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Denis Hamel, poésie, révolution et métaphysique : 5 poèmes

Denis Hamel affirme « Ce n’est pas la poésie qui doit être au service de la révolution, mais au contraire la révolution qui doit être au service de la poésie. » Révolution économique, politique, ou bien remises en questions intimes, le poème se veut donc la transcription des bouleversements que l’humain peut subir…

La fonction du poème serait-elle explicative, proposerait-il une exégèse du réel, et des états d’âme ? « C’est parfois dans des périodes de crise ou de grands désordres que surviennent de grands poèmes » nous dit l’auteur. Citant Michaux, « Epreuves, exorcismes », il envisage aussi l’écriture comme une thérapie, et comme un outil pour ne pas cesser de lutter contre l’inertie. Se connaître, déchiffrer les instances du réel, mais pas n’importe comment.

La poésie est envisagée par Denis Hamel comme un moyen de connaissance personnelle. Elle permet au poète et aux lecteurs de trouver en eux-mêmes le chemin d’une humanité pacifiée et d’une fraternité dévoilée grâce à ce « plus grand raffinement esthétique et moral » qui mène à un renoncement « à la cruauté qui nous est propre ». L’objectif de l’art, seul vecteur de transcription d’un socle humain, serait alors de nous révéler que nos âmes sont sœurs. Le poème est envisagé comme un outil permettant l’accès à une transcendance unifiante. L’auteur précise que le seul combat que doit mener la poésie est de rassembler les hommes  : « se battre contre l’inertie, mais pas pour la domination. »

Denis Hamel fait bien partie de la grande famille de Recours au Poème, lui qui pense aussi le poème comme l'outil pouvant mener à un éveil salvateur parce que vecteur d’un possible accès à un dépassement métaphysique.

Denis Hamel, Le festin de fumée, Editions le petit pavé

Denis Hamel, Le festin de fumée, Editions le petit pavé




Olivia Elias, Ton nom de Palestine

Lutte et luth

Se trompe qui croyait le sujet épuisé. Se trompe qui croyait éculée l’évocation des amandiers, des cyprès, des chemins de l’exil et de l’obstination d’un peuple qui – refusant d’oublier maison/village/pays et d’accepter son effacement – affirme, bien au contraire son appartenance pleine et entière au monde.

Se trompe qui croyait qu’un-e poète palestinien-ne, née à Haïfa ou ailleurs au pays de la beauté, pourrait détourner ses mots de son berceau sans se renier. Se trompe qui croyait relégués aux poubelles de l’histoire, les beaux jours de la poésie qui s’engage pour une cause mais  fuit les mots d’ordre, selon la formule de Françoise Ascal à propos d’Abdellatif Laâbi. Se trompe qui croyait que la poésie de la lutte ne rimait plus avec le luth de la poésie !

Parmi les poètes palestiniens contemporains, Olivia Elias, occupe une place privilégiée, une place à part, puisqu’elle est l’une des rares sinon l’unique, dont la langue d’expression est le français (je me réfère ici à l’ouvrage paru aux éditions Le Taillis Pré, en 2008). Elle se distingue aussi dans le paysage littéraire de son pays en dotant de tonalités féminines et attachantes - tel un frisson d’émotion enveloppant toute chose - la poésie qui se veut « témoin » de son temps.

Olivia Elias, Ton nom de Palestine, , éditions al Manar, Paris, janvier 2017, 63 pages, 15 €.

Olivia Elias, Ton nom de Palestine, éditions al Manar, Paris, janvier 2017, 63 pages, 15 €.

Je laisse la couleur sang aux colonisateurs
et à leurs toréadors…
Devant le grand carré dédié aux enfants
de Palestine Gaza Jérusalem
Hébron Deir Yassine  Jénine…

JUSTE

des cerfs-volants
et des ballons blancs

Je prie le sable de leur faire à tous
une couverture tiède et tendre
Je demande à la lune bleutée
aux myriades d’étoiles de les veiller…
au vent d’égrener leurs noms
sur tous les continents…

 A quoi bon les poètes en temps de détresse ?, interrogeait Hölderlin. Cette question chargée de scepticisme et de lassitude est à mille lieues des préoccupations d’Olivia Elias. Pour elle, comme pour Césaire, comme pour Gelman, comme pour Tamiku, poètes et écrivain destinataires de certains de ses textes, c’est aux plus profondes racines de l’époque de noirceur et de lourdes menaces dans laquelle nous vivons que la poésie puise sa nécessité. Faite d’amour et de liberté, c’est-à-dire d’espoir.

D’ailleurs, le recueil se clôt sur ces derniers vers : dans leurs yeux fatigués / des matins espèrent. Et, juste avant cet excipit, ce magnifique poème, intitulé Voyageur sans bagage :

Il n’y a plus que la route
et ce pays qui ne veut pas de moi
voyageur sans bagage

Aux jeux de la fortune
j’ai pourtant gagné
le temps infini de l’attente
du commencement
d’un commencement de lendemain

L’attente la demeure
où je me réinvente
mutant-cabossé
aux friches de vos vies

Présentation de l’auteur




Nicolas Rozier, Vivre à la hache

Il y a derrière le noir de la couverture la couleur du sang qui gicle, comme giclait la pâte colorée du pinceau de Van Gogh, dans le recueil Vivre à la Hache de Nicolas Rozier, paru aux éditions de L’arachnoïde en avril 2017.

Il y a aussi jusque dans le titre cette force de frappe poétique émaillant et éraflant le recueil, qui se compose de trois tableaux : « Scalp de Vulcain », « L’enfer est mort », « Je t’aime au feu ». Le poète s’est ainsi emparé du geste de l’artiste qui dans l’instant où il trace ses mots, conduit à l’expression d’un conflit : entre ordre et désordre, « vivre est une peinture de larmes », corps et cœurs s’écorchent au fer du langage.

La poésie, c’est de la multiplicité broyée et qui rend des flammes

Vivre à la hache, Nicolas Rozier, Ed. L'arachnoïde

Vivre à la hache, Nicolas Rozier, Ed. L'arachnoïde

Dans la lignée d’Artaud, qui figure en exergue du recueil, Nicolas Rozier met le lecteur à l’épreuve de la destruction :

Les mots sont tombés comme des hommes.

La geste du poète consiste à extraire au prix du sang une énergie inhérente à la matière, rejoignant l’auteur de L’Ombilic des limbes dans l’obscure matérialité qui est celle tantôt de la langue tantôt des choses elles-mêmes :

Je pense comme le fer
une pierre de fer.

Matérialité aux limites mêmes du langage, épousant la rhétorique du chaos :

Mais pour le fer qui pousse à vue
au fond de l’os martelé

Il ne faut rien.

Saisi dans cette triple dimension, corporelle, épique et cosmologique, le poète devient l’incarnation terrifiante de la figure qu’on sacrifie et qu’on assassine, n’ayant « qu’un trou pour les yeux et la bouche/et il parle avec ça » - le motif de l’abattoir venant s’associer à celui de la croix

Le FIN MOT des clous de la croix
en bois de ciel.

Vivre requiert l’incorporation absolue du mal ; un des poèmes induit dans l’ironie de son titre cette injonction tragique :

Vous reprendrez bien un peu de potence ?

Mais le froid de la lame et l’effroi solitaire ne sont pas les maîtres mots du recueil. Il y a une autre puissance à l’œuvre convoquée par le poème, alchimique, féminine, minérale et sensuelle, hors du lieu comme hors du temps, et qui donne force de chair au Nous :

Nous sommes nus quelque part sur l’île rouge du cœur
Et nous exerçons nos lumières
comme des foudres amantes
essayant toutes les bourrasques

Cette « figure de soie cisaillée », à la fois « beauté impossible » et instance guerrière, offre à celui qui la saisit un possible renversement : « je suis tes yeux nus ».

Alors « JE » et « TU » s’élèvent, dans ce pouvoir transmué du Verbe, au rang des majuscules, et nous avons un véritable visage, ce « VISAGE D’ÉTOILES COUCHÉES DANS / LEUR NUIT ».

Alors l’éternel retour n’est plus condamnation à vivre : nous pouvons voir la révolution d’un soleil « fort jusqu’à l’envers de l’abîme » et qui, au terme de sa course, fait émerger dans « le poème cloué à l’état de rêve » ce « OUI POUR TOUJOURS ET TOUJOURS OUI ».

Ainsi à l’heure où le regard contemporain s’épuise en spectacle, Vivre à la hache est un recueil qui possède cette dimension rare de la profondeur, et qui nous exhorte de façon magistrale à trembler comme à polir, à travers les épreuves d’un héraut brûlé par le feu sacré, notre diamant intérieur.




Élise Turcotte, La Forme du Jour

Les différentes sections de ce recueil sont constituées avec un grand soin. Les titres pourraient sembler être les assises de la voix de la poète et les jalons de sa quête si ce n’était cette extraordinaire douceur qui lui est propre et l’entraîne par sa poésie vers un lieu où domine le consentement.

Le livre s’ouvre sur Les Jours composé de vingt-quatre poèmes (eux-mêmes scindés en trois semaines couvrant les années 2009 à 2013), suivent deux parties : Photo-paysages (Squelettes, Fleuve et Fuite) et Une Nuit où un seul poème clôt l’ensemble. Je pensais au temps comme à une clé que j’aurais perdue, nous dit l’auteure, pourtant la trame de l’œuvre liée à la douloureuse acceptation de soi, font de la forme du jour un paysage existentiel où la vie de la poète peut s’incarner et le poème quitter son ombre déliquescente.

Élise TURCOTTE, la forme du jour, Editions Le Noroit, 2016, 20,20 € ;

Élise TURCOTTE, la forme du jour, Editions Le Noroit, 2016, 20,20 €

Dans Sombre ménagerie dominait l’étrangeté des images diluée dans une évanescence fantasmagorique où la puissance de la poésie était poussée à son extrême pureté. On retrouve la même douceur du ton jamais cependant exempte de gravité. L’écriture d’Elise Turcotte ressemble à nulle autre. La réalité, que ce soit dans l’environnement immédiat, l’actualité dramatique ou l’Histoire, crie des faits monstrueux. J’ai vu une patte de chevreuil dans la rue est-il écrit au début du recueil, le ton est calme, l’image ne surprend pas, le doute n’est pas permis, le lecteur sait qu’avec cette patte coupée, ce sont les forêts qui ont disparu et le moi de l’auteure. Elle ne se plaint pas. Elle n’attend rien des autres, elle désire s’habiter, recouvrer une forme je me souvenais maintenant de ma mort, les ombres qui l’effacent à elle-même vont peu à peu se diluer, et à défaut d’être mises en retrait ou de disparaître, vont être connues, écrites :

J’ai déplié le secret de ma maladie

j’ai posé des rideaux à mon corps.

Certes, la solitude est terrifiante je pleurais sans amis mais peu à peu, se distingue une échappée possible vers les autres :

Les êtres remuaient
dans l’ombre de la forme du jour.

Ils sont pressentis et peu à peu vus, jusqu’à cette caresse vitale : tu as pris mes os froids entre tes mains. Sans vouloir concéder au mensonge, mais peut-être pour s’octroyer à elle-même une paix où respirer, elle admet :

je ne collectionnerai plus
les petits squelettes
 je le jure

avant de dire non
je dirai oui
comme vous le souhaitez

Tout est parfait (…)
même(…) les  fleurs empoisonnées
qui grimpent sur mon dos.

Guérison impossible mais la beauté s’est infiltrée, elle est vue, enfin. Je voyais sans yeux écrivait la poète, désormais le monde sensible transparaît, le mouvement perpétuel (et inaccessible) offre sa présence jusque dans l’univers proche de l’auteure :

Le fleuve miroite
à la fenêtre
du douzième étage.

Élise Turcotte nous fait  le don d’elle-même et de la poésie. Elle a su sans trembler, biaiser, ou se voiler la face écrire : la vision noire faisait toujours de moi/ l’ennemie de la poésie et  J’ai attendu des jours entiers avant que le poème naisse. Avec ce recueil, nous est offert la forme du jour, image sublime où la poésie ne fait pas reculer la mort mais l’efface ad vitam.




Sophie G. Lucas, Moujik moujik suivi de Notown

Les éditions La Contre Allée ont la bonne idée de rééditer en un seul volume les recueils de Sophie G.Lucas Moujik moujik diffusé en 2010 et Notown sorti lui en 2013. Entre poésie et documentaire d’indignation, l’auteure nantaise a choisi de poser ses mots au ras du sol dans les villes, là où le regard ne porte pas, et où vivent de nombreux sans abri. Avec tout d’abord nos SDF français et puis la descente irrémédiable d’une ancienne ville phare des USA : Détroit, dite Notown.

Quand la poésie naît d’une colère et d’une impuissance. Quand la poésie décrit aussi notre monde tel qu’il se montre, noir, impersonnel, impitoyable pour les faibles. Quand la poésie dénonce notre passivité devant les morts de froid dans la rue chaque hiver. Quand la poésie donne la parole aux petits, les nouveaux moujiks ou nouveaux serfs (les jeunes savent-ils encore la signification de ces mots?) du seigneur Libéralisme, tout en bas de l’échelle sociale, sur qui l’on marche au sens figuré sans les voir. Ces compagnons de la manche qui, à force d’indifférence des passants, ont « perdu le goût des gens » et que le moindre détail de la vie quotidienne fait rêver :

 

 

Sophie G. LUCAS, Moujik moujik suivi de Notown, La Contre Allée, 2017, 176 p., 18€ ; 

 Je donnerais n’importe quoi
pour entendre de nouveau
une chaise grincer sur un carrelage
L’effet que ça fait d’ouvrir une fenêtre

Un livre pour cafter la misère et redonner noblesse aux sans-logis qui dorment dans des cabanes, des recoins, des bâches ou des cartons. Ils auront été plus de 500 à en mourir en 2016. Vous rendez-vous compte, 500 décès sans le moindre bruit médiatique...

   ça s’effondre un hom
me
dans le Bois
ça
ne fait pas de bruit
dans les feuilles 

Les mairies font couper les arbres, raser les terrains vagues, comme si elles voulaient déloger des rats. Faire fuir les indésirables. Ceux qu’on n’aime pas voir. Pas étonnant que certains perdent le nord, se mettent à boire « tout s’en va / de moi ». Certains travaillent, mais pas assez pour avoir un salaire décent, alors on se débrouille alors que les institutions essayent maladroitement de rassurer. Nombreux sont ceux qui ne se plaignent pas d’être pauvres, juste de se sentir devenir inutiles.

Je regarde mes mains
Est-ce qu’il y a un homme dessous

Ces pauvres revenus de toutes les belles promesses des hommes politiques plus soucieux de leur couverture médiatique que de la couverture sociale que certains souhaiteraient même détricoter. Ces pauvres ne possédant plus rien que quelques sacs de supermarché pour transporter un peu de linge pour rester digne.

Moujik moujik en soliloques du pauvre, référence à l’exergue de Jehan-Rictus. Portraits au Bois à la première personne avec les vers coupés pour signifier l’absence de perspective et l’hésitation dans la parole, documentaires d’instants à la troisième personne avec précisions entre parenthèses, poèmes en je, poèmes en Lui, le père vagabond mort, qu’il faut bien habiller avant la cérémonie. Poèmes-explorations de la pauvreté, de l’âme humaine qui reste encore en veille quand il n’y a plus rien.

Puis départ pour Detroit, symbole de l’effondrement de l’économie, ville mise en faillite en 2013 et qui peine à panser ses plaies. Sophie G. Lucas nous propose un collage documentaire à partir d’extraits d’interviews TV, d’émissions de radio etc. Ville sinistrée, quand même les SDF sont partis. Exploration de ces états unis des villes fantômes, bien après la ruée vers l’or.  Là où “plus de soixante mille maisons ont été saisies” et bon nombre ont été incendiées pour ne pas engraisser les vautours. Làl'espoir disparaît comme un reflet dans le ciel nuageux, là où même “le soleil finit par puer”. Une autre vision du rêve américain...

Et comme conclusion de ces deux chapitres, rappeler que ce monde est le nôtre, que le poète nous aide à réfléchir à notre propre conduite “à quel moment tout ça nous a échappé”.




Brigitte Maillard, L’Au-delà du monde

Dans ce recueil intitulé, L’au-delà du monde,  Brigitte Maillard interroge cette tension permanente entre le réel et son envers et en définitive entre la vie et la mort dont toute existence porte la déchirure à la fois éblouissante et tragique. Ce texte envoûtant et profond se propose donc d’aller « au-delà », dans cette zone frontière entre le visible et l’invisible que la poésie, selon sa propre définition, ne cesse d’interroger :

Au-delà du monde
Il y a quelque chose de grave et d’inattendu dans la
Vie.
Il y a un lieu dans le monde, certains diraient une utopie, où il n’y a pas….C’est un au-delà du monde.
Un fruit au cœur de l’arbre.  (p.5)

Brigitte Maillard L'Au delà du monde, Librairie Galerie Racine septembre 2017, 15 €

Brigitte Maillard, L'Au delà du monde, Librairie Galerie Racine septembre 2017, 15 €

En explorant ainsi la limite, on se situe « au bord de l’univers » en un étrange voyage où se dévoile une autre dimension de la réalité :

où il n’y a pas de forme, de son, de parfum de goût, de toucher ni d’éléments, dit Le Sûtra du Cœur. Un autre monde se dévoile. Avec le temps se dégage la réalité des représentations illusoires. La lutte est souvent rude contre la présence extravagante du Monde. C’est un renversement complet qui nous attend. (p.6)

Ainsi délestés de tout leurre par l’épreuve du temps, seule en nous demeure la pure sensation d’exister que scandent inlassablement quelques phrases épurées dont l’économie de moyens ne vise qu’à atteindre l’essentiel :

Ne plus vivre la vie
Mais la vie devenir.  (p.9)

Comme une terre inconnue, cet au-delà du monde reste bien sûr impossible à appréhender puisqu’il ne peut s’atteindre qu’au prix de notre propre disparition. Cet échec toutefois est aussi un vecteur d’éblouissement qui nous porte à aimer la vie davantage encore à travers son éphémère fragilité :

De cette grâce familière
Ne veux-tu pas tenir le monde
Jusqu’à plus soif
Jusqu’à plus rien (p.10)

Ainsi perdus au milieu de nulle part, il s’agit de faire danser la beauté et d’accepter que « la réalité ne soit qu’un masque pour le devenir » avec pour seule boussole cette aspiration permanente à la lumière :

Revenons au soleil
A la joie de l’éclair
Au passé furtif
Du boulevard
Des rêves. (p.37)

Si tout n’est qu’adieu et perte, il y a là cependant matière à créer « un gai savoir » porteur d’un brin de légèreté et d’ironie :

Vivre le temps d’un fruit (p.39)

Ainsi pour Brigitte Maillard, le but ultime de toute poésie est de se heurter à cet impossible Réel « tracé par les lignes » qui parcourent sans répit ce fil ténu « au bout du rien » où douceur et douleur ne font plus qu’un. En définitive cet arrière-monde parce qu’il demeure celé nous renvoie toujours  à « l’ici », seul territoire que la parole parvient à parcourir :

J’ai cherché des langages pour
Entendre le monde, m’entretenir avec lui. (p.46)

Le poète n’est plus alors qu’un simple témoin qui porte la soif d’une inatteignable transcendance. Mais cet échec même, cette fracture est ce qui nourrit l’écriture poétique dont ce texte constitue un vibrant hommage où se devine la richesse de tout un cheminement intérieur.  En sa forme, il mélange harmonieusement réflexion, aphorismes, citations et même si certaines formulations sont beaucoup plus saisissantes que d’autres, il contient de très belles et saisissantes fulgurances. L’originalité de la construction, en ses ruptures de style, crée une sorte de vertige qui nous conduit progressivement vers une sorte d’épure à travers laquelle filtre cependant l’espoir d’une clarté soudaine :

Bientôt je serai dans la lumière
Pour créer le jour. (p.29)

Ce très beau recueil, nous conduit donc à cheminer vers l’inconnu, cette œuvre de toute une vie, que nous parcourons dans les pas de l’auteur jusqu’au seuil infranchissable de cet Au-delà du monde :

Je ne suis que limites tracées par des lignes
Qui suivent le cours des choses. Ligne de vie, de
Rêve ancien, qui me relie au dessin du monde.
Jusqu’à la limite singulière, au bord du monde : là
Est un visage où se dévoile la ligne imaginaire : Au-
Delà du monde.




Lionel Bourg, Watching the river flow

Bob Dylan est un prisme, le prisme de toute une génération. Et Lionel Bourg, avec Watching the river flow, aux éditions La Passe du Vent, a choisi de se retourner sur sa propre vie à travers ce prisme Dylan. A noter que ce livre a été écrit bien avant la remise du prix Nobel 2016.

Lionel Bourg aime à revenir sur son itinéraire. Les années 60-70 avec son inventivité, une forme de liberté nouvelle.  C'est le virage d'une adolescence provinciale et modeste autour de Saint-Etienne, après la découverte de la Beat Generation, du rock, et des mouvements contestataires. Les temps changeaient et Lionel Bourg en témoin direct, a su conserver tous ses souvenirs intacts pour nous montrer dans cet ouvrage la construction petit à petit, au fil de lectures et de musique, d'une conscience littéraire abreuvée à de nombreuses sources françaises ou américaines (le fameux rêve américain). "Bob montrait le chemin. Je devais mettre les pas dans les siens." mais aussi dans les semelles de vent de Rimbaud. "le monde me tirait par la manche" pour prendre la route de Kerouac ou remonter "le Guadalquivir - le Missouri, le Rio Grande -" .

 

Lionel BOURG, Watching the river flow, éditions La Passe du Vent, 2017, 144p, 13€.

Lionel BOURG, Watching the river flow, éditions La Passe du Vent, 2017, 144p, 13€.

Des émois et états d'âme de l'adolescent aux prises de position de l'écrivain prolixe qu'il est devenu, il n'y a que quelques chansons, quelques films, quelques poèmes. Car c'est aussi cela (et peut-être surtout) qui construit un homme. A travers la jeunesse de Lionel Bourg, avec ses rêves, ses joies et ses drames, ce livre est aussi un témoignage sur ce que furent ces années vues de province chez un adolescent épris de littérature et de rock 'n roll. Même si les USA ne font plus autant rêver.

Une vie loin du Mississippi, mais auprès de "la Durèze, le Gier, le Rhône, la Saône, la Loire, le Lignon, l'Yonne, le Furan, le Dorlay, la Gampille". Une vie dans l'exigence du beau verbe avec comme toujours un style tout en ciselures.

Un livre que toute une génération devrait acheter, et bien au-delà tous ceux qui voudraient parfaire leurs connaissances sur cette période ou tout simplement tout ceux qui aiment la littérature et le rock.




Guénane, Atacama

C'est un détour vers le désert d'Atacama que nous proposent Guénane et son éditeur La Sirène étoilée. Car en effet, après "La sagesse arrive toujours en retard" publié chez Rougerie et "Le Détroit des Dieux" édité par Yves Perrine (La Porte), Guénane, grande voyageuse et amoureuse de l'Amérique Latine, nous emmène dans ce désert chilien parmi les plus arides de la Terre.

Ayant eu déjà l'occasion à plusieurs reprises de lire des ouvrages de Guénane, j'ai choisi d'attendre un jour gris pour entrer dans sa dernière publication aux éditions La Sirène étoilée : Atacama. En effet, Guénane aime à nous faire voyager entre Bretagne et Amérique du Sud et je savais que j'allais retirer du soleil de ma lecture par temps maussade.

 "Pressentir est une émotion", l'incipit de cet ouvrage fait bien le lien entre ce qu'on ressent face aux mystères de la nature qui nous dépassent mais aussi lors de la lecture d'un ouvrage de poésie. Pressentir, c'est bien ce que je fis en attendant le moment propice. Pressentir, ressentir la force de ce désert inhospitalier auquel s'attachent pourtant de nombreux humains. "Jamais cette terre ne sera le balcon du rêve". "Vous êtes seul face à la Création / hébété devant l'éternité / la beauté sans simulacre. "

GUÉNANE, Atacama, Illustrations de Gilles PLAZY, Editions La Sirène étoilée

GUÉNANE, Atacama, Illustrations de Gilles PLAZY, Editions La Sirène étoilée, 2016, 48 p, 12 €

Mais cet ouvrage n'est pas qu'une évocation de la géographie et de la géologie de ce lieu mythique du bout du monde, c'est aussi un hommage à Gabriela Mistral, cette poète chilienne dans l'ombre de Pablo Neruda (et pourtant Prix Nobel à 56 ans, premier écrivain d'Amérique Latine, alors que Pablo Neruda ne le fut qu'à 67 ans). Car une terre aride "il n'a pas plu depuis quatre ans", peut faire germer de belles pages de littérature, même si, à la première impression,  "L'Atacama tue les mots / vous désarme".

J'ai aimé ce voyage, cette "vision soudaine de l'éternité" comme une parenthèse accolée au gris du jour. Et le livre de terminer par ces mots : "En toute vie des parenthèses ne cessent de palpiter."




Philippe Mathy, Veilleur d’instants

Philippe Mathy, poète belge né en 1956, partage sa vie entre la Belgique et Pouilly-sur-Loire en Bourgogne Nivernaise. Ce n'est donc pas étonnant qu'il aime à collectionner les instants passés au bord de la Loire. Son dernier ouvrage, intitulé Veilleur d'instants est d'emblée placé sous la protection de Cesare Pavese. Mais ce titre n'est pas sans rappeler aussi celui de Gilles Baudry Demeure le veilleur (penché sur l’horizon de la promesse)...

Un bel hommage à la Loire mais plus que cela, une belle communion avec la nature pour se rapprocher de soi-même "Qui pleure en moi / que je ne connais pas ?"

Chez Mathy, cet horizon de la promesse pourrait être cette collection d'instants qu'il accumule au bord du fleuve, comme une pêche miraculeuse, pour mieux approcher l'universel voire l'éternel d'une forme constructive de la mélancolie. Cette "Porte ouverte / sur des chemins perdus", sur cette "lumière désemparée" et cette “attente dévastée / de nos espoirs”.

Philippe Mathy, Veilleurs d'instants, Editions l'herbe qui tremble Peintures de Pascale Nectoux Format 19,5x14cm 144 pages Prix 16€

Philippe MATHY, Veilleur d'instants, L'herbe qui tremble, Peintures de Pascale Nectoux, 2017, 144p.,16€ ;

Où vont nos jours ?
Où vont nos nuits ?

Où se retrouver,
quand les jours sont
des barques trouées, et que l'on est incapable
de marcher sur les eaux ?

Nous avançons, 
le cœur en miettes.

Peut-être
faut-il l'offrir aux oiseaux, pour qu'avec leurs chants, 
revienne la lumière.

La Loire "jeune fille espiègle qui se déhanche entre les îles." et qui "n'a pas oublié les châteaux de sable de son enfance" (ces fameux bancs de sable où " Y nichent des oiseaux / venus d'Afrique / blancs comme la mémoire / où demain jettera son encre"

Mais le fleuve est aussi une fenêtre donnant sur de nombreuses lumières et d'espaces à explorer. Lumière coulant au bord de l'eau où l'auteur "dans les clapotis de la rive" souris "Aux confidences de l'eau".

Pierres du chemin, 
comme des graines
en flagrant délit de printemps.

Elles n'osent pas germer,
au risque
de trouer nos âmes.

Philippe Mathy nous résume sa démarche d'écriture en un seul poème :

Bribes de mots
cueillis aux alentour 

On les porte
au-dedans de soi

On fait silence
pour écouter ce qu'ils disent

Parfois
ils nous offrent un poème 

Quand nous le lisons
nous découvrons les alentours
.

C'est bien cela qu'il faut rechercher dans la lecture de la poésie : les alentours du poème.

Au bord du fleuve, se laisser traverser "Peut-être pour te laver / du temps qui va". Regretter peut-être l'absence de l'hiver dans ces saisons au bord du fleuve.

Philippe Mathy, en veilleur de ces instants de silence, ces passages de lumières, "Couché sur le sol / tu roules entre tes doigts / un fragment d'herbe sèche / / Tu t'abreuves  au lait bleu du ciel", sait magnifiquement nous relater ces instants qui deviennent les nôtres dès la première lecture. Dans cette alternance de poèmes et de petites proses poétiques, ponctuées des très belles peintures de Pascale Nectoux, il y a tout du bon moment à partager.

Et moi aussi couché sur le sol, sous le soleil, loin du fleuve, je me laisse emporter par la présence paresseuse de la poésie de Philippe Mathy qui fait du bien dans ces moments effrénés.




Georges Guillain, Parmi tout ce qui renverse

Avec Parmi tout ce qui renverse, Georges Guillain vient  achever le cycle commencé avec Compris dans le paysage (Potentille, 2010), complété par Avec la terre au bout (Atelier La Feugraie, 2011).

Cet ouvrage, Georges Guillain, habitué des rencontres avec le public avec son Prix des Découvreurs, a souhaité le diviser en trois parties, dont la troisième vise à apporter quelques précisions sur son travail et sur les circonstances de son écriture pour un peu accompagner le lecteur sans vouloir lui imposer quoi que ce soit. Georges Guillain privilégie cette démarche de passeur qui distribue quelques clés, plutôt que de se couper d'un lectorat toujours disposé à découvrir la poésie contemporaine. Car souvent par trop de références culturelles, certains poètes se coupent d'un lectorat potentiel qui se sentent perdus à la lecture. Ici, tout le monde ne connaît pas le Libro dell'arte,  le château de Lacoste, ni la Via del lupanare, ni Aimé Bonpland, tous regroupés dans cet ouvrage par la magie de la poésie.

Nous suivons donc Georges Guillain dans un itinéraire littéraire d'un « Il » poète. Pas forcément lui, pas forcément autre mais poète assurément.

 

Georges GUILLAIN, Parmi tout ce qui renverse, Les Castor Astral - "Les Passeurs d'Inuits", 2017, 128p., 12€ ;

Georges GUILLAIN, Parmi tout ce qui renverse, Les Castor Astral - "Les Passeurs d'Inuits", 2017, 128p., 12€ ;

On découvre un Il amateur de jardins, parfois botaniste, profitant de ses voyages pour visiter les jardins, les parcs avec la curiosité et la patience du jardinier des mots :

Patient / Il prend le temps
que lui vienne une pensée intacte s'appuyant
du dos sur le blanc d'un linge ou d'un coussin
pour travailler comme une poutre
travaille / maintenant le fragile édifice
de sa conscience qui se souvient
de la course des nuages du corps splendide à

 

                                                                                      traverser

Le poète qui cherche l'inspiration dans les moindres détails du monde :

"si fraîche tant aimée à pas lents Il
contemple la mer même si chaque plaisir de l'eau
reste un geste faucheur"

"ce début d'averse qui recolore / autour de lui les choses simples // autrement"

 Et le poète qui s'interroge sur son travail, sur la définition même de la poésie quoi? qui serait plus réel ou plus beau

mais comme le souhaitait le poète / William Carlos Williams Il aimerait /qu'écrire soit fait de ces mots lents et prestes / ouverts à l'attente et pénétrants jamais distraits / qui laissent la parole aux choses / non pour les vider d'invention de mouvement // pour en prendre mesure

 Patience et discrétion du poète, doutes et interrogations aussi :

enfin Il sait
qu'il n'occupe qu'un petit espace
ridicule sur le globe mais il entre
dans le tableau comme un grand
lépidoptère laissant un peu de ses poudres

jaunes au glacis trompeur des feuilles / bombyx
ou machaon Il révise à son tour les échelles / Il
se fait peintre
                                                                                il a l'œil

alors // à l'intérieur / de lui // Il / continue /  de tomber / sans que personne // l'entende

Toujours "aller content" à la recherche de la musique et de la lumière des mots :

sa langue lumière
Il ne la retient plus prisonnière depuis longtemps

Et donc après cette présentation de Il dans la première partie, nous découvrons dans la deuxième quelques uns de ses poèmes. Beaucoup de voyages dans cette partie, mais pas pour collectionner les destinations, juste y chercher du sens à sa quête de "langue lumière". Avec aussi une variété dans la forme poétique et quelques jeux typographiques  qui rompent toute monotonie.

Le livre d'un passeur d'une poésie à faire découvrir.