aujourd’hui.

Par Guillaume Basquin


[1] In Guillaume Basquin,  (L)ivre de papier, éd. Tinbad, 2016.

 

   

*

 

Pénètre l'intervalle

 

 

 

Entre : préposition, indique que quelque chose se situe dans l'espace qui sépare des choses ou des êtres.

Entre : 2ème personne du singulier du verbe entrer à l'impératif présent.

Voici pour ma brève introduction à propos du titre du dernier livre de Philippe Jaffeux, Entre, aux éditions Lanskine.

 

On connnaît l'auteur pour son travail formel. Denis Heudré avait produit une lecture critique pertinente à propos de son Alphabet (de A à M), parlant d'Objet Littéraire Non Identifié. Il notait également que Jaffeux écrit hasart et non hasard, orthographe reprise dans cet opus où le mot revient souvent. Beaucoup d'étymologies ont été proposées dont celle de Guillaume de Tyr, rapportée par Littré, « à savoir que le hasard est une sorte de jeu de dés, et que ce jeu fut trouvé pendant le siège d'un château de Syrie nommé Hasart, et prit le nom de cette localité. ».

On ne peut que songer au poème de Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, poème typographique qui a suscité nombre d'exégèses aussi bien quant aux espaces blancs qu'à une signification ésotérique. Toujours est-il que le livre de Jaffeux nous donne, lui, au moins son secret de fabrication en fin d'ouvrage, après le texte : « Entre est ponctué à l'aide d'une paire de dés. Les intervalles entre chaque phrase s'étendent donc entre deux et douze coups de curseur. Entre est un texte aléatoire qui est accompagné par l'empreinte de trois formes transcendantes : le cercle, le carré et le triangle. » On remarque d'emblée, ces intervalles variables, ainsi que les « trous » en quelque sorte dans le texte, sur quatre à cinq lignes, donnant à voir les figures géométriques ci-dessus évoquées. Ces contraintes formelles énoncées – part au moins aussi importante que le texte lui-même – qu'est-ce qui est dit dans la soixantaine de pages de ce dispositif ? Eh bien, je crois, ce que montre la forme elle-même : l'aléatoire et une volonté de renouveler l'écriture et le rapport à l'écriture. « Réjouissez-vous de pouvoir être détruits par un texte illisible » écrit Jaffeux (page 13). Jamais de point à la fin des phrases, l'espace variable (selon le coup de dés) et la majuscule signeront le début de la phrase suivante. Ou encore : « Il redécouvre le langage d'une liberté parce qu'il appartient à des lettres perdues » (page26). C'est bien de cette liberté, paradoxalement mise sous contraintes, fût-ce celles du hasard, qui est l'enjeu et qu'on trouvera plus dans les blancs, les lettres perdues que dans le contenu purement sémantique des phrases. « Le hasart choisit des mots qui apparaissent entre des interstices injustifiables » (page 51) : qu'on ne peut justifier (en typographie : aligner ; dans le langage courant en établir le bien fondé). Sur la même page : « Célébrons des intervalles qui rongent un idéal de l'écriture ».

Le seul message,  s'il en est un, répété rageusement, serait la célébration de la vacuité. Exemple :

 

« interagit avec un vide littéral        Des courants

d'interlignes rafraîchissent un éventail de vibrations

lisibles      Nos ombres sont au service d’un écart qui

appartient à ta lumière        Un ordinateur corrompu

se conne    cte avec la tension d'une image  Il relie

la circu          lation de mes silences à la fluidité de

vos c               ontradictions        Elles passent devant

des                     pauses qui négligent un travail de

no                        s mots            L'univers d'un

espace contemple le destin de nos illuminations 
»

 

D'autres tentatives d'abolition eurent lieu, du fond, de la forme, et de ce qu'on voudra. Jaffeux se situe dans ces extrêmes qui, s'ils n'emportent pas l'adhésion facile du grand nombre, poursuit avec cohérence – peut-être bien que ce mot-là ne lui conviendrait pas – un travail de sape, toujours nécessaire quand bien même il ne nous plairait pas.

 

« Une écriture impossible absorbe le geste d'une distance inconnue  La grâce d'un
support vole au secours d'une phrase décidée à épuiser une paire de dés  On touche la
limite d'une ponctuation qui joue avec une disparition du hasart 
»

 

Fin du livre sur ce mot fondateur, semble-t-il. Le vortex blanc des intervalles et des figures géométriques, aussi transcendantes soient-elles, l'absorbe déjà.

 

Par Jean-Christophe Belleveaux

 

*

 

Deux 

 

 

Il y a un aller- retour entre affirmation et négation, les contraires s’y côtoient comme des évidences ou des nécessités : L’intensité de nos extases et sa virtualité tragique, de même que le concret et l’abstrait cohabitent comme la joie et la douleur : L’équilibre d’un jour théâtralisé ressent l’aveuglement de sa clarté putrescible. Il y est question d’un personnage qui s’appelle IL apparaissant uniquement par sa conscience et ses pensées. Ce n’est pas un livre que l’on interprète bien que chaque phrase détachée soit sujette à réflexion, il est plutôt ressenti comme un rythme aux accords très réguliers qui lui donnent un air de tendresse, de déjà entendu mais où.

La grande utilisation du possessif à la deuxième et à la troisième personne assure une présence humaine invisible mais partout présente. Il s’agit toujours de quelque chose en cours qui préexiste avant le dire qui le rapporte. Il n’y a ni commencement ni fin. Sous ce flux de paroles, il y a beaucoup de vérités et de constatations : Nos paroles sont des images qui recouvrent une ambiance incomplète de ses perceptions. Ces possessifs créent un échange un dialogue sous-jacent qui assurent une pérennité qui laisse l’illusion d’un temps jamais défait, espèce de continuum qui est, peut-être, le véritable moteur de ce recueil : aller, aller toujours dans un présent qui nous rapproche de l’événement et du IL symbolisant les autres en une seule unité. Ce temps présent partout utilisé est une affirmation qui nie toute fuite possible. L’auteur tient le lecteur sous sa coupe mentale qui quelquefois agace notre lecture. Le livre fermé, nous l’ouvrons à nouveau.

Nos planches charpentent le paysage de notre flottaison sur les ressources d’un théâtre avorté. N’oublions pas, nous sommes au théâtre, théâtre humain où l’action n’y est pas située mais prend racine à l’extérieur dans la vraie vie. C’est un dialogue particulier où les répliques peuvent être interverties parce qu’elles ne sont pas la suite les unes des autres. Serait-ce l’impossibilité de communiquer entre les mots et l’expression de l’égoïsme ambiant et du chacun pour soi. Cependant, il existe des tentatives de présences, des ébauches à rechercher dans les profondeurs des répliques. Il existe un rapport étroit entre la parole, le mot, l’alphabet, la page, le mutisme et le silence sur lequel il faudrait se pencher dans une étude approfondie.

Tout égale tout, serait-ce l’ultime rapport, l’ultime constatation, la voix/voie royale vers l’acceptation de la vie, vers la sortie du théâtre pour aboutir au grand air de la réalité, la dépossession de toute chose, l’expression d’une égalité qui assurerait un bien- être à la manière des Epicuriens ? IL rattache le souffle de fer à celui de la mer pour renouveler l’air d’une permutation exacte. Y verrait-on l’ultime désir ?

Deux, chiffre de l’amour, du croisement, du dialogue, de l’existence de l’autre comme le laisse supposer Mondrian dans cette peinture de couverture épurée où l’essentiel y est dit d’un simple regard. Le livre fermé, j’éprouve la même sensation par- delà les 230 pages comprenant 1222 dialogues par des personnages nommés N°1 et N°2. Il me semble que ce recueil ne contient qu’une seule phrase à variantes inlassablement répétées s’approfondissant vers une certaine tranquillité qui exclut le doute par la pudeur d’une expression qui garde la mesure juste des propos et qui nous interpelle plus par la pensée que par l’émotion.

 

Par Jean-Marie Corbusier 

 

*

 

 

 

 

 




7 clés pour entrer dans l’oeuvre de Jane Hirshfield

 

Un poème élargit-il le monde,
ou seulement notre idée du monde ? 1

 

Jane Hirshfield, née en 1953 à New York, est poète, essayiste, critique et traductrice. Elle vit en Californie depuis 1974.
Nommée Chancelière de l’Académie des Poètes Américains, Jane Hirshfield a aussi reçu le Prix Donald Hall-Jane Kenyon de Poésie Américaine ainsi que de nombreuses bourses universitaires et diverses autres distinctions et prix littéraires.
Czeslaw Milosz disait d'elle : Jane figure parmi les étoiles les plus brillantes de ma fratrie de poètes californiens.

 

***

 

SEPT CLES POUR ENTRER DANS L’ŒUVRE DE JANE HIRSHFIELD 

 

Dans les livres et les essais de Jane Hirshfield, nous rencontrons de nombreuses portes, fenêtres et seuils. Elle aime cette métaphore architecturale parce qu’elle est, dit-elle, saturée de possibles et de sens. Portes et fenêtres au travers desquelles nous pouvons passer et en premier lieu dans l’acte même d’écrire si précaire et si enthousiasmant quand il arrive comme une grâce, un cadeau, un répit : qu’une porte s’ouvre là où il y avait un mur.

 

Pour poursuivre sur cette voie métaphorique, disons que les lectrices et davantage encore les traductrices de l’œuvre de Jane Hirshfield que nous sommes 2, ont eu besoin de clés pour entrer dans cette œuvre dense, riche, diversifiée, étonnante, drôle, émouvante, empreinte de sagesse et de compassion dans un rapport direct au monde et au quotidien.

 

Je ne sais jamais ce que je vais écrire jusqu’à ce que je le fasse dit-elle, mais si je regarde en arrière les thèmes sont : amour, perte, amitié, vie privée et aussi, justice, ravage de la guerre. C’est aussi l’interconnexion entre tous les êtres vivants, humains mais aussi non-humains, l’environnement. Egalement le destin et les choix qui ont affaire avec la question de justice.

 

Pour elle, la poésie américaine est poésie du monde, de nombreux courants la traversent, même pour un poète natif américain du 21ème siècle.

 

 

Clé I : L’héritage américain et l’ouverture au monde

 

Jane Hirshfield connaît parfaitement la poésie, l’a étudiée sous ses moindre aspects, l’a enseignée dans de nombreuses universités américaines, elle s’en nourrit, la porte autour du monde dans de nombreux festivals, en parle magnifiquement dans ses essais3 dont “ Ten Windows: How Great Poems Transform the World ”, paru en 2015. Transformer le monde ! Quelle utopie ! Et pourtant…

Dans ce dernier essai, elle montre, poèmes à l’appui, ce qui fait ce qu’elle appelle “a good poem” et pour ça elle convoque tous les poètes de langue anglaise importants pour elle : de Shakespeare à Henry David Thoreau en passant par Walt Whitman, Emily Dickinson, Edgar Poe. Plus près de nous, Ezra Pound, William Carlos Williams, Elizabeth Bishop, Denise Levertov, W. S. Merwin, Yusef Komunyakaa, Jean Valentine. Ses amis poètes californiens sont en bonne place, Czeslaw Milosz avec qui elle conservera jusqu’à la fin, une amitié sans failles, d’autres peut-être moins connus en Europe, comme Jack Gilbert, Larry Levis, Gary Snyder. Elle s’ouvre très largement au monde par la traduction avec les poètes japonais et principalement Bashô, les poètes polonais : Wislawa Szymborska, Anna Swir, Julia Hartwig, le poète suédois Lars Gustafsson mais aussi Constantin Cavafy et bien d’autres. Avec eux, elle démontre comment la poésie est un langage qui fomente les révolutions de l’être en incluant l’énigmatique, le paradoxe, la surprise, en faisant une large et nécessaire place à l’incertitude entre la certitude et le réel, une vieille hostilité dit-elle – au pouvoir de l’image. Elle nous apprend à regarder avec les yeux du poème, à parler avec sa langue.

Dans son dernier essai, elle nous montre comment un poème peut à lui tout seul élargir le champ de la perception en guidant le regard, l’attention vers quelque chose autre. C’est ce qu’elle appelle le “window-moment” qui fait passer, parfois avec un seul mot, du dehors au dedans ou inversement. Ces poèmes sont faits de mots qui agissent au- delà de leur propre portée parce que ce qui est infini en eux n’est pas dans le poème, mais dans ce qu’il déverrouille en nous.

Nous disions plus haut que Jane Hirshfied s’était nourrie de la poésie de ses illustres prédécesseurs. Elle a très certainement lu attentivement l’œuvre de Dickinson. Les similitudes sont troublantes : la proximité avec les éléments du quotidien, les animaux, les objets, un humour qui allège les situations dramatiques, court -circuite les tendances à la nostalgie voire au désespoir.

 

j’ai continué ma promenade lorsqu’une une petite créature a bondi sur le mince châle que je portais et s’est mise à me chevaucher… Elle a refusé de mettre pied à terre et a commencé à se parler à elle-même… » et ce qu’elle appelle son « tourmenteur », s’est habillée avant moi, s’est assise au bord du lit et me dévisage d’un air si comique que… »

Lettre d’Emily Dickinson à Abiah Root, in « Lettres aux amies et amis proches », 
Traduction Claire Malroux

 

La femme au miroir du matin
était étrangère
à la femme au miroir du soir

Une femme se lave le visage,
une autre saisit la brosse en poils de sanglier, une troisième retire ses mules.
Que chacune meure dans le même lit ne signifie rien pour elles

In, « Baies rouges », Jane Hirshfield

 

Elles parlent toutes les deux des Moi multiples qui nous constituent, s’ignorent mais ne peuvent se dissocier.

 

Ou encore :

 

Peut-être riez-vous de moi ! Peut-être tous les Etats-Unis rient-ils aussi de moi ! Ce n’est pas ce qui m’arrêtera ! Mon affaire c’est d’aimer…

 

Lettre d’Emily Dickinson à Elizabeth Holland, in « Lettres aux amies et amis proches », Traduction Claire Malroux

 

Jane Hirshfield n’a-t-elle pas écrit “Lake and Maple” 4 qui est une déclaration d’amour ?

 

I want to give myself
utterly
as this maple
that burned and burned

for three days without stinting and then in two more dropped off every leaf; (…)

 

Je désire m’offrir
totalement
comme cet érable
qui a brûlé et brûlé
pendant trois jours généreusement
puis en deux jours
a perdu toutes ses feuilles ; (...)

 

On ne peut s’empêcher de penser également à Walt Whitman qui écrivait :

 

« (…) tous viennent vers moi et moi je vais vers eux,
Et, dans la mesure où cela se peut, je suis plus ou moins chacun d’eux, Et avec eux tous sans exception je tisse le chant de moi-même ».

 

Jane Hirshfied, poète mystique ? Il est vrai qu’elle a éprouvé le besoin en 1994 d’aller chercher dans les plus beaux textes poétiques sacrés pour en faire une anthologie, “Women in Praise of the Sacred: Forty-Three Centuries of Spiritual Poetry by Women”. Les écrits d’Hildegarde de Bingen, Thérèse d’Avila côtoient ceux des poètes indous, Lalla et Mirabai ou encore les poèmes d’Anna Akhmatova. Pour Jane, l’expérience spirituelle est fondamentale, mais elle n’aimerait pas cette autre façon de l’emprisonner dans une catégorie, elle qui a besoin d’élargir toujours plus son champ d’action pour connaître et faire connaître la poésie, elle qui se demande inlassablement ce qu’elle pourrait apporter aux questionnements des écrivains et des lecteurs à ce sujet. Je n’ai jamais eu envie d’écrire sur ce que je comprenais déjà ; je regardais les choses dont j’étais curieuse, dit-elle.

 

 

Clé II : L’héritage du bouddhisme Zen

 

Le Zen comme chemin spirituel

 

Jane Hirshfield a fait ses études à Princeton, dans la première classe à accueillir des femmes. Son diplôme en main, alors qu’elle aurait pu obtenir un poste dans une université américaine, elle prend un tout autre chemin, travaille neuf mois dans une ferme puis intègre un monastère Zen pendant huit ans dont trois à Tassajara, un lieu sans chauffage ni électricité. Je connaissais un peu de littérature dit-elle, un peu de moi-même, mais j’avais à trouver le moyen de connaître plus profondément le cœur et l’esprit humain pour trouver un moyen d’intégrer ma propre expérience à celle du monde de façon à la fois plus perméable et plus inébranlable.

 

A Cedary Fragrance5 

Even now,
decades after,
I wash my face with cold water—
Not for discipline,
nor memory,
nor the icy, awakening slap,
but to practice
choosing
to make the unwanted wanted.

 

 

Le Zen dit-elle est un chemin spirituel expérimental dans lequel la vie est un laboratoire qui permet de tester à la fois convictions, pratiques, actions, choix. Ce besoin d’explorer, d’investiguer, se retrouvera de façon très prégnante dans son œuvre et en particulier dans ses “Assays”.

Quand on lui demande quelle est l’influence du Zen sur sa poésie, elle répond : ils sont comme le pied gauche et le pied droit, ce qui nous laisse penser qu’il s’agit pour elle d’un équilibre et que les deux sont indissociables, nécessitant le même degré d’attention et de perméabilité au monde pour devenir les instruments de nos propres vies et partie d’un orchestre d’existences élargies qui nous incluent.

C’est pendant ses études qu’elle s’intéresse à la littérature japonaise de l’époque de Heian, 794-1185, âge d’or durant laquelle la poésie féminine était considérée comme prépondérante. Elle y a trouvé un lien sororal très fort.

Although the wind
blows terribly here,
the moonlight also leaks
between the roof planks
of this ruined house.
            Izumi Shikibu

 

Bien que le vent souffle
ici avec force,
le clair de lune filtre
entre les planches du toit
de cette maison en ruine.

 

Certains poèmes sont comme des carrefours, des pivots marquants dans une vie. Celui-ci sur la perméabilité intérieure aussi bien qu’extérieure, écrit il y a mille ans par une femme de la Cour des Heian, a transformé ma relation au difficile. Si vous voulez être partie prenante de la vie […] vous devez vous ouvrir à tout, ce qui n’est pas désiré côtoyant ce qui est désiré. Refuser le vent, c’est aussi perdre la lune, écrit -elle.

 

C’est à cette époque qu’elle traduit (avec Mariko Aratani) un recueil de poèmes courtois japonais, “The Ink Dark Moon”.

Jane a dit à plusieurs reprises que ce qu’elle aimait en poésie, était tout ce qui peut être dit avec peu. Elle s’est donc tournée naturellement vers les maîtres du haïku et l’essai qu’elle a écrit sur Bashô recueille toujours un très grand succès. Elle- même n’a pas, à ma connaissance, publié de haïkus mais a pratiqué la forme courte dans ce qu’elle a appelé “The Pebbles” dont elle dit qu’ils sont la représentation simple d’une chose complexe et l’on peut citer deux exemples : “Global Warming” où comment certains refusent de reconnaître le réchauffement climatique, “Lemon” qui parle en peu de mots du pouvoir dans la relation amoureuse.

Dire beaucoup avec peu ou l’inverse, comme dans ses “Assays” (que nous avons traduits par "Analyses "), explorer de façon complexe quelque chose de simple comme par exemple le ciel, l’ombre, la perspective ou des bribes de langage comme « de », « et » ou encore des comportements humains comme le jugement.

 

La compassion

 

A ceux qui cherchent à la confiner dans le rôle de poète bouddhiste, elle rappelle que le Zen étant une voie pour fusionner avec l’ordinaire, les pratiquants sont amenés quotidiennement à entrer dans le monde ordinaire et quelle que soit la pratique, monastère ou galerie marchande, il n’y a pas de Zen mais seulement la Vie.

Et c’est de l’humain dont elle parle dans ses poèmes : La poésie doit nous permettre de ressentir combien nos destinées sont partagées, de nous sentir accompagnés et même si nous le savons, il est très différent d'être accompagné par les mots du poème qui ne sont pas des idées mais des expériences. Expérience – ex perire – sortir du périr dirait P. Quignard.

Pensant à ses années de pratique au centre Zen de San Francisco, elle dira plus tard qu’elles ne l’auront pas « immunisée » contre la souffrance du monde. Il est possible nous dit-elle, que chaque poème que j’ai écrit soit une sorte d’incantation contre le désespoir.

C’est ce qu’elle fait avec une très grande justesse de ton dans son long poème “Manners/Rwanda” 6.

 

 

Manners/Rwanda

They took the woman
and tied to one arm a child
to the other arm a child
to one leg a child
to the other leg a child—
you also read this in the paper— and threw them all in.

 

No marks of damage, not one on the five bodies 
which means of course
that they drowned,
which means of course
that she knew.

(…)

 

Bienséances/Rwanda

 

Ils ont pris la femme
et attaché un enfant à un bras,
à l’autre bras un enfant,
à une jambe un enfant,
à l’autre jambe un enfant –
on lit ça aussi dans le journal–
et ils les ont tous jetés à l’eau.

Aucune trace de blessure, pas une seule sur les cinq corps,
ce qui veut dire évidemment qu’ils se sont noyés,
ce qui veut dire évidemment qu’elle le savait.

(…)

 

 

Elle le savait… Trois mots et une immense vague de compassion submerge le lecteur. Et c’est de la nécessité d’espérer et de tenir malgré tout qu’elle parle dans son poème “Optimism”, utilisé à plusieurs reprises par des organismes luttant pour la Paix et diffusé par la presse pour les vœux du Nouvel An 2005.

 

Optimism 7

 

More and more I have come to admire resilience.
Not the simple resistance of a pillow, whose foam
returns over and over to the same shape, but the sinuous 

tenacity of a tree: finding the light newlyblocked on one side,
it turns in another. A blind 
intelligence, true.
But out of such persistence arose turtles, rivers, 
mitochondria, figs—all this resinous, unretractable earth.

 

Optimisme

 

J’en viens de plus en plus à admirer la résilience. 
Pas la simple résistance de l’oreiller dont la mousse
reprend encore et encore la 
même forme, mais la ténacité
sinueuse de l’arbre, qui observant que la lumière vient de se cacher d’un côté
se tourne de l’autre. Une intelligence aveugle,
certes. 
Mais d’une telle persévérance ont émergé tortues, rivières,
mitochondries, figues –toute cette terre 
résineuse, irrétractable.

 

 

Clé III : Le cœur humain

 

 

Le cœur humain qu’elle va chercher à sonder tout au long des huit recueils 8 édités à ce jour, nous le trouvons central dans bon nombre de ses poèmes. Dans “The Lives of the Heart”, le poème éponyme qui ouvre le recueil est une énumération de ce que peuvent être les rapports passionnés du cœur avec le monde. Il contient l’essence de son œuvre. Mais déjà dans un des tout premiers opus 9, elle nous donne à lire un poème magistral sur ce thème :

 

The Kingdom

 

At times
the heart
stands back
and looks at the body,
looks at the mind,

as a lion
quietly looks
at the not-quite-itself,
not-quite-another,
moving to shadows and grass.

Wary, but with interest,
considers its kingdom.

Then seeing
all what will be,
heart once again enters—
enters hunger, enters sorrow,
enters finally losing it all.
To know, if nothing else,
what it once owned.

 

 

 

Clé IV : Notre destinée humaine

 

Humain ? Vous avez dit humain ?

 

La poésie de Jane Hirshfield pose les questions essentielles de l’existence humaine : désir et manque, impermanence et beauté, rapports complexes aux autres et à l’ensemble des créatures et objets avec lesquels nous partageons nos vies. En démontrant avec une tranquille fermeté ce que signifie l’éveil à la pleine capacité d’attention, son œuvre met en évidence les difficultés d’affirmation de notre condition humaine.

Les sujets qu’elle aborde avec une intelligence très fine, une grande sensibilité qui n’exclut pas légèreté et malice, sont donc à la fois éthiques, métaphysiques mais aussi écologiques, scientifiques et englobent l’ensemble des préoccupations humaines qu’elles soient existentielles ou domestiques.

Elle nous rappelle que le poème tient ensemble ce qu’il nous est si difficile, voire impossible de tenir, de penser, à savoir les contradictions de notre monde, le paradoxe ultime qu’elle illustre étant : nous allons mourir et - malgré cela, ou grâce à cela - le monde reste pour nous merveilleux.

C’est dans “The Life Was the Size of my Life”, poème de son dernier recueil, “The Beauty” que Jane Hirshfield avoue explicitement : je voulais que mon destin soit humain. Son humanité inclut autocritique et humilité.

 

Quand elle écrit :

Nous vivons nos vies en un lieu
et regardons à tout moment dans un autre.

 

elle s’inclut bien dans cette pratique.

Quand elle nous prend en flagrant délit de chapardage de notre commune richesse, la Terre, elle nous fait la leçon en ajoutant immédiatement :

 

Mais comment puis-je dire cela ?
Je suce le noyau de ma question,
moi qui mange aussi tous les jours le travail des autres.

 

Jane Hirshfield regarde la vie en face sans détourner le regard et elle nous enjoint à faire de même :

 

« Rien ne dure » :
avec quelle amertume cette pensée accompagne chaque perte !

 

Curieuse de tout, elle montre également un intérêt aigu pour tout ce que l’homme est capable de découvrir et de comprendre dans tous les domaines.

 

I don’t know
with what tongue
to answer
this world’s constant question
but it keeps asking
and so I continue…

 

Je ne sais pas
dans quelle langue
répondre
à l’interrogation constante de ce monde
mais il insiste
alors je continue…

 

nous dit Jane Hirshfield dans son poème, “A Breakable Spell” 6

Cela explique peut-être la grande diversité de forme de son œuvre poétique. Elle expérimente sans cesse pour offrir la meilleure réponse à ce questionnement. Elle fait feu de tout bois, n’hésite pas à utiliser les poèmes incantatoires comme nous le verrons plus loin mais aussi la science, la biologie et même les mathématiques.

 

Tout acte qui vaut la peine, nous dit-elle, signifie partir dans l’inconnu, en rapporter quelque chose, que ce soit un nouveau mot, une perception ou une émotion insoupçonnée, voire une jeune tête d’ail dans le jardin au printemps.

 

Dans un poème de son dernier recueil, “Zero Plus Anything Is a World”, elle ajoute la mort à la vie, conseillant d’aimer sans réserve ce qu’elle apporte/Sœur, père, mère, mari, fille. Fractions, division et soustraction parlent de ce qui reste. Quelque chose part, c’est tout, et quelque chose reste. Une façon de dire que le temps fait son œuvre et que nous n’y pouvons pas grand-chose. Personne ne prévoit d’être fantôme dit-elle dans le poème intitulé “Things Keep Sorting Themselves”. Sagesse ? Résignation ? Lucidité ?

Pour Jane Hirshfield la question est : avons-nous la possibilité d’intervenir sur nos vies ou sommes nous impuissants, incapables de faire plus que de constater notre souffrance mutuelle ? Avons-nous véritablement le choix ou nos vies sont-elles déjà écrites ?

 

Tree 7

It is foolish
to let a young redwood
grow next to a house.
Even in this
one lifetime,
you will have to choose.
That great calm being,
this clutter of soup pots and books—
Already the first branch-tips brush at the window.
Softly, calmly, immensity taps at your life.

 

Arbre

Il n’est pas raisonnable
de laisser un jeune séquoia
pousser près d’une maison.
Même dans cette
seule durée de vie,
vous aurez à faire des choix.
Cet être impassible,
Le fatras de casseroles, de livres.
Dès les premières pousses des branches frôlent la fenêtre.
Doucement, calmement, l’immensité frappe à ta vie.

 

Quand Hirshfield écrit, « toute action humaine est jugement » elle montre que la véritable impartialité est illusoire. Les destinées humaines sont notoirement inégales. Être né dans une culture, un pays ou une famille pas une autre est tellement constitutif de nos destinées dit-elle, être un enfant du Darfour aujourd’hui signifie n’avoir aucune chance, être complètement à la merci […] c’est un crève-cœur quand on y pense et j’ai remarqué que ces questions continuent à se poser à moi, traversant mes poèmes depuis des années.

Nous retrouvons cette préoccupation au centre de son dernier livre, “The Beauty” qui s’ouvre sur le poème “Fado”, destin en portugais. Et ce destin, le poète en fait un compagnon à solliciter, à questionner.

 

A Person Protests To Fate 8

A person protests to fate:
The things you have caused me most to want
are those that furthest elude me”.
Fate nods.
Fate is sympathetic.

(…)

 

Quelqu’un fait une réclamation au destin

Quelqu’un fait une réclamation au destin :
"Les choses que vous m’avez incité à désirer le plus
sont celles qui m’échappent le plus ».
Destin hoche la tête.
Destin a de la sympathie.

(…)

 

ou encore pour “The One Not Chosen” 9 : presque chanceux dit-elle, surtout quand il s’agit de la mine enterrée depuis trente ans/qui choisit la jambe d’un autre. Le destin fait que la plupart se contente de regarder.

 

Je pas Je

 

La majorité des poèmes de ses premiers recueils sont dépourvus de cette affirmation de soi qui, dit-elle, empêche de voir le paysage.

Quand le Je affleure, c’est le Nous universel que nous entendons mais là encore Jane préfère l’équilibre qui consiste, comme l’a dit Novalis, à passer une première partie de sa vie à développer son moi intérieur et la seconde à aller au-delà, vers l’extérieur. Elle met en garde, à l’instar de Jung, contre le danger que les énergies inconscientes se retournent fatalement contre nous.

Dans la série de poèmes qui commencent par « My » que l’on trouve dans son dernier recueil, on pourrait penser que Jane Hirshfield s’autorise une affirmation, comme s’il était temps pour elle de planter sa propre balise directement et fortement dans ce monde. En réalité, elle avoue avec humour, qu’il s’agit d’un clin d’œil affectueux à notre relation avec notre propre Moi et donne l’image de ces groupes d’amies qui parlent en prenant le thé, de « leur » vie, de « leurs » enfants, de « leur chien » de « leurs amours»…

Mais tout cela ne va pas sans difficulté. Mettre le corps et l’esprit en repos de la quête de sens, perdre l’orgueil de l’identité pour atteindre une dimension impersonnelle et en finir avec la séparation d’avec le monde, tout cela est tentant mais impossible et c’est ce que Jane dit dans son poème “Only When I Am Quiet And Do Not Speak”10.

 

Only When I Am Quiet And Do Not Speak

Only when I am quiet for a long time and do not speak
do the objects of my life draw near.
Shy, the scissors and spoons, the blue mug.
Hesitant even the towels,
for all their intimate knowledge and scent of fresh bleach.

(…)

As if they believe it possible I might join
their circle of simple, passionate thusness, their hidden rituals of luck and solitude,
the joyous gap in them where appears in us the pronoun I.

 

Seulement quand je suis calme et que je ne parle pas

C’est seulement quand je suis calme pendant
un long moment,
que je ne parle pas
que les objets de ma vie se rapprochent.
Timides les ciseaux et les cuillères, la tasse bleue.
Les serviettes mêmes, pudiques,
malgré leur rapport intime, leur parfum de
lessive fraîche.

(…)

Comme s’ils pensaient possible que je puisse joindre
leur cercle d’ainsi-istes, simples, passionnés,
leurs rituels secrets de chance et de solitude,
le joyeux écart en eux où apparaît en nous le
pronom Je.

 

Perspective

 

Perspective est le titre d’un “Assay” que nous trouvons dans le dernier recueil de Jane Hirshfield. C’est ce qui diminue quand nous rentrons dans l’âge et que le champ de la nouveauté se réduit, à moins que, à l’instar du poète qui excelle à considérer les choses sous plusieurs angles (comme le faisaient les cubistes nous dit-elle), ce soit au contraire le moyen par le biais du poème, de fragmenter pour mieux multiplier, développer afin que la somme de ses morceaux fasse un nouveau tout, lequel, bien qu’il ne soit pas paraphrasable, soit malgré tout plus grand.

Dans ce cas, préfère « et » à « ou » nous dit-elle. « Et » est un chemin vers la perspective. Pour sentir et voir depuis des angles différents et savoir qu’ils sont vrais, certaines expressions sont utiles dans la langue, « et pourtant » en est un exemple. « Et pourtant, et pourtant », qui termine le fameux haïku qu’Issa écrivit après la mort de sa fille :

 

Ce monde de rosée
Est un monde de rosée,
Et pourtant, et pourtant…

 

 

Clé V : L’Univers comme univers

 

 

"Plus grand" est le maître mot chez Jane Hirshfield dont la poésie se reconnaît d’emblée en ce qu’elle ne met aucune barrière entre le monde des humains et celui des animaux, des végétaux, des choses du quotidien. Si vous exploitez la nature, vous exploitez les hommes dit-elle.

Tout un bestiaire peuple ses poèmes, des plus petits au plus grands : fourmis, chats, chiens, oiseaux, renards, juments, grillons, biches, hérons, lynx. En sa qualité de cavalière, ses préférés sont les chevaux puis les lions qui investissent peu à peu l’espace poétique en même temps que le cœur dont elle parle de façon récurrente dans les poèmes des années 1990. Le lion est férocité et beauté dit-elle, présence incontestable, danger, pouvoir, passion amoureuse, transformation. La réponse terrestre aux anges ? Elle rappelle que pour les bouddhistes, dire la vérité est rugir comme un lion. Les déesses de l’abondance sont généralement accompagnées par des lions, l’extase de la dévoration accompagnant l’abondance, comme pour empêcher la terre de s’emplir au-delà de l’acceptable.

Côtoyant aussi bien le vivant que l’inanimé, elle n’hésite pas à prêter vie aux objets du quotidien avec une grande sensualité, comme dans ce poème, “Button” 11 :

 

(…)

It likes the caress of two fingers against its slightly thickened edges.
It likes the scent and heat of the proximate body.
The exhilaration of the washing is its wild pleasure.
Amoralist, sensualist, dependent of cotton thread,
its sleep is curled like a cat to a patch of sun, calico and round.
Its understanding is the understanding
of honey and jasmine, of letting what happens
come.

(…)

 

(…)

Il aime la caresse de deux doigts sur ses bords légèrement épaissis.
Il aime l’odeur et la chaleur du corps tout proche.
La joie intense du lavage est son plaisir sauvage.
Amoral, sensuel, dépendant du fil de coton,
son sommeil est enroulé comme chat dans un
rayon de soleil,
calicot et rond.
Sa compréhension est celle
du miel et du jasmin, laisser advenir ce qui
vient.

(…)

 

Cette immersion, Jane Hirshfield va la vivre profondément à travers ses poèmes jusqu’à une forme de transsubstantiation qui s’opère dans son écriture par des glissements de sens ou encore comme dans le recueil « Given Sugar, Given Salt » :

 

Metempsychosis

Some stories last many centuries,
others only a moment.
All alter over that lifetime like beach-glass,
grow distant and more beautiful with salt.
Yet even today, to look at a tree
and ask the story Who are you? is to be transformed.
There is a stage in us where each being, each thing, is a mirror.
Then the bees of self pour from the hive-door,
ravenous to enter the sweetness of flowering nettles and thistle.
Next comes the ringing a stone or violin or empty bucket gives off—
the immeasurable’s continuous singing,
before it goes back into story and feeling.
In Borneo, there are palm trees that walk on their high roots.
Slowly, with effort, they lift one leg then another.
I would like to join that stilted transmigration,
to feel my own skin vertical as theirs
an ant road, a highway for beetles.
I would like not minding, whatever travels my heart.
To follow it all the way into leaf-form, bark-furl, root-touch, and then keep walking, unimaginably further.

 

 

Métempsychose

Certaines histoires durent des siècles,
d’autres seulement un instant.
Tout s’altère au fil d’une vie comme le galet de verre, s’éloigne et s’embellit avec le sel.
Cependant, même aujourd’hui, regarder un arbre,
réclamer son histoire par un Qui es-tu ?, c’est se transformer.
Il y a une étape en nous où chaque être, chaque chose, est un miroir.
Puis les abeilles de l’ego surgissent de la ruche,
avides de pénétrer la douceur des orties et des chardons en fleur.
Ensuite arrive la résonance d’une pierre, d’un violon ou d’un baquet vide –
le chant continu de l’insondable ,
avant qu’il ne redevienne histoire, émotion.
A Bornéo, il y a des palmiers qui marchent sur leurs hautes racines.
Lentement, avec effort, ils lèvent une jambe puis une autre.
J’aimerais me joindre à cette transmigration d’échassier, pour sentir ma propre peau verticale comme la leur : route de fourmi, autoroute pour scarabées.
J’aimerais ne pas m’inquiéter, peu importe ce qui traverse mon cœur.
Pour l’accompagner dans sa transformation en feuille, rouleau d’écorce, toucher de racine, et puis continuer à avancer plus loin, jusqu’à l’inconcevable.

 

Cette tentation, elle l’explique tout en la refusant dans “Between the Material World and the World of Feeling” : Entre le monde matériel et le monde des sentiments il faut une frontière dit-elle : d’un côté la personne pleure […] de l’autre côté, la volonté de fer de la terre continue. Mais elle cite pourtant Cavafy quand il avoue : En moi, maintenant, tout devient émotion, meubles, rues… et Rilke qui croyait aussi que l’objet languit de s’éveiller en nous. Tout cela pour faire le choix à la fin de son poème d’un équilibre, sans faire la différence entre les deux.

 

Jane Hirshfield est aussi profondément concernée par les problèmes environnementaux et la sagesse bouddhiste rejoint dans ses poèmes les considérations écologiques. Dans le long poème “Beautiful Dawn” elle parle d’un feu de forêt dont elle a été témoin, rend hommage aux pompiers du contre-feu en veste jaune et dit le souvenir terrible qui remonte en mémoire à chaque nouvel incendie et la Californie est loin d’être épargnée.

Le court poème de la série des “Pebbles” 12 dont nous parlions plus haut est directement lié à cette préoccupation :

 

Global Warming

When his ship first came to Australia,
Cook wrote, the natives
continued fishing, without looking up.
Unable, it seems, to fear what was too large to be comprehended.

 

Réchauffement climatique

Quand son bateau atteignit pour la première fois l’Australie,
écrivit Cook, les indigènes
continuaient à pêcher, sans lever la tête.
Incapables, semble-t-il, d’avoir peur de ce qui était trop grand pour être appréhendé.

 

 

Clé VI : Ethique et politique

 

Jane Hirshfield, pense que sa responsabilité de poète consiste à prendre la distance suffisante vis-à-vis des évènements pour dire, ce n’est pas ce que je pense, je veux ça pour ma vie. Même si elle ne prend pas de position frontale dans ses écrits, elle sait être très incisive comme dans son poème “The Judgment : an Assay” 13 : Tu transformes une vie/comme manger un artichaut transforme le goût/de tout ce qui est mangé ensuite, dit-elle, avouant encore une fois qu’elle n’échappe pas, elle non plus, à ce travers : je t’admire beaucoup à de tels moments, je ne peux t’aimer:/tu prends trop de place en moi, pesant le poids de ta propre valeur sans pitié.

 

Pour elle, la poésie de nos jours, est un moyen de s’éveiller à une conscience universelle, un antidote à ce qui cherche à nous aliéner, une façon de garder le cœur vivant pour espérer. Face à la tentation du repli, au durcissement face aux changements, elle permet une malléabilité dit- elle. Elle réduit intransigeance, schématisation, entêtement et notre dépendance à l’aspect uniquement pratique des choses comme étant la seule issue. Et si nous avons besoin d’espérer, nous avons aussi besoin de tendresse dit-elle et l’Art, les arts, pas seulement la poésie, sont des lieux multiples de reconnaissance.

 

 

Clé VII : Les poèmes incantatoires

 

Comme disait Claire Malroux dans « Chambre avec vue sur l’éternité » en parlant de la poésie d’Emily Dickinson : « Elle seule à la clef de cette parade sauvage ».

Les onze poèmes incantatoires du recueil “The Lives of the Heart” nous ont posés le même problème de traduction au point que nous avons trouvé un peu déraisonnable pour ne pas dire carrément fou d’oser en présenter une traduction. Mais nous l’avons fait car la voix d’un poète ne peut être arrêtée par des considérations de langue. Renoncer à traduire c’eût été rogner les ailes de celle qui vole par-delà les frontières.

Spell to Be Said Upon Departure 14

What was come here to do
having finished,
shelves of the water lie flat.
Copper the leaves of the doorsill, yellow and falling.
Scarlet the bird that is singing.
Vanished the labor, here walls are.
Completed the asking.
Loosing the birds there is water.
Having eaten the pears.
Having eaten
the black figs, the white figs. Eaten the apples.
Table be strewn.
Table be strewn with stems,
table with peelings of grapefruit and pleasure.
Table be strewn with pleasure,
what was here to be done having finished.

 

Incantation à prononcer au moment du départ

Ce qui était venu ici pour faire ayant fini,
les nappes d’eau s’étalent.
Cuivrées les feuilles du seuil, jaunes et tombantes. Ecarlate l’oiseau qui chante.
Disparu le labeur, ici des murs.
Achevé le questionnement.
Libérant les oiseaux, l’eau.
Ayant mangé les poires.
Ayant mangé
les figues noires, les figues blanches. Mangé les pommes.
Table, sois parsemée.
Table, sois parsemée de tiges,
table d’épluchures de pamplemousse et de plaisir.
Table, sois parsemée de plaisir,
ce qui fut ici pour être fait ayant fini.

 

Parfois nous sommes obligés de laisser le poème, pour un temps plus ou moins long, suivre son chemin en nous et nous savons que de là, il ressortira un jour limpide et simplement évident, ou pas. Car lire de la poésie c’est suivre le lapin d’Alice et prendre le risque de tomber comme elle dans le trou, grandir et rapetisser, grandir encore pour en sortir tout autre, enrichi, entier.

 

Et c’est toujours enrichis que nous ressortons de la lecture des poèmes de Jane Hirshfield, enrichis par la diversité et la multiplicité des images qu’elle déploie devant nous, enrichis par l’ouverture qu’elle pratique dans notre quotidien pour faire de l’ordinaire un chant joyeux ou grave, c’est selon, par la profondeur dans laquelle elle nous entraîne si nous acceptons de passer et repasser sur le chemin qu’elle trace jusqu’à ce qu’il devienne familier. Car c’est bien elle qui fait tout le travail, curieuse, aventureuse, jamais en repos, elle qui ouvre une à une les fenêtres et les portes, qui nous fait franchir les seuils, nous accueille dans sa maison avec vue sur l’infiniment petit et l’infiniment grand, nous conseille d’ajouter plutôt que diviser, nous rappelle que la vie sait aussi soustraire, nous propose de faire parfois un pas de côté pour avoir une vue différente du paysage, elle qui nous rassure car nous ne sommes pas seuls, distille en nous la richesse d’une humanité rare. Nous n’avons plus qu’à suivre, ouvrir les yeux, les oreilles, ouvrir le cœur, la mémoire et à sa suite se laisser emporter par la magie du poème. Car s’il paraît utopique de penser comme elle que la poésie est capable de transformer le monde, why don’t we try? Pourquoi ne pas essayer ?

 

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Notes :

 

1 In ‘Mathematics’, “Given Sugar, Given Salt”

2 Tous les poèmes présentés sont co-traduits par Delia Morris et Geneviève Liautard, traductrices de l’œuvre de Jane Hirshfield, inédite en français. Les revues Nunc, Phoenix et Les Carnets d’Eucharis ont accueilli une sélection de poèmes en 2015 et 2016

3 : Essais

Nine Gates: Entering the Mind of Poetry, 1997

Hiddenness, Uncertainty, Surprise - Three Generative Energies of Poetry, 2008 The Heart of Haiku, 2011

Ten Windows: How Great Poems Transform the World », 2015

4 In “The Lives of the Heart”

5 In “Given Sugar, Given Salt”

Fragrance du Cèdre 

Même maintenant,
des décennies plus tard,
je lave mon visage à l’eau froide.

 Non par discipline,
ni pour la mémoire,
ni pour la gifle glaciale vivifiante,

 mais pour m’habituer
à choisir
de rendre l’indésirable désirable.

6 In “The Lives of the Heart”

7 In “Given Sugar, Given Salt”

8 : Recueils de poèmes

1982 : Alaya. Quarterly Review of Literature.

1988 : Of Gravity & Angels (HarperCollins), winner of the California Book Award in Poetry

1994 : The October Palace (HarperCollins), winner of the Poetry Center Book Award

1997 : The Lives of the Heart (HarperCollins), winner of the Bay Area Book Reviewers Award

2001 : Given Sugar, Given Salt (HarperCollins), finalist for the National Book Critics Circle Award

2004 : Pebbles & Assays (Brooding Heron Press)

2005 : Each Happiness Ringed by Lions (Anthologie - Bloodaxe Books UK)

2006 : After (HarperCollins)

2011 : Come, Thief (Alfred A. Knopf)

2015 : The Beauty: Poems (Alfred A. Knopf)

9 In “The October Palace”

Le royaume

 Parfois
le cœur
se retire
et observe le corps,
observe l’esprit,

 comme un lion
observe paisiblement
le pas-vraiment lui-même,
pas-vraiment un autre,
se déplacer entre les ombres et l’herbe.

 Prudent, mais avec intérêt
il contemple son royaume.

 

 Puis voyant
tout ce qui sera,
cœur entre une nouvelle fois –
pénètre la colère, pénètre le chagrin,
pénètre enfin perdant tout.
Pour connaître, au moins,
ce qu’il a une fois possédé.

  1. Ibid.

  2. In “Given Sugar, Given Salt “

  3. In “The Beauty”

  4. Ibid.

  5. Given Sugar, Given Salt”

  6. Ibid.

  7. In “After”

  8. Ibid.

  9. In “The Lives of the Heart”

 

Sources :

 

The Well – Topic 266: Jane Hirshfield, “After”

Poetry Foundation: Kitchen Ants and Everyday Epiphanies by Cynthia Haven

NPR’s Arun Rath: Jane Hirshfield, “Ten Windows”, Mars 2015

 

 

Jane Hirshfield and the Mind of Poetry – An interview by Katherine Mary Mills Jane Hirshfield on the Mystery of Existence – An interview by Kim Rosen Of Amplitude There Is No Scraping Bottom – An interview by Rebecca Olson

 




Fil de lecture autour de Patrick CARRÉ et Zéno BIANU, Patricia CASTEX-MENIER

 

 

 

Il y a de certains « petits » livres (celui-ci est format poche), avec lesquels on se retrouve engagé dans ce que feu Maurice Blanchot appelait un « entretien infini ». C’est le cas de cette jolie anthologie de poèmes de lettrés chinois, imprégnés souvent de culture taoïste. À côté de noms connus, comme Li Po, Tou Fou, Han-Chan, Sou Tong-p’o, Wang Wei, on découvre un bouquet d’auteurs moins connus mais tout aussi inspirants.

L’agrément de ces rencontres est ménagé par une présentation thématique qui dessine à la fois les facettes d’un univers extrême-oriental, proche des œuvres picturales qui leur sont contemporaines (par exemple « Habitations dans les monts Fu-Chuen » de Huang-Gong-Wang), et de la mentalité des personnages qui l’habitent. On commence par les « Ermites rêvés », chers aux légendes taoïstes, puis vient logiquement « la Montagne-refuge » où le lettré se retire pour un séjour qui échappe aux événement troublés des villes ; plus près du ciel, seul ou en petit comité, l’on peut apprécier des heures d’« Ivresses magiques », célébrations du vin qui n’ont rien à voir avec de vulgaires beuveries : ce sont plutôt des moments de spiritualité où ces messieurs cultivés, réunis dans des « nuits au chalet », se rêvent un moment partis pour des « Balades d’Immortels » à dos de grues au-dessus des sommets de jade et des océans de saphir, pour aller festoyer avec « l’Isis » des Immortels taoïstes, Si-Wang-Mou, personne séduisante et dangereuse. On en arrive donc logiquement aux « Femmes, chevaux et lunes », trois symboles de l’émerveillement du fonctionnaire lettré, que suivent évidemment quelques moments intenses qui pour la conscience du bouddhisme Chan et du Taoïsme sont des « Eclats d’éveil » (les adeptes du Zen parleraient de « satori »).

Ce livre se présente donc comme un itinéraire discrètement initiatique à une strate de la poésie chinoise qui sous sa simplicité d’accès (et souvent sa brièveté) recèle une forme de profondeur, un arrière-plan quasi-mystique, dont la révélation progressive conduit à une vision du monde riche d’enseignements : j’entends pour nos contemporains occidentaux, généralement peu au fait de la culture d’un des grands courants de spéculations intellectuelles de l’Empire du Milieu, fondé sur l’idée de transformation continue.

L’association récidiviste de Patrick Carré, traducteur de La Montagne vide, une première anthologie des poèmes « méditatifs », avec Zéno Bianu, poète et écrivain brillant, engendre une matière poétique dont lectures et relectures, au gré des humeurs, apportent constamment de nouveaux sujets de réflexion. En nous parlant de son monde, un poète chinois nous parle de l’homme sans avoir l’air d’y toucher, mais laisse une trace pénétrante. Les commentaires introductifs à chaque section, mais aussi parfois précédant le poète et ses poèmes, sont éclairants et permettent un approfondissement culturel subtil de la lecture... 

Pour terminer, d’entre tous ces poèmes, à titre d’exemple, je choisis celui de Tou Fou (p. 219), qui vécut entre l’an 712 et 770, mais dont l’actualité est en quelque manière intemporelle :

 

 

                Nuit d’été

 

Parfums frais des bambous dans la chambre.
Au jardin s’ensauvage le clair de lune.
Goutte à goutte, la rosée cristallise ;
L’une après l’autre les étoiles s’éclairent.

Étincelles dans le noir, une à une ;
D’une rive à l’autre les foulques s’interpellent ;
Là-bas, le monde entier est en guerre -
Seul sur mon lit, j’écoute et je médite.

 

*

 

 

 

J’aime les petits livres « ficelle » de Rougier. Ils sont toujours surprenants, et d’une qualité esthétique qui fait rêver. S’il s’y ajoute une poésie immédiate et simple, dont les notations font mouche, et que de surcroît le thème en est trois îles grecques fameuses, Sifnos, Makronissos et Ithaque, - et on sait comme la Grèce est chère à mon coeur - comment ne pas s’en délecter. Les quelques gravures illustrant élégamment l’ensemble ont la même simplicité suggestive et précieuse que les poèmes. Bien entendu, ce plaisant recueil est discrètement nourri de références à la mythologie, à la culture grecques. Elles sont utilisées au passage, sans peser, pour renforcer une image, une sensation souvent en forme de quasi-haïku, comme celle-ci par exemple, superbe allusion, bien sûr, à la naissance fameuse d’Athéna :

  

          Montagne souveraine.

 

Ce matin
la clarté est sortie
toute casquée de la tête du dieu                                                       

 

Ou encore ceci, jolie allusion au poème Ithaque de Cavafis, j’imagine :

 

         L’île aux hirondelles.

 

À l’angle du toit
quatre becs ouverts
attendent au bord du nid.

L’île et l’hirondelle,
deux figures du retour.

 

Je ne déflorerai pas davantage ce recueil dont la lumineuse atmosphère est parfaitement poétique, et pleine, vraiment, de justes coups d’oeil sur l’ambiance des îles. Il en dit davantage sur la vision intime de la Grèce insulaire que beaucoup de guides touristiques et j’en demeure enchanté, quand bien même évidemment, y sont effleurées au passage les traces d’heures historiquement plus sombres, comme en ce qui concerne les souvenirs liés à l’île de Makronissos, ou d’autres moments contemporains réalistes, de la Grèce en difficulté actuelle. Mais la poésie reste toujours présente et c’est une qualité remarquable de l’auteur(e).

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Trois lectures : autour d’Ernst JANDL, de Javier VICEDO ALOS et de Slađan LIPOVEC

 

 

 

ERNEST JANDL, AVENTURIER DE L’INVENTION POETIQUE

 

Longtemps critiqué, Ernst Jandl reçut en définitive les plus hautes distinctions littéraires autrichiennes. Son œuvre demeure peu traduite en France - la première anthologie en français ne parut qu’en 2011 - et  n’a fait l’objet que d’un nombre limité d’articles[1].  
Leurs auteurs évoquent un poète trublion et iconoclaste. Né en 1925 (il avait treize ans lorsqu’il assista, le 15 mars 1938, au discours d’Hitler annonçant l’intégration de son pays au IIIème Reich), Ernst Jandl se construit contre l’Autriche des années d’après-guerre, repliée sur soi et désireuse de s’exonérer de toute responsabilité dans les crimes nazis, et contre le discours de restauration dominateur et méprisant des élites bourgeoises.
Tournant en dérision le beau langage et le souci de singularité stylistique/symbolique, il revendique de parler/écrire une langue délabrée, à l’image de la vie humaine. Face au refus des éditions Suhrkamp de l’éditer en raison de son « mauvais » allemand, il s’insurge. Pour montrer la défectuosité de la langue humaine, la faute de langue est élevée au rang de moyen artistique, analogue en cela aux perturbations et destructions pratiquées dans les domaines musicaux, plastiques et picturaux [2].
Destruction des modes d’expression académique, invention de nouveaux moyens, Ernst Jandl mènera, dans le domaine poétique, un travail similaire à celui d’autres artistes contemporains, par exemple Boulez et Pollock. Boulez qui releva le défi de réaliser une révolution copernicienne par rapport aux règles de la musique classique. Pollock qui libéra la toile des limites pré-établies du cadre. En poésie, en dépit des différences de trajectoire personnelle, sa révolte fait penser à celle des écrivains/poètes de la Beat génération.
En 1956, jeune poète de 21 ans, il décide d’abandonner les poèmes réalistes et de s’engager dans la voie de l’expérimentation permanente.  Il y a des poètes qui disent toutes sortes de choses, mais toujours de la même manière. Faire ça, ne m’a jamais tenté ; car en fait il n’y a qu’une seule chose à dire mais toujours et toujours d’une manière nouvelle, affirme-t-il, en 1973 [3].
Dès lors, onomatopées, oubli des conjonctions, envoi aux oubliettes des règles de la conjugaison, platitudes et trivialités, obscénités, jeux graphiques, résonnances/assonances…Il met tout en œuvre pour dynamiter le carcan des codes du langage « respectable » en veillant à ce que le discours politique convenu ne contamine pas l’acte d’écriture.
S’explique ainsi le titre – Façon de parler – choisi par les éditions érès pour coiffer cette collection de 4O poèmes, sélectionnés parmi les plus brefs et les plus accessibles, est-il précisé.  Surprise ! Loin d’être amoindri, le propos poétique ressort vivifié du projet de déconstruction, vivifié et comme baigné d’enfance, lavé de la poussière déposée par des siècles d’usage et de bons usages de la langue.
A la lecture, une évidence s’impose : lire ces textes comme des haïkus, saisir leur pertinence, leur fraîcheur, la vie qui y circule en flot vigoureux. Un constat qui doit certainement beaucoup au beau travail de traduction d’Inge Kesser qui mérite nos remerciements tout comme l’illustratrice de l’ouvrage, Ena Lindebaur.

Pourquoi ? Comment ? Qui écrit ?

Plusieurs poèmes parlent d’écriture. Pourquoi ? Comment ? Qui écrit ? Ernst Jandl répond explicitement à la troisième question, à sa manière, sans intellectualisme. Qui écrit ? Un aboyeur de mots dans le silence… plein de frissons… tellement/ plein/ de non/exprimable…Un homme totalement démuni car il ne peut ne compter sur rien : ni langue, ni vie, ni pensée, ni histoire, ni mémoire. Et, personne pour faire le travail à sa place, accomplir cet acte de chercher alors que pas savoir quoi chercher.

 

ici & là

Nous parlons
de notre être-ici
de notre être-là
nous ne parlons guère

que voulions-nous dire ?
peut-être le saurai-je
si je mets quelques lettres de là
sur le papier ici

sans l’aide d’autrui
parfois moi sentir
quelqu’un devoir venir
et m’écrire quelque chose
sur page vide
parce que moi de moi-même pas le pouvoir
mais personne venir
qui à ma place
le ferait
car tu devoir toi-même
le faire…

 

Le chemin poétique d’Ernest Jandl est d’exigence totale Une seule chose à dire in-atteignable qu’il traque en laissant ses doigts courir sur la page blanche espérant peut-être y arriver à quoi ? à la paix à la conjuration de la désolation et de la solitude par la trouvaille de l’interstice qui laissera passer le souffle de la relation

 

Chanson du soir

moi m’agripper
à ces poèmes
les moi-même écrivant
les peut-être pouvoir aider
les peut-être disant
là être ta paix

 

            Quelque chose reste ouvert

Quelque chose reste ouvert
Quelque chose reste ouvert, pense-t-on
dans l’obscurité de rues sans fin
Poussé dans la foule…

Quelque chose reste ouvert - une fente à travers
laquelle
on peut essayer de nouer un contact
d’une cellule à l’autre

 

Entrer dans Façon de parler, suivre l’invitation à se promener. Au hasard, sur les feuilles volantes, on croisera un inconnu perdu aussitôt que rencontré à une station, un passant (l’auteur) qui se signe devant chaque église et se questche devant chaque verger, un homme ivre dont il pense en définitive que c’était un autre et non lui-même, une petite image encore du temps d’avant qu’il faut s’empresser de déchirer. Et aussi, des jeux graphiques, des poèmes avec des mots tronqués, écrits pour être lus à haute voix.
Façon de parler, une anthologie hommage à un grand enfant facétieux, à la tendresse discrète, dont « nombre de lecteurs aussi bien en France qu’en Allemagne peuvent reconnaître les textes aux premiers sons », nous dit Laurent Margentin en rendant compte d’une lecture à Tübingen. La salle est pleine et on a refusé du monde. Il lit ses poèmes, plutôt qu’il lit il expulse des sons, des rythmes, y engageant tout son corps et tout son esprit, tapant du pied sous la table, rythmant ses textes… Les gens rient, oui, les gens rient à une lecture de poésie.

 


[1] On peut consulter l’ouvrage de Christian PRIGENT, Essai, A bas l’homme, P.O.L.,  (préface de Retour à l’envoyeur d’Ernst JANDL, traduit de l’allemand par Alain Jadot et Christian PRIGENT, Editions grmx, 2012).

Pour les articles, Ernst JANDL : travail langagier et mémoire politique (Spracharbeit und politisches Gedächntnis), Elisabeth KARGL, p. 189-208 ;  https://germanica.revues.org/529  et  Ernst JANDL ou la poésie délabrée, le poème vengeance de la langue, Laurent MARGENTIN, 8 janvier 2014 ; http://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article1756

[2] Cité dans Ernst JANDLou la poésie délabrée, ibidem.

[3] Cité dans la présentation de Façon de parler des éditions érès : http://www.editions-eres.com/ouvrage/4030/facon-de-parler.

 

*

 

 

 

LA RÉINVENTION DE SOI AU RISQUE DE LA POÉSIE

 

Récipiendaire de nombreux prix, Javier Vicedo Alos a commencé à écrire, très tôt, à l’adolescence. Son œuvre tourne autour de la quête de soi et autour des mots. Dans les deux cas, la radicalité du cheminement est masquée par la concision. Ici pas d’effusion, de fioritures ou de longs développements. On pourrait presque parler de koans. Les koans d’un jeune homme du siècle qui avec humour et autodérision, sans se référer explicitement à aucune tradition, mène une recherche à bien des égards similaire à celle des vieux sages chinois. Ses poèmes tracent la géographie de son exploration à travers méandres et circonvolutions (qui caractérisent également le travail artistique de Monique Tello, baptisé « écriture cartographique »).

Perte, banalité

Au début, un sentiment de catastrophe. Je venais d’un naufrage et j’ai trouvé avec la poésie la façon de sortir de l’eau et de réinventer complètement ma vie . Réinvention difficile.

 

Je suis fatigué, profondément fatigué.
J’ai gravi promesse après promesse
cette interminable échelle des mois,…
Avancer, ce n’est pas s’élever,
et vivre c’est se fatiguer d’attendre.

 

Réinvention qui exige, outre le retour sur soi, l’acceptation de risques périlleux. Nous avons gagné la paix dans la perte de tout. Qu’inclut ce tout ? L’attachement à ce qui fait diversion tout en entretenant le manque – Hier…/ nous avions la faim et la mémoire / garantes d’une maîtrise sur/ l’infini de toutes choses - ainsi que le sentiment d’importance. Le poème dédié à ses parents, dans lequel Alos évoque de manière très prosaïque sa vie familiale, reproduite à grande échelle dans la ville, se conclut par cette observation :
Que personne ne s’étonne de me croiser ce matin où je marche lentement. Que quiconque sortant de chez lui comprenne que croiser un homme perdu est aussi banal qu’écouter un sèche-cheveux ou le chuintement d’un balai.
Ayant évacué l’exceptionnel, Alos fait l’éloge de la banalité, du rien. Un homme se construit en regardant des riens, soutient-il. Et, il s’en explique en deux lignes : Il y a un ciel dans l’oiseau, un oiseau dans son chant, et un chant dans la vie entière. L’infime contient l’immensité.
Ainsi s’éclaire cet aphorisme : et rien c’est tout ce que tu serais, si tu étais.
Mais pour en arriver là, encore faut-il un regard, une écoute longuement aiguisés. Alos s’exerce à traquer la lumière : Sans moi, l’insinuation de la lumière n’existerait pas car elle ne saurait qui séduire.  Insinuation… n’y aurait-il pas là une piste qui éclairerait le titre de l’ouvrage « Insinuations sur fond de pluie » et la pluie ne renvoie-t-elle pas à l’élément liquide, eau, larmes ?
Ailleurs, dans le poème central Désir de monde, Alos nous dit que l’ouverture au monde exige de sacrifier notre vocation de tristesse.  Ainsi, en acceptant le risque de l’être, l’homme sans qualité accèderait à la co-création de l’univers. Renversement total de perspective !

 

La poésie, une place capitale et paradoxale

On l’a dit, la poésie joue un rôle capital dans l’aventure. Capital mais aussi paradoxal car si les mots peuvent sauver ils peuvent également orienter vers de fausses pistes, altérer le rapport au monde, sans parler de leur imperfection.
On naît sans paroles/ et c’est avec toutes les paroles brisées que nous partons…Le monde est facile jusqu’à ce que les mots l’habillent d’intention, rappelle l’auteur qui lutte constamment avec la tentation du silence. Fort heureusement, il y résiste et persiste dans sa quête du mot juste, léger, qui toucherait la cible sans briser le cristal.
Et, dans c’est dans les moments précieux où les interrogations se taisent, qu’il nous livre quelques-uns de ses plus beaux vers.

 

Pourquoi est-ce toujours le dernier été
dans l’esprit enflammé des choses ?   (Dernier septembre).

 

Si proche son pouls du mien, sa faim ancienne et mes mains de pain, et si loin cependant, si denses les barbelés de l’air !    (Distance)

 

Chanson sans raison 

                               A Andrés Almada

Nous noierons la voix dans des jours blancs
et nous n'aurons rien dit...
Tout n'est qu'agitation de poumons et de mains
qui ne changent rien, qui ne construisent rien
- Mais, persiste un élan,
une petite euphorie sur le toit de l'air -
Il y a des oiseaux qui chantent et se lancent en musique
pour le seul plaisir de s'écouter ;
tout comme nous, délivrés de l'éternité,
ne disant et ne brillant que pour nous.

 

*

 

 

SE MAINTENIR SUR LA LIGNE DE FLOTTAISON PAR TEMPS D’EXTENSION DU VIDE

 

Nous sommes ici dans l’entre deux de l’existence ainsi que du temps, au sens météorologique du terme. Entre zones de dépression hivernale et fins d’été électrique.
Saison dominante, l’automne. Non pas l’automne flamboyant, or, roux et pourpre. L’automne des brumes et des brouillards qui vont bien aux mystères, aux angoisses, au flou et à l’indétermination de plusieurs poèmes/scènes. Et, ce n’est pas un hasard s’ils se déroulent très souvent la nuit ou au crépuscule.

 

Sur les bords brumeux
de la ville le temps
semble arrêté l’automne
n’apporte pas
la consolation l’hiver
n’apporte pas la neige…
Si tu vois quelqu’un dans le brouillard
te faire signe ça ne peut pas être
moi
moi ne fait
que passer
ne salue
personne

 

Un morceau de planète, quelques hectares seulement, où les petites villes sombrent, d’autant plus vite qu’elles sont petites – comme l’homme qui/ traverse le crépuscule / et remarque/ que ces traces/ s’estompent – et où containers, déchetteries, foires aux restes, tous ces signes de consommation effrénée, accélèrent l’avancée du vide.
Le vide partout présent, et rien ne sert de condamner les fenêtres pour en arrêter la progression.

 

Même si tu fermes
les fenêtres
le vide commence
déjà là où
le corps s’arrête
sur
l’infinie
courbe
de Koch
le long de
laquelle
la peur
t’entame

 

Mélancolie et tonicité

Si la mélancolie colore puissamment ce morceau de planète, à l’instar d’un large pan de la production littéraire actuelle, elle n’est pas, pour autant, synonyme de chute, apathie. Le ton demeure allant. Sans théoriser et sans prendre la pose, Sladan Lipovec opte pour la sortie du cadre et le dynamitage des règles d’extension du vide.
Aiguiser son regard, son écoute, toucher, goûter, apprécier les bonheurs non marchands. Voici sa recette pour résister aux forces d’aspiration et réussir - en application du principe  d’Archimède, moins ésotérique que la courbe de Koch, on en conviendra - à accroître sa densité et se maintenir sur la ligne de flottaison. Accoudé à sa fenêtre, il nous donne à voir les flashs d’un clair de lune ivre sur le givre ou l’excitation de volées d’hirondelles suivant par temps d’orage les ondulations de grands serpents électriques. Il nous fait entendre le vent qui couronne les feuilles mortes de mots dans la cour qui abrite ce trésor, un noyer, et célèbre la danse des corps dans le chaudron de l’univers.

 

Le soir adhère
à la peau se mêle
aux arbres dans les nids
utour de nous couvent
des volées galactiques prolifèrent
les planètes tout juste écloses dansant
libérées des trajectoires prétendues
régulières de leur tourbillonnement
tous les dieux rectilignes cruels
et doux s’effondrent…
… et s’écrasent
au sol sous nos
yeux rebondissent encore et encore
dans des amplitudes
de plus en plus irrégulières avant
de se calmer
complètement…

 

*

 

 

 

 

 

 




Miron Radu Paraschivescu, intellectuel et poète roumain

Poète, essayiste, journaliste et  traducteur roumain, Miron Radu Paraschivescu (1911 - 1971) est un témoin de son époque, qu'il a marquée sur les plans intellectuels et littéraire, notamment pas son activité de journaliste, et son soutien aux écrivains d'avant-garde tels que  Leonid Dimov, Virgil Mazilescu, Iulian Neacşu, Sanziana Pop. Il a découvert, soutenu et publié des nombreux talents littéraires parmi lesquels quelques-uns des plus grands prosateurs roumains comme Marin Preda ou Norman Manea .

Son fils, André Pascal, poète de langue française, nous  propose ici sa traduction d'une sélection de poèmes de Miron Radu Paraschivescu, précédés d'une "Lettre à la jeunesse"  écrite en 1961 :  ce témoignage d'une période historique marquée par la censure de la dictature communiste (instaurée en 1945 et renversée en 1989), parle encore avec pertinence de liberté et de jeunesse.

*

 

Traduction d'André pascal

 

LETTRE A LA JEUNESSE

Jeunes gens, je parle avec vous maintenant et je vous demande ce que vous avez compris du splendide slogan de notre temps : "le peuple prend son destin dans ses propres mains et le mène jusqu’au bout" ? Ou bien pensez-vous que ceci s’applique uniquement au peuple, comme une notion abstraite, et non pas à chacun d’entre nous ? D’autant plus que nous souhaitons devenir des artistes, c’est-à-dire nous voulons exprimer à travers notre œuvre l’âme de la collectivité.

Vous voulez devenir quoi, des épigones, comme du temps d’Eminescu, ou des créateurs, tels que notre époque l’exige de nous ? Des conformistes serviles, ou des novateurs révolutionnaires ? Vous, peut-être, non pas peut-être mais sûrement, vous ne savez pas autant que nous, qui avons dépassé la moitié d’un siècle, quel trésor est la jeunesse. Mais elle est un trésor uniquement si vous vous obstinez à le garder intègre. Et le plus grand symptôme de corruptibilité de l’esprit est le conformisme. Que je me fasse bien comprendre : je ne fais pas ici l’apologie de l’indiscipline ; la discipline est nécessaire à n’importe quelle armée et l’adhésion de la jeunesse à la discipline de la camaraderie est spontanée et toujours sincère. Alors que le conformisme c’est justement le contraire de la spontanéité et de la sincérité. Le conformisme c’est hypocrisie, lâcheté, « calcul », manigance, mesquinerie. Peut-être que de telles qualités sont bonnes dans le négoce ou dans la diplomatie, mais elles ne mènent à rien dans le domaine artistique. A rien si ce n’est à l’échec. Il suffit à un jeune de vingt ans une seule année de pratique dans le conformisme pour ressembler non pas à quelqu’un dans la quarantaine, dans la soixantaine, mais à un centenaire.

Jeunes gens, n’attendez pas qu’on « vous donne » la liberté, apprenez à la gagner ! Quand j’entends certains d’entre vous se plaindre comme les femmes : « Si on m’avait permis d’écrire comme je veux ! » Mais quoi ? Attendre que les alouettes tombent toutes rôties ? La liberté signifie pour les individus comme pour les peuples la même chose : prendre son destin dans ses propres mains et le mener jusqu’au bout. Libre, ne confondons pas les termes, n’est pas la même chose que disponible. Au contraire, libre est celui qui s’est engagé dans une grande certitude pour laquelle il est toujours prêt à sacrifier sa vie. Paul Valéry disait à Stéphane Mallarmé, qui regrettait de ne pas être compris par le public : « - Mais dites-vous qu’il existe quelque part, ici, sur terre, un jeune qui est toujours prêt à se laisser découper en morceaux pour Votre poésie ! » L’éloge est présenté ici par Valéry non seulement pour la poésie de Mallarmé, mais dans une égale mesure au jeune qui est prêt à se laisser découper en morceaux pour sa certitude. C’est la révolution qui nous accorde cette liberté, c’est elle qui nous donne les certitudes fondamentales de la vie, mais en même temps elle ne nous les accorde pas. Pour un poète, pour n’importe quel vrai artiste, la certitude fondamentale de sa vie fait corps, c’est la même que celle de son art. Et la première marche de la certitude, dans la vie comme dans l’art, c’est la sincérité vis-à-vis de nous-mêmes, la seule à travers laquelle nous pouvons également être sincères vis-à-vis du monde. Donc demandons-nous si ce que nous avons dit dans notre art est uniquement ce que nous aurions du dire, ce pour quoi,  si nous n’avions pas pu exprimer, on aurait pu mourir, comme disait quelque part Tolstoï. Tout ce que nous avons écrit sans être contraints par un implacable commandement intérieur – et c’est ici la preuve que la plus profonde liberté ne signifie pas disponibilité mais option – ne fait que nous retrancher la liberté intérieure, en nous faussant parfois sans que nous nous en apercevions. La liberté est une chose trop précieuse pour la retrouver partout et pour qu’elle puisse être accordée par n’importe quel fonctionnaire administratif ; une telle liberté ressemble plutôt à l’aumône. Ce que vous assure notre époque sont les conditions maximales pour la conquête et la réalisation de cette liberté. Mais ce serait une naïveté de croire qu’elle puisse être obtenue sans combat. Je vous demande, donc : quel est votre combat ?

Quand je vois, dans les rédactions et les bureaux des maisons d’édition, des jeunes vieillis avant de mener combat, alors je m’effraye. Quand je lis une de leurs productions littéraires, écrite et publiée non pas en raison du besoin de dire quelque chose qui leur tenait à cœur, mais par besoin de gagner de l’argent, je m’épouvante. Le conformisme va main dans la main avec la corruptibilité. Mais alors, nous n’avons plus rien à attendre de ces jeunes.

J’ai eu l’idée de proposer, il y a environ quatre ans, aux forums de l’état, la publication d’une revue littéraire qui faisait savoir qu’elle ne paye aucune collaboration - en dehors, évidement, de ce qui aurait pu être obtenu  de sa distribution commerciale. Ainsi on pouvait être sûrs de s'être débarrassé des chasseurs d’honoraires, que les jeunes qui se présentent à la rédaction pour publier leurs vers ou leur prose soient guidés par un démon intérieur, et non pas pour gagner une centaine, deux, trois. On m'a fait remarquer : d’accord, mais de quoi vont vivre les jeunes poètes ? Comme si les honoraires des revues pouvaient leur assurer le nécessaire pour vivre. Ils vont vivre de leur travail. De n’importe quel travail. En tout cas, l’écriture devrait être la dernière source de revenu. Dans notre jeunesse, aucun d’entre nous n’a tardé, fût-il homme de peine de la rédaction, en rédigeant la correspondance de province et jusqu’à l’épreuve de nuit, et je vous assure que si c’était difficile, c’était aussi beau, car c’était conforme à l’idéal de pureté de la jeunesse. La poésie - l’écriture - restait la récompense à travers laquelle, comme Marx a défini l’art, « l’homme se rend le plus grand bonheur à lui-même ». Nous avons appris en travaillant et nous avons appris le métier des maîtres plus âgés que nous. A l’époque on n’imaginait pas une maison d’édition qui nous paye parce qu’elle nous imprimait un livre. C’est nous qui payions les maisons d’édition ou les imprimeries pour nous faire publier – et cela nous semblait naturel qu’il en soit ainsi – mais aujourd’hui, quand la jeunesse a le débouché assuré, on peut exiger qu’elle connaisse son métier. Je pense que l’une des voies les plus fertiles pour décrocher son métier, c’est, pour les jeunes, une entreprise à eux, une publication qu’ils puissent réaliser eux-mêmes, et la réaliser de telle manière qu’elle puisse être rentable. Bien-sûr, le strict nécessaire doit leur être fourni : le papier et l’imprimerie, une rédaction et les quelques rédacteurs permanents. Mais pas des subventions pour les honoraires, ni des salaires pour les collaborateurs. Ces derniers doivent être gagnés par eux-mêmes, par la qualité de leur publication. Des lecteurs assoiffés d’une bonne littérature, ça existe. La preuve c’est le tirage des revues d’aujourd’hui.

Pour réaliser une bonne publication, on a besoin, de la part des jeunes, de courage, de personnalité, de lutte contre la routine et la bureaucratie. En ce sens j’ai fait mon expérience personnelle, et assez triste. A Cluj, je rédigeais, en 1950, le mensuel « L’Almanach littéraire », qui deviendra par la suite « L’Etoile ». Là, j’ai essayé d’apprendre aux jeunes écrivains à réfléchir par eux-mêmes. Certains – les moins nombreux – ont appris quelque chose ; ne vous imaginez pas qu’ils sont les plus loués dans les magasines, au contraire ils sont les plus calomniés et pris pour exemple négatif. Il n’y aurait même pas besoin de telles recommandations ; on ne peut pas écrire facilement comme eux car ce sont des individualités fortes. D’autres n’ont pas aimé réfléchir par eux-mêmes, mais par la tête de mon ami, Traian Selmaru. Mais, apprendre à penser en révolutionnaire, signifie d’abord apprendre à être soi-même. Lorsqu’on entend certains jeunes rédacteurs de revues ou maisons d’édition, cachant leur esprit timoré devant « les forums d’en haut » ou « la direction de la presse », on réalise qu’ils ne sont ni jeunes, ni révolutionnaires. Que leur soif d’innovation artistique et de courage dans la pensée n’est qu’un vain mot. Mais qu’est-ce que cette direction de la presse ? Que sont ces « forums d’en haut » ? Ne sont-ils pas nos collaborateurs ? Ou sont-ils un épouvantail pour maintenir le conformisme ? Je ne pense pas – et j’ai toutes les raisons de ne pas le croire :  en 1953, lorsque je m’opposais, non pas à la direction de la presse, mais à toute sorte de rédacteurs conformistes et timorés par un conformisme qui leur était propre et non pas imposé par moi – pour imprimer une recueil de vers intitulé « Louanges », j’avais fait hommage d’un poème avec dédicace à Georges Enesco, qui était encore en vie. On m’a demandé de renoncer à cette dédicace. J’ai refusé, en demandant que le livre soit transmis à la direction de la presse et si la direction de la presse décidait de le censurer, tant pis pour elle. La dédicace n’est jamais arrivée à la direction de la presse, mais à un camarade « d’en haut » qui m’a expliqué qu’il était préférable de la supprimer. J’ai répondu que je préfèrais ne pas publier le livre plutôt que de retirer la dédicace. Je pensais que je j’avais persuadé mais voilà que le livre est sorti, avec le poème, sans dédicace. Qui l’avait enlevé, je ne sais pas. Mais il s’agissait évidemment de quelqu’un de la rédaction de la maison d’édition. Et le camarade « d’en haut », qui s’opposait à l’apparition de cette dédicace, vous savez qui c’était ? Le camarade Tugui. Quel symbole est devenu, entre temps, George Enesco, nous le savons. Et nous savons également ce qu’est devenu le camarade Tugui.

La chose s’est répétée il y a deux ans, lorsque je me suis opposé aux Editions de la Jeunesse, pour l’apparition de « La déclaration pathétique ». Il y avait là un poème sur les malchanceux, poème que j’estime très valable comme on dit. Mais la maison d’édition, par ses rédacteurs, a insisté pour que je l’enlève. J’ai refusé. Ils ont fait semblant d'accepter pour m’informer ensuite que la direction de la presse avait enlevé le poème du livre. Lorsque j’ai demandé : « Qui à la direction de la presse, je veux le savoir », les rédacteurs ont fait marche arrière et ont reconnu que c’était eux qui l’ont supprimé du livre.

Enfin, récemment, j’ai transmis un poème au Journal Littéraire. Le poème était dédié au plus grand maître de la langue poétique roumaine, depuis Eminescu et jusqu’à nos jours – Ion Barbu – décédé dans un silence pénible ; au moins pénible pour l’Union des Ecrivains, qui est passé outre le fascisme de Goga et de Rebreanu (et elle a bien fait car ce n’est pas le fascisme qui reste derrière eux) mais qui n’a pas voulu pardonner les égarements politiques de Ion Barbu, malgré le fait que ni sa poésie d’avant, ni celle d’après 23 août n’avaient rien à faire avec le fascisme mais avec Anton Pann et avec la plus grande tradition et innovation de la langue poétique roumaine. Malgré le fait que j’aie insisté pour que le poème soit imprimé avec la dédicace mémorielle, où alors qu’il ne soit pas imprimé du tout, je me suis retrouvé avec le poème publié dans la revue, évidemment sans dédicace. L’explication, écrite cette fois, du rédacteur qui m’avait demandé le poème : « Il a été retiré du calandre dans la nuit de mercredi car il a été décidé par les forums d’en haut qu’il n’est pas le moment de parler maintenant de Ion Barbu… ». Il est facile de deviner qui étaient les « forums d’en haut » : le camarade Paul Georgescu et ses confrères. Il est évident que nous avons à faire avec des situations typiques de conformisme et des « machiavélismes » bureaucratiques des rédacteurs. Car la combine est la forme spécifique de la dictature bureaucratique.

Mais il y a une chose qui me semble particulièrement grave dans tous ces procédés ;  de deux choses l’une : soit un écrivain répond de sa personne devant les forums, petits ou grands, de ce qu’il pense et ce qu’il couche sur le papier soit il en est incapable et à la merci du bon plaisir de chaque rédacteur de revue ou de maison d’édition.

C’est pourquoi, jeunes gens, ne vous habituez pas à être traités d’une autre manière que celle de votre intention et de votre cœur ! N’apprenez pas à faire des concessions car à ce moment là il ne restera plus rien de votre jeunesse. Ne faites pas de concessions ni vis-à-vis des autres mais en premier lieu ni vis-à-vis de vous-mêmes. J’ose affirmer : même par erreur, une telle intransigeance est, par elle-même, de nature révolutionnaire. Alors que, même au service de la plus noble cause, un conformisme timoré est de nature contre-révolutionnaire. Car – et je vais m’arrêter là – je vais m’arrêter avec les mémorables mots d’un grand écrivain de la France populaire (Georges Bernanos), des mots qui vous concernent tellement et prétendent encore plus de vous – « C’est la fièvre de la jeunesse qui donne à un peuple la température normale. Lorsque la jeunesse refroidit, le reste du monde claque des dents ».

Ne soyez pas, jeunes confrères, froids et – encore moins – tièdes ! Faites le devoir pour lequel vous sentez que vous êtes venus au monde. Mais faites-le avec toute la chaleur dont un  jeune cœur est capable. Et si vous vous sentez capables de compromissions et de renoncements prudents, jetez plutôt pour toujours la plume, car une telle plume versatile ne vous apportera ni lauriers, ni accomplissement !

Miron Radu PARASCHIVESCU

(Journal, novembre 1961)




Soleils jumeaux : Albert Camus & René Char, Correspondance 1946–1959

 

 

Tout commence au lendemain de la guerre. Camus a toujours beaucoup de liens avec ses amis résistants, et publie Caligula au moment où Char lui confie ses Feuillets d’Hypnos pour publication dans sa collection « Espoir » chez Gallimard. Char, qui aime autant qu’il admire Camus, lui affirme le 22 juin 1947 à propos de La Peste : « vous avez écrit un très grand livre ». Camus répond bientôt en confiant à Char la réciprocité de son admiration :

 

 « Il y a peu d‘hommes aujourd’hui dont j’aime à la fois le langage et l’attitude. Vous êtes de ceux-là – le seul poète aujourd’hui, qui ait osé défendre la beauté, le dire explicitement, prouver qu’on peut se battre pour elle en même temps que pour le pain de tous les jours. » (30 juin 1947)

 

Et puis Camus cherche une maison secondaire dans le Sud, pense à Char naturellement, songeant peut-être à l’homme et à l’œuvre autant qu’au paysage, au climat, qui suscitent un écho dont on devine les accents nostalgiques. Char enthousiaste voit dans le Sud de la France un prolongement du sentiment géographique que le souvenir de l’Algérie doit avoir imprimé chez son nouvel ami. Dans sa postface à La Postérité du Soleil, citée par Planeille, René Char écrit :

 

 « Je compris à l’expression des yeux de Camus, à l’exubérance qui les éclaira, qu’il touchait à une terre et à des êtres aux soleils jumeaux qui prolongeaient avec plus de verdure, de coloris et d’humidité la terre d’Algérie à laquelle il était si attaché.»    

 

Vient alors le temps de la recherche, de la négociation, de la transaction, où l’on surprend Char,  en plein optimisme marchand :  « Nous forcerons les prix à devenir raisonnables »  (1er août 1947).

Le soleil, forcément, guide le lecteur vers le creux des aventures immobilières, des soucis familiaux et de la genèse des projets de publication, dans cette zone où se joue le plus grand que soi où l’on sent alors monter les voix des deux poètes.

Il est beaucoup question de lieux, comme dans cet autre vers libre du manque : « Cher Albert, cette maison est borgne sans vous » (Char à Camus, 19 septembre 1958)… Dans l’entre-deux-mers de ces artistes d’apparences si divergentes, il y a les pays du pied du Ventoux et la mise en place d’un langage commun. Le séjour plus lointain de l’un permet parfois l’image, par exemple quand Camus voyage au Brésil, « Pays trop chaud, d’ailleurs, où la nature mangera un jour les fragiles décors surélevés dont l’homme essaie de s’entourer. Les termites vont dévorer les gratte-ciel, tôt ou tard, les lianes vierges bloqueront les autres et la vérité du Brésil éclatera enfin » (8 août 1949), quand ce n’est pas leur rejet des milieux littéraires parisiens exprimé par Char qui les unit loin des autres : "A Paris, la paix des larves se poursuivait jusqu'à mon départ, qu’il n’aura vraisemblablement pas rompue » (17 août 1949)…

C’est à Char qu’échoit le plus souvent la tâche d’écrire en poète, libre cours d’une voix enthousiaste à laquelle Camus répond en général plus sobrement, partageant sans mystère son quotidien d’écrivain. On devine ce que coûte à l’un et à l’autre la fabrication des livres, quand elle bride ou presse ou dépasse, ou qu’un manuscrit est envoyé au camarade écrivain pour avis « avant que les imprimeurs s’en mêlent ».

C’est Char aussi qui théorise l’amitié littéraire : « l’envie d’écrire des poèmes ne s’accomplit que dans la mesure précise où ils sont pensés et sentis à travers de très rares compagnons. »

Par touches, par moments, quand l’amitié est assez bien entretenue mais que la distance ou le temps étirés invitent aux confidences, quelque chose de plus précieux advient ça-et-là. Ainsi, en octobre 1949, René Char commente : « L’été a une belle vieillesse ici, il continue à traverser, à parcourir les champs son bâton feuillu à la main. Mais quelle tristesse, mais quelle angoisse magnétique dans l’air et sur les choses ! Les êtres eux se font simplement mal, c’est toujours l’aurore pour les plaies. Aimer, ne pas aimer ? Quel long vertige… Et on ne peut rester jamais deux. Dès que l’on est définitivement deux. Les autres, la morale, ce foyer déjà bâti que rien n’autorise à défaire que son propre plaisir… Est-ce suffisant ? On ne sait plus. On dure. » Camus répond : « La vérité est qu’il faut rencontrer l’amour avant de rencontrer la morale. Ou sinon, les deux périssent. La terre est cruelle. Ceux qui s’aiment devraient naître ensemble. Mais on aime mieux à mesure qu’on a vécu et c’est la vie elle-même qui sépare de l’amour. Il n’y a pas d’issue – sinon la chance, l’éclair – ou la douleur. » Et, plus loin : « Le retranchement est difficile. J’ai passé l’âge du rêve. Et puis mon effort constant a été de repousser la solitude, la différence, l’intime. Je voulais être avec. Mais il y a une destinée, c’est là ma seule croyance. Et pour moi, elle est dans cette lutte ou rien n’est facile ».

Avec le temps, l’admiration de Char pour Camus n’en devient que plus grande, et jusqu’à l’appréciation de l’œuvre dans sa globalité le rend comme épris de l’œuvre de l’autre comme du jeu poétique qu’il lui donne respectueusement comme réponse, non sans autodérision :

 

 « Cher Albert. Le bel arc en ciel de vos livres fait ma joie. Ensemble ils miroitent entre le jour et la lampe, comme une truite de la Sorgue, entre gravier et cresson. Merci. » (29 octobre 1953)

 

Le ton de Camus n’est pas moins personnel lorsqu’il répond au poème attaché à la lettre de Char : « Oui renoncer à l’enfance et impossible. Et pourtant il faut s’en séparer un jour, extérieurement au moins. Mais être un homme, subir d’être un homme et parfois, aussi, subir les hommes, quelle peine ! Coïncidence : je pensais aussi ces derniers temps à Alger et à mon enfance. Mais j’ai grandi dans des rues poussiéreuses, sur des plages sales. Nous nagions, et un peu plus loin c’était la mer pure. La vie était dure chez moi, et j’étais prodigieusement heureux, la plupart du temps ». (30 octobre 1953)

 

Fruit de douze ans d’échanges entre Albert et Camus ainsi que du travail de Franck Planeille, qui propose cette édition, la correspondance des deux écrivains se présente aujourd’hui en format de poche comme le carnet de bord d’une amitié, où les nombreuses expressions du respect mutuel et de la bienveillance la plus familiale encadrent quelques passages où la création littéraire s’invite au creux du prosaïque. Souvent d’ordre principalement anecdotique et matériel, le dialogue laisse la part belle à l’échange de dates de passage entre Paris et le sud de la France, à des détails sur les tirages des œuvres respectives ou conjointes des deux auteurs, ainsi qu’à des amabilités éparses. On croit deviner là tout à la fois leur gentillesse et leur détachement, tout en sentant bien que la vraie amitié et la vraie poésie se jouaient d’abord -ce qui semble bien naturel- dans les longues conversations les soirs d’été à l’Isle sur Sorgue, voire dans les lectures des œuvres de l’autre plutôt que dans les brefs billets envoyés pour s’enquérir d’un bon à tirer, d’un rhume ou d’un départ en voyage.

 




Edito : La Poésie, métier de pointe

 

Outre le plaisir de parcourir, au fil des allées, la presque totalité de la production poétique hexagonale et internationale, le traditionnel Marché de la Poésie de la place St Sulpice en juin réserve celui de rencontrer des initiatives originales. Et quoi de plus original que cette intervention, installée sur le parvis de l’église, en cette année 2017, où de jeunes gens en blouse blanche, munis de stéthoscopes et de carnets d’ordonnance, interpellent les passants, en leur proposant une « consultation de poésie générale » ? Nous nous y sommes pliées, et stéthoscope aux oreilles, avons écouté la voix de notre « médecin d’âme » murmurer un poème – mais est-ce encore écouter que d’entendre si près du cerveau que les mots vous pénètrent intimement ?

Il n’en fallait pas davantage pour susciter notre curiosité, et interroger les jeunes acteurs devant leur camionnette, tranformée pour l’occasion en cabinet médical-barnum avec hauts-parleurs et mégaphone. C’est Claire de Sédouy, du « TéATe'éPROUVète » qui nous a présenté le projet, dont Jean Bojko est le metteur en scène-poète.

 

 

 

« Le théâtre-éprouvette a son siège dans la Nièvre, en Bourgogne, département rural  qui souffre de désertification  médicale. C'est un problème que nous ne pouvons pas régler directement, par notre métier d’acteurs, en revanche, comme c'est aussi un désert poétique, nous avons décidé de lutter dans les deux directions à la fois,  en ouvrant des « cabinets de poésie générale » un peu partout - c’est ainsi, comme nous sommes mobiles, que nous sommes venus à Paris.

Notre but, c'est que la poésie soit présente dans le quotidien des gens, que ce ne soit pas un divertissement de fin de semaine, une lecture une fois de temps en temps, mais une pratique régulière. Nous proposons des plaques indiquant "cabinet de poésie générale" à poser sur des bâtiments publics, des écoles, des commerces, chez des particuliers également, partout dans l'espace public, de façon à faire paraître l'idée de poésie un peu partout, avec le numéro du standard poétique, 03 72 42 00 77 : il fonctionne sur le modèle des standards d'entreprise– par exemple : « pour Apollinaire, taper 1, pour Victor Hugo, tapez 2... » -  et permet d'écouter de la poésie à toute heure du jour et de la nuit. Vous pouvez également y proposer votre voix pour dire des poèmes, ou proposer vos propres textes...

Nous avons fait notre cette  phrase de René Char : « la poésie est un métier de pointe » ». Nous éditons des ordonnances poétiques, que nous glissons dans tous nos courriers, que ce soit des courriers administratifs, des courriers amicaux, amoureux... même aux impôts, même à l'URSAF, à chaque fois, une ordonnance !

Nous proposons  à tous ceux qui le souhaitent de faire la même chose et de diffuser de la poésie dans tous les interstices du quotidien.

A tous ceux qui rejoignent notre action en ouvrant un cabinet de poétique générale, et qui posent cette plaque sur leur maison, nous remettons un carnet d'ordonnances, pour qu'ils puissent à leur tour prescrire de la poésie. Ce carnet contient 150 prescriptions détachables à diffuser autour de vous, de la main à la main, ou dans le courrier, avec une posologie différente à chaque fois. »

 

 

Je ne puis m’empêcher de relier cette action à une réflexion de Jean-Paul Michel, dont nous ne saurons trop conseiller la lecture, dans le recueil de ses entretiens (1984-2015) aux éditions Fario, (acheté au Marché de la Poésie, évidemment, ce qui nous a valu un échange autour de la méconnue poésie daina de Lettonie[i], et une belle dédicace),

Dans ce livre, intitulé  L’Art n’efface pas la perte, il lui répondII, au cours d’un entretien avec Tristan Hordé, en 1999, Jean-Paul Michel déclarait que « La science n’est pas moins une insurrection poétique à l’endroit du non-sens, que nos épopées, nos chants, notre théâtre, notre musique, notre œuvre-peint, mais elle a pris le parti, réaliste, de borner des champs locaux». La différence tenant au fait que le scientifique succombe de nouveau au réel, au non-sens général, sorti de son laboratoire. Alors que la poésie (au sens large), ose le « décrochage logique », le « détour par un point d’impossible autorisant l’audace de risque la folie du pari d’art « impossiblement » devant l’impossible à penser réel » (p. 48).

N’est-il pas temps, dans l’urgence du moment où tout se précipite, où les catastrophes se profilent dans les discours politiques, de se lancer corps et âme, dans ce détour, de se fier totalement, follement,  au Recours du poème ?

Nous le croyons, et vous invitons à nous suivre !

 

 


·      

  [i] On peut consulter l’ouvrage publié par Jean-Paul Michel  sur ce sujet : Vaira Vike-Freiberga, Logique de la poésie: Structure et poétique des daïnas lettonnes, 299 lpp. William Blake and Co Edit, 2007.

ii - Jean-Paul Michel, L'Art n'efface pas la perte, il lui répond", Entretiens(1984-2016), éditions Fario, 2016, 256 pages, 22,50 euros.

 

 

 

 




Les Bonnes Feuilles du Castor Astral : Kevin GILBERT, “Le Versant noir”

 

Kevin Gilbert (1933-1992), Wiradjuri (peuple aborigène au centre de la Nouvelle-Galles du Sud, Australie), est un emblème de la lutte engagée contre les injustices subies par les Peuples des Premières Nations. Ardent défenseur de leurs droits, il pourfend dans sa poésie et ses actions politiques les miasmes délétères de la colonisation. Il a reçu, mais décliné, en 1988 (année où fut célébrée le Bicentenaire de la colonisation) le prix de Littérature des Droits de l’Homme pour son anthologie de poésie aborigène (40 poètes présents) Inside Black Australia. Kevin Gilbert compte parmi les auteurs majeurs ayant contribué à l’émergence de la littérature aborigène. Il est auteur d’œuvres iconiques : manifestes politiques, théâtre, poésie. Dans Le Versant noir (The Blackside : People are Legends and other poems) (1990), Kevin Gilbert offre sa voix aux peuples aborigènes. Elle devient ce canal précieux pas lequel s’entend l’humanité de chacun. La lecture de ces poèmes permet une plongée dans ces existences douloureuses mais toujours vibrantes. Eleanor Gilbert, dans l’avant-propos à la version française, écrit « qu’il a donné ses dons aux autres pour qu’ils soient entendus ». Ecriture atemporelle : aujourd’hui encore, la lutte contre la disparition se poursuit avec la même âpreté et nécessité. Dans ces poèmes du Versant noir, respire et chante une culture millénaire. La traduction a exigé une empathie bouleversante et le désir profond, intègre, de faire entendre ces voix dans leur authenticité et leur beauté. Cette première parution en France en version bilingue, aux éditions du Castor astral, d’un recueil intégral d’un grand poète aborigène est un évènement majeur pour tous les peuples des Premières Nations, et une chance pour le lectorat occidental d’aller à leur rencontre, « Peut-être ces poèmes vous montreront-ils notre vrai visage, et peut-être lieront-ils notre humanité à la vôtre » écrit Kevin Gilbert dans son introduction. Ce livre en a le pouvoir.

 

*

Extraits :

 

BAAL BELBORA– The Dancing has Ended

 

Baal Belbora

Baal Belbora

the end the dancing has stopped

the warrior lies dead where his broken spear fell

beside the high pinnacle rock

 

Baal Belbora

Baal Belbora

his lubra lies dead on the slope

the mounted trooper who mounted and raped her

had slashed her black throat when she pleaded with hope

the child that she suckled

lies dead on the grasses

the grey quivering brains smashed out with cold steel

 

Baal Belbora

Baal Belbora

the dancing has ended

now ask me whiteman

how do I feel

 

La danse est finie

 

Baal Belbora¹

Baal Belbora

c’est la fin la danse est finie

le danseur gît près de la flèche brisée

sur la cime du haut rocher

 

Baal Belbora

Baal Belbora

sa lubra² gît dans la boue

le cavalier de la police montée

qui l’a mise en selle et enlevée

a tranché sa gorge noire

quand elle suppliait grâce

l’enfant qu’elle allaitait

gît dans les herbes

les morceaux gris des cervelles

défoncées au métal froid tremblent

 

Baal Belbora

Baal Belbora

la danse est finie

maintenant demande-moi homme blanc

comment je me sens.

 

_____________________

 

¹Baal Belbora : Ce poème a été inspiré par Baal Belbora la danse est finie, livre de Geoffrey Blomfield paru en 1981 relatant l’invasion de la région des Trois Rivières (Hastings Manning Macleay) en Nouvelle-Galles du Sud et le massacre des populations aborigènes par ses ancêtres. Kevin et Geoffrey correspondaient. Une amie d’Eleanor Gilbert vivait près de chez Geoffrey. Quand le voisinage a su qu’il écrivait un livre sur ses ascendants ayant participé aux massacres des Aborigènes, ils l’ont aidé à s’installer. Il possédait une terre près de l’une des rivières. Mais il a eu d’importants problèmes avec ses employés licenciés pour travaux défectueux. Il a été frappé et gravement blessé. Il est parti vivre en Angleterre où il a fini son livre. Renseignements donnés par Eleanor Gilbert. ²Lubra : femme en aborigène. (NdT)

 

*
 

THE CELEBRATORS ‘88

 

The blue green greyish gum leaves

blew behind the bitter banksia that bent

in supplication silently bereaved

bereft of the black circle that once sat

around its base to stroke and chant its songs

that made the rivers flow and life wax fat

the legends and the river now replaced

by sheep-torn gullies and a muddy silt

that sluggishly and sullen in retreat

throws up its mud to signal its defeat

the carking crows have changed their song grown deep

from tasting human flesh that left to reek

beneath the unpolluted sun in pioneer days

now veiled in smog so spirits cannot peek

the river-dove grown silent fearing song

will bring the hunter with his thundering death

the kookaburra laughs in disbelief

then waits again in fear with bated breath

the legislators move their pen in poise

like thieves a'crouch above the pilfered purse

how many thousand million shall they give

to celebrate the bicentenary

and cloak the murders in hilarity

and sing above the rumble of the hearse.

 

 

CÉLÉBRATION 88

 

Les feuilles vert-bleuté du gommier gris

s’envolaient derrière l’amer banksia¹

en supplique courbé silencieusement dépossédé

dépossédé du cercle noir où on s’asseyait autrefois

autour de lui pour caresser et chanter ces chants

qui faisaient couler les rivières et s’éployer la vie

les légendes et les rivières sont à présent remplacées

par des ravins aux moutons éventrés et une vase boueuse

qui lentement épand sa boue pour signaler sa défaite

et se retire sombrement

tourmentées les corneilles ont changé leur chant

jailli de très loin quand elles ont goûté

à l’époque des pionniers

sous le soleil vierge

à de la chair humaine laissée pour empester

désormais voilée par la brume

afin que les esprits ne le voient pas à la dérobée.

La colombe des rivières fait silence

elle redoute que son chant

attire le chasseur et ses mortels fracas

incrédule le kookaburra² rit

puis attend à nouveau en retenant son souffle

Les législateurs écrivent avec élégance

comme des voleurs s’accrochant à leur bourse

combien de centaines de millions donneront-ils

pour célébrer le Bicentenaire³ 

et chanter par-dessus le grondement

des corbillards.

 

_____________

¹Banksia : arbre ligneux d’Australie à grandes têtes florales. ²Kookaburra : martin-pêcheur d’Australie. Son nom aborigène (en wiradjuri) signifie Kookaburra rieur (son chant ressemble à un rire). ³Bicentenaire : Commémoration en 1988 du bicentenaire de la fondation de l’Australie. (NdT)

 

*
 

KIACATOO

 

On the banks of the Lachlan they caught us

at a place called Kiacatoo

we gathered by campfires at sunset

when we heard the death-cry of curlew

women gathered the children around them

men reached for their nulla and spear

the curlew again gave the warning

of footsteps of death drawing near

Barjoola whirled high in the firelight

and casting his spear screamed out "Run!"

his body scorched quickly on embers

knocked down by the shot of a gun

the screaming curlew's piercing whistle

was drowned by the thunder of shot

men women and child fell in mid-flight

and a voice shouted "We've bagged the lot"

and singly the shots echoed later

to quieten each body that stirred

above the gurgling and bleeding

a nervous man's laugh could be heard

"They're cunning this lot, guard the river"

they shot until all swimmers sank

but they didn't see Djarrmal's family

hide in the lee of the bank

Djarrmal warned: 'Stay quiet or perish

they're cutting us down like wild dogs

put reeds in your mouth - underwater

we'll float out of here under logs'

a shot cracked and splintered the timber

the young girl Kalara clutched breath

she later became my great grandma

telling legends of my peoples' death

the Yoorung bird cries by that place now

no big fish will swim in that hole

my people pass by that place quickly

in fear with quivering soul

at night when the white ones are sleeping

content in their modern day dreams

we hurry past Kiacatoo

where we still hear shuddering screams

you say: Sing me no songs of past history

let us no further discuss"

but the question remains still unanswered:

How can you deny us like Pilate

refusing the rights due to us.

The land is now all allocated

the Crown's common seal is a shroud

to cover the land thefts the murder

but can't silence the dreams of the proud.

 

 

KIACATOO

 

Sur les rives du Lachlan ils nous ont attrapés

dans un endroit appelé Kiacatoo¹

au coucher du soleil on était réunis près des feux de camp

quand nous entendîmes le cri de mort du courlis

les femmes mirent les enfants près d’elles

les hommes saisirent leur flèche et leur nulla²

le courlis mit à nouveau en garde

contre les pas de mort se rapprochant

Barjoola dans la lumière du feu tourbillonnait haut

et lançant sa flèche hurla : « En avant ! »

son corps vite brûlé par les braises

blessé par une arme s’effondra

le sifflement strident du cri perçant du courlis

fut noyé dans le fracs du tir

à mi-course les femmes et les enfants s’écroulèrent

et une voix hurla : « Il n’y a plus rien à abattre »

plus tard seuls des tirs résonnèrent

pour calmer chaque corps qui remuait

au-dessus des gargouillements et flots de sang

le rire nerveux d’un homme se faisait entendre

« Ils sont rusés ceux-là, surveillez la rivière »

ils tirèrent jusqu’à ce que chaque nageur ait sombré

mais ils n’avaient pas vu la famille Djarrmal

cachée à la rive sous le vent

Djarrmal mit en garde : « Restez tranquilles ou vous mourrez

mettez des roseaux dans votre bouche - dans l’eau

sous les rondins nous flotterons hors d’ici »

un tir claqua et fit éclater le bois

la petite fille Kalara prit son souffle

plus tard elle devint ma grand-mère

et m’a raconté l’histoire de la mort de mon peuple

désormais l’oiseau Yoorung³ crie en cet endroit

aucun gros poisson ne nagera plus dans ce point d’eau

mon peuple traverse ce lieu rapidement

l’âme frémissant de crainte

la nuit quand dorment les hommes blancs

satisfaits de leurs rêves du jour moderne

on traverse très vite Kiacatoo.

 

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¹Kiacatoo : lieu situé près de la rivière Lachlan en Nouvelle-Galles du Sud dans le territoire des Wiradjuri. ²Nulla : terme dérivé de nulla-nulla : bâton nu ou peint utilisé pour la chasse ou pour les cérémonies. ³Yoorung : yurang, dérivé de young man, jeune-homme. (NdT)




Maria Vasalis, trois poèmes présentés et traduits du néerlandais par Eddy Devolder

Maria Vasalis est le  pseudonyme de Margaretha Droogleever Fortuyn-Leenmans (Né à La Haye en 1909-et décédée près de Groeninge en 1989). Ses amis l’appelaient communément Kikie. Après des études de médecine et d’anthropologie, elle devient psychiatre et se spécialise en psychiatrie infantile. Elle voulait que sa poésie soit une œuvre anonyme.

Sur un mur de la ville universitaire de Leiden figure un de ses vers célèbres «  Il n’y a pas de temps. Où n’y a-t-il que le temps ? ».

Sur un mur de ’s-Hertogenbosch, la ville natale de Jérôme Bosch, figure un autre vers: « Le sérum estival de  l’aube »

A Leeuwarden, on peut lire "Sub finem" : A la fin...

 

Jusqu’à hier, je ne savais rien de cette poétesse, très connue aux Pays-Bas, je l’ai découverte en lisant la page d’accueil de la dbnl, le site remarquable de la bibliothèque nationale des Pays-Bas.  Il n’a rien à envier à celui de la bnf ( Bibliothèque nationale de France).

Je suis né dans une langue noueuse d’analphabètes,

Un patois reconnu aujourd’hui pour être à l’origine du néerlandais, le west-flamand

Une langue de morains taciturnes, un proto-germanique qui porterait encore l’empreinte des celtes où le oui et le non se déclinent ( yaak, yooy, yoon, yons… pour ja

A six ans,déplacé dans une école francophone, j’ai appris à lire et écrire en même temps que le français

Une langue sans enracinement, sans sol et sans toit,

4 murs seulement, un enclos plutôt qu’un immeuble

J’ai donc vagabondé plutôt que je ne me suis établi

Je suis devenu professeur voyageur à l’université Dogus d’Istanbul, à L’académie des beaux-arts de Kinshasa et celle de Tétouan, à La Cambre Bruxelles , et à l’ Académie de Tournai…

Victime, il y a 4 ans d’un attentat, mon esprit est devenu l’otage d’un syndrôme de stress post traumatique

Egarement total, balbutiement de borborygmes pour dire rien

Il y a un peu plus d’un an j’ai entendu l’appel d’un important centre d’accueil pour réfugiés et demandeurs d’asile :

Des résidents veulent apprendre des rudiments de néerlandais

Ils sont Syriens irakiens, afghans, somaliens, érythréens, congolais, camerounais…

Comment leur apprendre ? Eux qui ont mémorisé le Coran, eux qui connaissent des centaines de poèmes…

Il a fallu un an pour trouver la meilleure méthode : la poésie

D’abord des textes très simples, ceux de Jan Arends

Un fou inspiré, une sorte d’Antonin Artaud qui aurait écrit avec la plume de Marcos Ana

Une langue rudimentaire qui parle de l’enfermement, de la douleur, de la faim

Et voilà que soudain, la mayonnaise prend

Et que je deviens un flamand qui ne l’a jamais été réellement,

Je leur doit ça, ce retour aux racines qui n’ont jamais rien porté,

Ce retour à la base

C’est en fonction d’eux que je me suis mis à traduire ( en français et en anglais)

Que je suis devenu un «  passeur de langues »

C’est le mot néerlandais pour dire traducteur,

 

c’est celui qui transvase l’alchimie d’un verbe dans une autre langue et dans ce domaine-là,

Je ne suis qu’un débutant