Hans Limon, Barbarygmes et autres bruits de fond
Traversé(e)
je suis de ceux qui foulèrent
 le saint parvis
 de la mosquée Omari
 de ceux qui
 passionnés
 convaincus
 remplirent les avenues
 de mille slogans têtus
 jeunes optimistes
 démocrates utopistes
 de ceux qui
 révolutionnaires éphémères s’abouchèrent
 et bouchèrent
 les canons des blindés
 qui recouvrèrent de fleurs idylliques
 bucoliques
 les métalliques chars de la terreur
 fils de Deraa l’ancienne
 nous étions
 invincibles
 indéfectibles
 insubmersibles
 nous portions dans nos âmes
 et nos cœurs
 la haine de l’infâme
 et le droit vainqueur
 fils de la liberté
 nous fustigions
 l’oppression
 la corruption
 nous réclamions
 à cor et à cri
 l’abdication
 sans délai
 du potentat zélé
 fêlé
 notre voix retentit
 résonna
 jusqu’à Homs et Hama
 jusqu’à Banias et Kamichli
 dans les détours du faubourg d’Harasta
 notre voix traversa
 les pieds secs
 la rivière Barada
 s’engouffra
 sans crime
 dans le vaste selamkik
 du Palais Azim
 nous étions les bourgeons confiants
 d’un éternel printemps
 nous fûmes décimés
 par le Sort et l’armée
 le pays tout entier
 suffoqua
 dans l’odeur des charniers
 des hauteurs de Kerak
 s’exhalèrent
 des relents de cloaque
 il fallait vivre
 il fallut fuir
 les chars et les Bachars
 et laisser derrière soi
 le tendre émoi
 d’une mère en pleurs
 mater dolorosa
 il fallait cheminer
 en terrain miné
 Liban Turquie Égypte
 déserts plaines et cryptes
 passer du tendre émoi
 d’une mère en pleurs
 au pâle effroi
 d’une mer de douleurs
 mare nostrum
 rejoindre Ankara
 trouver un passeur
 et pourquoi pas
 tenter sa chance
 et dans une juvénile ardeur
 atteindre le rivage
 de l’Eldorado France
puis tout se mêle
 et s’emballe
 tout se précipite
 et me presse
 et m’excite
 et m’irrite
 le temps l’espace
 autour
 le vent les traces
 les vautours
 tout se condense
 et danse
 et concourt
 et conspire
 à ma fuite
 les agents de voyage
 en dernière classe
 les grossistes
 en mirages
 les marchands de soleil
 en éveil
 les pourvoyeurs d’espoir
 les promoteurs
 des quarts d’heure de gloire
 les courtiers en espérance
 puis
 l’argent dépensé
 l’essor des pensées
 les rêves prodigues
 brisant les digues
 puis
 les tentatives avortées
 les projets emportés
 les vedettes italiennes
 à l’affût
 telles des chiennes
 encerclant assiégeant
 le chalutier bondé
 peuplé
 de Syriens
 d’Africains
 d’Iraniens
 jetés sur les flots
 par la misère
 et les maux
 sans fin
 tyrannies avanies
 conscriptions abjections
 pléthorique foule
 malmenée par la houle
il fait noir
 tout est noir
 et sombre
 tout n’est qu’ombre
 et reflets d’ombre
 quelques lampes de poche
 dessinent des fantoches
 des murmures obscurs
 abscons
 frissonnent
 et se défont
 dans le silence
 sans fond
 les vagues s’amassent
 en montagnes
 en masses
 les hydres maritimes
 guettent leurs victimes
 l’embarcation d’infortune
 tangue éperdue
 perdue
 sous un ciel sans lune
 nous flottons
 secoués par le vent
 nous pleurons
 survivants
 nous prions tous les dieux
 nous fermons les yeux
 puis
 survient la trombe
 un homme
 se cogne et tombe
 est-il mort
 le paquebot
 pour tombeau
 mausolée désolé
 est-ce qu’il dort
 la conscience
 en partance
 je crie je prie
 dans mes litanies
 vont et viennent
 l’Italie
 Vintimille
 Alpes
 et scalps
 massacres et simulacres
 je revois
 Maman
 les mains tendues
 mon frère de sang
 parmi les pendus
 je tremble
 de froid
 de faim
 de peur
 l’angoisse m’étreint
 m’embrasse
 m’écœure
 m’enserre les reins
 alors
 je grave
 je trace
 de mes ongles écarlates
 je griffe à la hâte
 mes initiales
 sur un tabouret
 bancal
 le navire prend l’eau
 ma raison chavire
 des hélicoptères survolent
 les passagers s’affolent
 qui se souviendra
 qui témoignera
 qui racontera
 dans un jour
 dans un mois
 le calvaire
 le naufrage
 dans quelques années
 l’asphyxie
 de nos vies
 de nos âges
 en pleine
 Méditerranée

Alep
nous avons rafraîchi nos cœurs purs, nos fronts secs
 sur les bords limoneux de la belle Quoueiq,
 nous avons chuchoté les secrets de nos droits
 sous les arcs bariolés des grandes madrasas
 bien avant la curée, bien avant les rebelles,
 nous avons bombardé les murs des citadelles
 de nos joies désarmées, de nos éclats de voix,
 de souvenirs charmés, de couplets maladroits
 obstinés, laborieux, généreux, volubiles,
 nos aïeuls ont planté sur les terreaux bénis
 d’Abu Kamal, Tinnip Azaz, Zabadani,
 les oliviers noueux, le coton qui s’effile
sueurs de chair
 sueurs de temps
 lueurs de terre
 lueurs de champ
les yeux exorbités de terreur fascinée,
 sous un ciel de mitraille opaque, à sec, à pic,
 nous voyons s’exhaler la fumée dystopique
 des mosquées calcinées, des vies déracinées
 le sang des réfugiés se mêle aux eaux limpides
 sillonnant les vallées, néants béants, sordides,
 les oliviers dénoués jouent les épouvantails,
 les moucherons diaprés gangrènent le bétail,
 les espoirs éventrés saturent les trottoirs,
 les monuments sacrés s’effacent des mémoires
 et nos aïeuls nourris au blanc sein de la paix
 s’endorment, consumés, sous les fleurs embaumées
fureurs de guerres
 lutteurs de camps
 tueurs de frères
 buveurs de sang

Sous pieds Cythère
ouragan d’Ouranos ensemençant les ondes
sexe tranché des mains d’un Cronos à la ronde
l’écume amère et maculée s’offre à la mer
dans un glissement lent d’envolées éphémères
sidération des nues découvrant Cythérée
nue sur la pâle conque aux atours éthérés
souffle quelconque ouvrant la voix des plaisirs purs
depuis les bleus tréfonds griffonnés de guipures
sa peau de lait, son doux parfum, ses cheveux d’or
font tressaillir les dieux penchés sur les rebords
surdiadémeraudée d’accroche-coeurs légers
son corps de grâce émerge de la mer Égée
raz-de-marée d’amour accostant le rivage
pluie de zéphyrs sondant les animaux sauvages
perle de sexe ouverte aux membres déliés
Aphrodite applaudit : Cythère est à ses pieds

Exil
nous sommes les voix
qu’on n’entend plus
nous sommes les faces
de l’Inconnu
rois déchus
esclaves exclus
princes méprisés
nous sommes les capitales
de l’Innommable
les minuscules
incompressibles
nous titubons
sur les sentiers
de l’impossible
excommuniés
ostracisés
nous avons traversé
le massacre et l’horreur
nous avons survécu
aux râles de la terreur
nous semons nos destins
à tous les vents
à tout hasard
au gré des chemins
au fil des matins
les membres tendus
tordus
les lèvres fendues
spectres du passé
souvenirs effacés
nous sommes les témoins
oculaires
de l’ère
crépusculaire
nous sommes les victimes
résignées
de l’abîme désigné
les dépouilles opimes
du plus odieux des crimes
nous respirions l’air frais
des beaux jardins d’hiver
nous buvions la fournaise
du désert délétère
nous creusions les tréfonds
des glaciers des tourbières
nous avons gravi
les volcans ravis
arpenté les massifs
les syrtes
et les récifs
sondé les profondeurs
des océans trompeurs
nous avons partagé
les sommets enneigés
nos gosiers asséchés
ont bu à l’écuelle
le doux précipité
des flocons éternels
dans la jungle torride
sur les monts escarpés
de la grimée Tauride
au milieu des vallées
aux deux pôles renversés
nous avons répandu
nos haleines condensées
nos plus nobles transports
ont encerclé
les détroits et les ports
les deltas et les forts
où l’homme abonde
la bête seconde
où l’homme abonde
l’argent surabonde
ainsi va le monde
ainsi naît l’immonde
et surgissent
des cendres étouffées
de la primaire bonté
de l’antique probité
les terrains divisés
les parts subdivisées
la convoitise
attisée
la nature
pillée
défrichée
mortifiée
les frères brisés
les fers scellés
nous avons vu
nous avons su
nous sommes
la majorité
silencieuse
nous sommes
la minorité
sentencieuse
nos esprits animaux
nos paupières animées
considèrent l’insensée
sidération
de l’homme-loup-pour-l’homme
l’effondrement frondeur
du royaume des faucheurs
nous nous taisons
sages et brutaux
ecce homo
plus rien ne vit
plus rien ne bouge
quittons ce drame
quittons la scène
voici
l’homme rouge
voici
l’anthropobscène

Le bal des chats
sous la tenture des chapiteaux
s’éparpillent
subito
la valse des ronrons
le félin fandango
le mistigral tango
des chatons d’outre-peau
pattes-à-pattes rustres
à souhait
sous l’éclat ténu des lustres
matoutatoués
bâillant la lie des flots
luminoumineux
contenus
con moto
des gerbes de moustaches
rasotent et foulent des fils barbus-blés
bravaches
qu’elles emmaillotent
comme à cache-cache
comme à Mayotte
au loin des bâches
de sacrés numéros
ma non troppo
bubulles à quatre temps
bascules à contretemps
fibules jetées aux quatre vents
conciliabules entêtants
mousseux mouvements
des yeux bercés perçants
surpiquant les tapis soyeux persans
tout frisonne et ressent
tout s’étonne et redescend
la ritournelle des musiciens
roublards
s’en va puis revient
puis repart
les pas si forts tissutent les liens
les chats piteux potassent
et finalement
s’enlisent dans la mélasse
d’une pluie de poisse
nonchalamment
un pour les chiens
deux pour les cieux
trois pour les rats
quatre acariâtres
valets violâtres
narquois rabat-joie
vils abat-jours
billes de velours
sur leurs plastrons blasés
qui ne savent quoi tamiser
qui ne savent pas s’amuser
quittent leur bas bouge
et jouent
rusés roués
les matons mutins matois
la griffe plongée dans un bocal pyramidal
de boissons rouges
sans amygdales
des videurs siamois
sapés comme des sapeurs
dissipent les saouls buveurs
tout minoufés de bonnes liqueurs
les cabotins ne tiennent pas bien
les consacrés whiskies coquins
ça brûle et ça quadrille
ça cahote et ça brille
ça chatoie ça vacille
allegretto
les entrechats chahutent
les contredanses culbutent
sous les sifflets des sans-goût-chats
huant les vrilles de joie
mâles et femelles s’enlacent
le feu se mêle aux maracas
les frimousses tiquent écument
coincées dans leurs chapeaux de plumes
sur de larges litières
couronnées d’oriflammes
se pâment
d’émoi
de pâles Reines de sabbat
rescapées des sorcières
quelques matousalems
pépères tout blancs tout blêmes
chalands des oubliettes
lutinent des mistigrettes
que chipotent à tue-tête
les chats-trappeurs Davy-Croquettes
les coussinets dessinent
sur les pas vus pavés
de bon aloi
la ronronde chagrine
des esprits animaux
sans appui
sans aboi
les jeunes minois
de fin pelage
fricotent et s’asticotent
à l’ombre des papilles en fleurs
des gus tardifs ronfleurs
pardonnons-leur
c’est un peu l’âge
les murs de toiles s’étiolent
les Angoras maousses titubent
et miaulent
sur le chemin
des piaules
charpentées comme des cubes
le pointu plafond rigole
des chats-chats qui s’affolent
des fines babines
qui s’enfilent à la pelle
de grosses bibines
des brocs de gnôle
fortissimo
les tigres miniatures
hoquettent l’acide mixture
des vains spirituels
vérité pressentie
jamais démentie
ventre-saint-gris
après minuit
plus aucun bruit
les chagrins s’enfuient
mais tous les chats sont gris




