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Carole Carcillo Mesrobian et Jean Attali, Le sursis en conséquence

Les mots nous sont un peuple parfois soumis, parfois rebelle;  parfois fragile, parfois violent. Nous frissonnons en leur compagnie, prêts à les rejeter, les aimer, les intégrer, etc..

Ils sont toujours les mêmes et néanmoins toujours nouveaux, porteurs chacun de leur empreinte, de leur écho, de leur traduction mentale. Que lit  le lecteur en sa langue propre? Que cherche-t-il ? De simples mots ? Des amis ? Des amants ? Des ennemis ?  Il n’y a jamais de vraie réponse, d’où l’intérêt de la question à poser avant de tourner les pages du présent ouvrage. Le seul titre Le sursis en conséquence, lu et relu, porte son énigme intrinsèque : de quoi ce sursis-là est-il la conséquence ? S’agit-il d’une catégorie de sursis parmi d’autres, lesquels pourraient être – pourquoi pas ? -  Le sursis en ses prémisses ou en sa condition ou….? De  surcroît, il ne s’agit pas d’un sursis particulier, mais du sursis en général (« le »). Qu’est-ce qui est donc ajourné, repoussé, bousculé au point que le coupable/responsable ne saurait accomplir sa peine ? Le vivre, l’aimer, le mourir, le parler, l’écrire… Mystère. Les mots d’emblée s’annoncent insoumis. Le dérangement suscité s’intègre et justifie le processus créatif. N’est-il pas question d’ « anamnèse », de remontée au fond de la/sa mémoire, au fil de ce parcours poétique n’offrant aucune place à la ponctuation ((Ni au titrage !!)) et se développant ainsi comme un souffle sans fin ? Haletant.

Carole Carcillo Mesrobian et Jean Attali, Le sursis en conséquence, Les éditions du littéraire, 92 p, 2017, 15€

Carole Carcillo Mesrobian et Jean Attali, Le sursis en conséquence, Les éditions du littéraire, 92 p, 2017, 15€

L’ouvrage de Carole Mesrobian, poétesse, se veut une conjuration de « l’aphasie » du langage, du moins en quatrième de couverture. A nous de découvrir si ce trouble est par bribes ou est intégral ; s’il s’évoque de l’intérieur (un mutisme conçu par l’esprit/le cœur) ou se constate de l’extérieur (une société parfaitement ou imparfaitement mutique). Qui sont les conjurés ? L’autrice ou les auteurs ? Le peintre Jean Attali dont les esquisses/dessins rythment si opportunément ce recueil, parlant à leur façon de déraison et déséquilibre? Les deux croisés (sans C majuscule), Mesrobian et Attali ? Les trois avec la présente lectrice qui achève le recueil par son regard en biais ? Autant d’alliés virtuels qui s’ignorent ou se méconnaissent, mais cheminent ensemble au long de ce sursis conçu avec « sa course »,  avec « sa peur » ou comme « sursis de sa toile ».

Premier constat de l’œil : les caractères de la police la plus esthétique et exigeante qui soit (Garamond, version 13 !) glissent sur un bel papier ivoire, mais pour révéler – deuxième constat de l’esprit - un monde émotionnel, brisant volontiers  et volontairement toute logique. Les mots inattendus n’engendrent pas ce qui les suit, créant un constant dépaysement. Un peu comme si ces récalcitrants se révoltaient contre eux-mêmes, contre l’usage que nous osons en faire.  Cette variable œil/esprit est curieusement confortée par la présence réitérée du terme « aporie », philosophique s’il en est. De fait, cette aporie (trois emplois) est tantôt en « apories pleines/non extravaguées d’impuissance» (elles se suffisent probablement à elles-mêmes), tantôt la « source de nos bouches » (au sens figuré l’embarras éventuel de nos paroles), tantôt l’« aporie du sablier » (dont la durée identique écarte la perpétuité…perpétuelle !). Le promoteur des apories, Zénon d’Elée, on s’en souvient, niait obstinément le mouvement par son raisonnement (facétieux?). Que nie  C. Mesrobian ? Nie-t-elle ou ne nie-t-elle pas ? Le lecteur – d’évidence besogneux – se place en situation d’aporie ambulante (!), à la fois incertain de tout sens absolument sensé et ravi par la difficulté d’accéder à une certitude trop réconfortante.

 Qui sommes-nous à travers ce recueil de poèmes exempts de titres ? Une « cage de chair » et un « carcan » des « âmes » ? Façon de décrire notre statut de  « reclus » à l’intérieur du corps et de l’esprit, de prisonnier – ajouterais-je - éventuellement en « sursis »… Qu’en est-il des sentiments ? Dans « le monde affublé » du « cœur », les êtres aux « visages de papier » ne sont peut-être que des pages : « tu es le désert au nord/et moi la dune sous la gelée ». Autre façon de dire – peut-être – que ce « tu » et ce « je » - humains ou pensées, dune ou désert -  sont tous deux glacés. Un tel froid est-il lié à la solitude de « l’éternel singulier du verbe de s’aimer » ?

Les mots assemblés par la poétesse ont des connivences imprévues qui perturbent, tout en offrant le contentement de découvrir un monde. Ainsi en est-il de l’ « ourlet du silence », un silence cousu main.  Ainsi en est-il de la « rainure des nuits », une entaille dans laquelle s’engouffrent nos effrois. Ainsi en est-il de « la flamme béante de s’aimer», un abysse de lumière affective. Ce monde-là est un vertige qui révèle « le froid des abeilles dépossédées de fleurs », les roses « démunies de rosiers » ou « les fleurs plantées à reculons ». Vertige que conforte une métaphysique de l’absence créatrice : « Rien ne mord plus l’éternité », « Comme au soleil on va sans ombre/devenu »,  laquelle conduit à « et la poussière arrêtée la poussière ».

Comment cheminer dans ce refus de l’aphasie ? Pourquoi ne pas se livrer au hasard d’une page. Ainsi sur la page 13 (malgré l’absence de pagination) se lit : «  Que l’aune à la bougie peine au soleil d’été ». Cette foutue « aune », habituellement évoquée dans l’expression « à l’aune de », mesure l’objet annoncé. Or ici, c’est la bougie qui se mesure comme une aune, nous laissant d’autant plus perplexe que cette aune-là « peine » sous un soleil estival. Notre pensée lectrice s’acharne à vouloir saisir (son pire défaut) ce qu’évoque ce poème-là. Acharnement d’autant plus vif que sont « affables », « avides à miroiter » et « cois » des grillons « dépecés » par l’hiver. Ce drôle de « cois » ressemble d’abord à une faute d’orthographe, eh bien non : la tranquillité coutumière  de tout ce qui est « coi » ou coite se vit ici au pluriel. Ainsi transformation ou déplacement du mot dans la phrase embarrasse en stimulant l’esprit.

Certains termes révèlent, par la répétition, une volonté rescapée de s’accrocher à un sens reconnu. Qu’en est-il ainsi de l’empan ? Ce mot, certes peu employé dans la conversation, l’est ici à trois reprises : l'« empan de mes heures », « l’empan des cheveux » et « à l’empan, mesuré au cercle des nuages ». Révèle-t-il un simple intérêt pour son allure biscornue (à mon goût !! en-pan) qualifiant la mesure ? Un attrait pour les mots rares (comme les terres ?) ? Une préciosité intellectuelle ? Certes le temps peut se mesurer en heures, l’espace en longueur de cheveux ou en positionnant la main ouverte aux doigts écartés (l’empan) devant les stratus. Un sens possible émerge, pétille en étincelles de bâtonnet pyrotechnique.

Faut-il lire autrement ? se demande-t-on au terme d’un sursis si conséquent. Faut-il observer parfois un rappel de Mallarmé : aboli (« il ne rit que l’espace où l’absence abolit ») ou inanité (« l’inutile l’anecdotique l’inanité »), parfois  même du Rimbaud de « elle est retrouvé quoi l’éternité ». Faut-il se focaliser sur le périple syntaxique du « même » qui déambule dans le même poème  comme nom ou adverbe: « le même… », « même endormie »  ou  qui se place carrément devant une préposition : «  même malgré/même contre la mer à marée qui recouvre ». Faut-il se pencher sur le signifiant parfois sans signifié, sur la phrase qui s’arrête en son début (« Que déjà »). Faut-il falloir ?

 Faut-il enfin ne pas oublier les troublantes esquisses d’Attali qui entortille, couture, fait vaciller et rorschachise ((Néologisme dérivé de Rorschach qui n’est pas seulement un test à l’encre)) - parfois -  les corps (souvent des femmes) pour mieux les renouveler ? La lectrice dans le miroir est presque certaine d’être aussi composite qu’elles !




Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté

Que dire de plus à la préface de Jean-Pierre Siméon, sauf une question : la beauté peut-elle disparaître ?

On ne peut que constater son absence dans l’art officiel d’aujourd’hui, pourtant elle était là, elle a existé et ce manque nous fait peur, voire nous angoisse dans la mesure où elle est une réalité qui émerveille, un contrepoids existentiel, une sauvegarde qui permet de conserver un espoir quand on traverse le guet sans savoir où on va. La beauté se situe du côté de l’intuition, du désir, des émotions, du bonheur, de la vie qui évolue sans cesse, qui se recrée à chaque instant… Non pas que le raisonnement et la logique soient à éliminer, mais, comme en toute chose, quand une méthode devient un dictat, une unique façon de penser, il y a danger.

La beauté n’est pas une invention humaine, mais un élément primordial de la vie, les fleurs en sont le témoignage, agréments de séduction pour attirer les insectes, et les fruits doux et savoureux pour les oiseaux aussi, et les couleurs magnifiques chez les poissons exotiques, et le sourire chez l’être humain qui perdure encore mais souvent dépouillé de son innocence pour se parer d’une ironie soi-disant intelligente.

 

Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté, Cheyne éditeur, août 2017

Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté, Cheyne éditeur, août 2017

« L ‘envie nous prend de monter sur les épaules du vent », oui, pour goûter toutes les saveurs du monde, pour sentir le frôlement d’une aile, en se perdant dans l’infini beauté de notre planète où l’être n’a plus besoin de preuves pour exister. La beauté est une ouverture, c’est la liberté qui prend le pouvoir alors que la laideur est rétrécissement, enfermement, impasse, dont les rouages mortifères nous broient inexorablement ou nous fait fuir. Peut-être avons-nous peur de la beauté car elle nous rend immobile, subjugué et donc animalement vulnérable.

Dans la « Politique de la beauté », on devine le sens de la vie de la cité, du vivre ensemble dans un nous se retrouvant autour de cette beauté qui nous tient un instant hors de l’extrême solitude dans laquelle nous plonge notre monde technologique. L’air se réchauffe, la brume des visages se dissipe. « Regardez cette lumière au cou d’une colline », belle invitation à la nature, à sa présence, à reconnaître un cadeau que fait le ciel à la terre, à renaître dans notre environnement premier quand on découvre « sur ses mains le bleu du ciel ».

Aimer la beauté est un acte politique, une valeur en soi, contre le nihilisme, la vulgarité, la bêtise, elle tient la main d’un côté à l’humanisme et de l’autre à une certaine innocence dans une époque qui se croit tellement intelligente qu’elle en a perdu cette forme d’amour et de curiosité. La beauté n’est pas que dans le langage, elle est là, souvent invisible dans sa grâce quotidienne, dans un geste simple, enchanté.

Beauté je t’embrasse pour alléger ma langue des lourdeurs de la nécessite.




Jean-François Bory, Terminal Language

Jean-François Bory signe avec Terminal language, un texte de poésie concrète, écrit en anglais (non sans humour) dans lequel se mêlent des caractères de polices différentes. Ce recueil a été publié par les éditions Plaine page à l’occasion de la venue de Jean-François Bory au festival Les Eauditives.

Comme le dit Maryvonne Colombani dans le journal Zibeline : « Jean-François Bory s’insurge contre le présent langage de communication international qui signe l’arrêt de mort de l’écriture… ». Le poème se présente avec un vocabulaire simple qui rend ainsi aisée sa compréhension ; la répétition de certains vers crée un effet lancinant qui correspond bien à la poésie concrète. C’est parfois imprimé en blanc sur fonds noir (des papiers découpés et collés ?) ; les vers sont imprimés à l’horizontale, à la verticale (il faut alors faire pivoter le recueil), en oblique : ça multiplie les effets visuels et de sens.

 

Jean-François Bory, Terminal language, Éditions Plaine Page (Collection Calepins), 16 pages, 5 euros.

Jean-François Bory, Terminal language, Éditions Plaine Page (Collection Calepins), 16 pages, 5 euros.

 Sur commande aux éditions Plaine Page ; 83670 BARJOLS ou sur le site www.plainepage.com

Jean-François Bory est né en 1938 à Paris, il vit et travaille (écrit) dans cette ville. Sa bibliographie est impressionnante, tous genres confondus sur des supports différents. Il est à l’origine de nombreuses expositions et lectures publiques, car la poésie concrète peut se donner à voir et se dire. L’Ecole des loisirs le donne  comme un « successeur infidèle des avant-gardes des années 1920 ».

Qu’ajouter ? Jean-François Bory fait penser à Pierre Garnier (qui nous a quittés en début de février 2014) ; il s’inscrit dans cette lignée : dénonciation de la communication pour le premier, culture de l’émotion et de l’histoire pour le second…

 




François Jacqmin, Traité de la poussière

« Jacqmin n’a publié qu’avec parcimonie », écrit Sabrina Parent, scrupuleuse, dans le texte accompagnant la publication du Traité de la poussière.

Oui, et toute la poésie (et peut-être pas seulement celle de Jacqmin) est là, dans ces scrupules attentifs, soigneux, qui éloignent du paraître et, difficilement, approchent de l’être. Que Sabrina Parent, par conséquent, se rassure : confiée aux bonnes heures du Cadran ligné, la parution posthume de ce Traité inachevé ne trahit en rien la voie ardue suivie par son auteur. Au contraire, fidèle à la souriante ironie de l’intitulé, un « traité », elle formule, encore plus qu’une hypothétique (non-)connaissance, une exigeante éthique de l’écriture. Et avec elle une discipline poétique où les mots, loin de se glorifier de leur éclat silencieux, toujours vain, doivent se sublimer pour parvenir, par impossible, au limpide infini.

Il faut avoir le cœur endurci pour infliger
aux choses
le châtiment de notre verbe.

François Jacqmin, Traité de la poussière, Editions Le Cadran Ligné, 2017.

François Jacqmin, Traité de la poussière, Editions Le Cadran Ligné, 2017.

La parole tue ; elle éteint. Elle nous rend sourds et aveugles aux humbles choses, elle nous rend arrogants, nous manquons de tact car elle empêche nos mains de se dilater vers elles. A l’encontre du bleu du ciel, par exemple,

un mot est le début
d’un nuage.

Obnubilation, obstruction, obturation : le piège du langage, dans le pire du cas, est de se faire réclame, autopromotion. Ce qui se referme sur nous, c’est alors l’usinerie de nos fictions, avec sa nuée servile de gloires mercantiles et de satisfaction de soi. L’horizon se bouche. Cependant Jacqmin nous guérit aussitôt de l’illusion inverse, qui serait de croire que nous pouvons évoluer hors de ces rets :

On suit docilement le sentier qui mène
à la mort
en entraînant le langage dans notre chute.

L’humain est un animal qui parle, notre condition est faite de langage. Notre effort pour lutter contre notre propre pesanteur ne peut mobiliser que l’instrument même de notre désastre, de sorte que le poète a la tâche un peu folle de faire feu de ce bois-là.

La tentative de Jacqmin est de la plus haute exigence. Il travaille les mots de manière à obtenir d’eux, de leur rythme, de leur unité poétique, la cessation de l’activisme verbeux et inerte qui les cantonne dans le paraître. L’ascèse d’écriture consiste à témoigner d’une pure extériorité.

L’être, en tant
qu’essence du pragmatisme ;
autrement dit :

la fondation sur laquelle
il n’est plus requis
de bâtir.

L’analogie de ses sizains lapidaires avec certains versets antiques du Samkhya-Yoga est frappante, mais il convient de ne la mentionner qu’en passant. Le chant, pour nous hausser à cette conscience, ne doit, contre toute apparence, faire appel à aucun exposé systématique, il s’efforcera d’être aussi vif et leste que possible afin de laisser fluer le présent de l’action. Le geste manuel, véritable résumé de l’approche concrète de l’être, il appartient au poète de ne pas le vider de son sang. Aussi léger qu’une aile, l’être est ainsi délesté des lacets que nous lui attachons trop facilement : justifier, produire, s’affairer. De cela, en réalité, l’être n’a cure.

L’alouette est trempée d’altitude.

Quand le poème parvient à devenir cet oiseau, il nous fait savoir que l’être est partout, autour de nous, sur nous, en nous. « Parmi », pourrions-nous dire en reprenant Dotremont, un autre grand écrivain du geste. L’alouette est si fugace : le plus souvent, elle n’est qu’un son

dont l’univers a besoin
pour être
à son tour alouette. 

Travaillés par le poète qui en dégage les ressources les plus inattendues, les mots nous font pénétrer dans une « immensité dubitative » dont l’inachèvement est la seule mesure. Leur trajectoire n’est jamais continue. Le Traité de la poussière ne pouvait être qu’un poème de la brisure : il est de la plus notable importance que les sizains ne se donnent que comme deux tercets. La poussée du poème est instable, ses équilibres se dissipent, ils sont chaotiques, c’est une avancée dans l’inconnu : la surprise y est de mise, un humour souvent cruel :

Quand il serait en expansion
continue,
l’univers ne va pas plus loin

que ma blessure.

Le choc de la grammaire et de la strophe explore l’unité dialectique de l’être et du néant. Et une émotion nous saisit quand nous songeons que, peut-être, ce livre incomplet était la meilleure forme pour se hisser à la pointe la plus extrême de la parole, qui est le doute. L’obscur, le noir, l’opaque donnent aussi accès à la conscience, même si c’est de manière déroutante :

J’entre dans la foule.
L’industrie de l’être
est là. 

Le langage demeure notre bien commun. En osant le prendre à bras le corps, Jacqmin parvient à transcender notre condition, disons, en tout cas, à en tirer le meilleur parti : remettre de l’être dans notre activité et des visages dans notre foultitude.




Gérard Pfister, Ce que dit le Centaure 

L’ouvrage s’ouvre sur un avant-propos où les limites du langage sont mises en évidence. Dès lors, le titre du livre n’est pas étonnant : « Ce que dit le Centaure ».

Le Centaure est un être mythologique, mi-homme, mi-cheval, le fils d’Ixion (prince Lapite) et de Néphélé (un nuage auquel Zeus donna l’apparence de sa femme). C’est dire les limites du langage dans ces légendes (« car rien // n’a de nom / que par moi », p 20). Le vers est bref (d’un mot à quatre, le plus souvent) disposé en tercets. Restent les mots, la matière des mots qui font le poème. Reste cette façon d’écrire le poème, ahurissante, qui remet en cause le vers habituel, même si les répétitions sont signifiantes. N’y a-t-il pas une contradiction entre la prose de cette lecture et ce poème parcimonieux, économe de ses moyens ?

Mais il y a cette affirmation :

je nomme
et je suis

je parle
et toutes
choses

sont
il suffirait
que je me taise »
(pp. 56-57)

 

Ce que dit le Centaure, Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017, 16€

Gérard Pfister, Ce que dit le Centaure, Éditions Arfuyen, 200 pages, 16 euros. En librairie.

Le poème serait-il « chant / sans paroles », ou « sans harmonies ». Ou encore « page blanche ». Le sens n’est pas donné ; Gérard Pfister, à son corps défendant, rappelle que la poésie est multiple : concrète, visuelle, spatiale, sonore, réflexive, que sais-je encore ? : « rien // ne résiste / à l’assaut / du centaure » (p 79) : à voir. Pfister lutte contre la tyrannie de la communication qui aliène les hommes… 

Pfister se situe dans la mouvance du dadaïsme. C’est dire que ce dernier est un point de repère pour la lecture de ses livres. Ce que dit le Centaure se caractérise par la mise en crise des conventions poétiques : ce n’est pas un hasard si l’écriture de ce recueil se manifeste par des tercets de vers très brefs, même si cette écriture semble classique. Gérard Pfister reprend à son compte le mot écrit par Hugo Ball et Richard Huelsenbeck :

Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès

Ce qui explique bien des aspects de ce livre : la référence au Centaure, les personnages principaux du poème (comme le Songe, le Temps, le Chant)… À ajouter à son profil, ce goût pour la suppression de toute référence à la beauté poétique ! Cependant, Pfister ne se contente pas recopier les vieilles recettes de Dada, il innove en massacrant l’illusion du langage.

Je n’aurai rien dit des crimes qui parsèment ces pages, de la sombre beauté qui se dégage de maints passages (à mes yeux), ni du mélange des genres (s’agissant de ce que dit le Centaure, un oiseau « s’accroche / à l’affût de canon », p 137), ni encore de la géométrie qui débouche sur des perspectives inouïes… J’espère avoir proposé au lecteur quelques hypothèses que je n’aurais fait qu’effleurer : il faut lire « Ce que dit le Centaure » : pour paraphraser Gérard Pfister, je dirai que chaque mot est une flèche qui n’épargne pas la parole poétique (p 161) …




Éric Chassefière, Le peu qui reste d’ici

Quatre suites composent Le Peu qui reste d’ici : Serrer le poing comme le poème, Une vie dessous, Rejoindre la mer et Os et souffle mêlés

Même si l’instant est avare de compliments, la vie vaut la peine d’être vécue. C’est ce que chante Éric Chassefière. « Sans autre épaule que la joue » (p 11) affirme-t-il, sans préciser à qui cette joue appartient. Le poème se fait fragment d’un ensemble plus vaste. Plus loin, le poète récidive après avoir énuméré les incidences heureuses de la vie : « prenons corps dans l’ombre qui meurt / vivons sans nous soucier de la mort / mourons sans nous soucier de la vie » ( 14). Quel est ce « Il » qui traverse les pages du recueil ? Le père qui s’évade peu à peu dans l’oubli ? De fait, Éric Chassefière, mêle au je le il et le tu, ce qui ne simplifie pas la lecture. Un indice permettrait d’y voir clair : « yeux renversés dans la mémoire / il voit ce que ne voyons pas / entend ce que nous n’entendons pas » (p 13), indice qui autorise l’hypothèse précédente… Et puis il y a le dialogue entre les poèmes plus intimistes et, disons-le, les plus descriptifs du comportement du père. Et puis il y a, comme ces récurrences, c’est sans doute ce qu’il y a de plus touchant dans ce(s) poème(s) ; et puis il y a ce matérialisme (original, inouï : je ne sais comment le qualifier) ; ces vers en sont le témoignage :

 

Éric Chassefière, Le peu qui reste d’ici, Éditions Rafaël de Surtis, collection Pour une Terre Interdite, 96 pages, 15 euros.

Éric Chassefière, Le peu qui reste d’ici, Éditions Rafaël de Surtis, collection Pour une Terre Interdite, 96 pages, 15 euros.

la capacité qu’a la pierre de penser
s’opposer au silence par le silence
(p 23)

Dans Une vie dessous (p 29), la mort fait irruption : est-ce celle du père ? Éric Chassefière semble revenir dans la demeure familiale qui lui fait aussi prendre conscience de notre finitude. Mais le pouvoir du poème, des mots reste invincible car « les mots sont les cicatrices du souvenir » (p 43).  Éric Chassefière fait preuve d’une extrême attention au paysage qui l’entoure, qu’il soit bucolique ou urbain…

Avec la suite Rejoindre la mer (p 49), les choses semblent s’apaiser. Il est vrai que l’on change de lieu : on passe de la campagne ou d’une ville arborée au bord de mer : Éric Chassefière trouverait-il la paix dans les deux évènements qu’il a vécus ? Le poème se fait plus descriptif encore que le poète est seul avec le silence et prend le temps de ce silence. J’ignore si Éric Chassefière écrit ces poèmes après la mort de son père, mais c’est ainsi que je les lis car celui-ci touche « à la plénitude de l’étreinte » (p 62) : s’agit-il alors de reconstruire l’enfance en allée ? 

Dans la suite Os et Souffle mêlés, le lecteur assiste à un retour à la nature et au souci de l’écriture juste car la justesse de l’écriture est la caractéristique de ce recueil. Rien n’est jamais nommé ou désigné précisément et pourtant l’écriture est on ne peut plus juste. Ce qui n’empêche pas « le vieil homme [de se rendormir] bientôt déjà hors du temps » (p 69). Le ton se fait parfois baudelairien et on pense alors à Spleen.

Un recueil plein de sensibilité et c’est rare !




Laurent Maindon, cinq poèmes bilingues, traduits par Sabine Huynh

Là où ciel et sente se fondent

Ondulant avec science et ardeur

Tu embrases les songes

Et flûtes les heures jusqu’à l’abandon

 

 

*

Quand glisse érudite la sueur sur ton cou

Salée de tes secrets les plus secrets

Une parhélie du désir prend feu

Consumant horloges et dettes à venir

 

 

*

Persistance de l’écho au réveil

Qui alimente l’illusion d’un firmament

Ton image se dédouble à l’infini

Dans la constellation du désoubli

 

 

*

Un chaloupé envahissant finit par l’hypnose

Une prophétie sans controverse

Ruine toute tentative de résolution

Et toi de t’évanouir sans traces ni ruines

 

 

*

Un feu follet irrésistible ment

Les mots alors chahutés

Virevoltent et s’entrelacent dans un soupir

Ci-gît la rémanence du désir

 

 

 

*

Where the path blends into the sky

Undulating with learning and with passion

You set dreams ablaze

Before yielding the hours sing like a flute

 

 

*

When sweat knowingly glides down your neck

Made salty by your most hidden secrets

A halo of desire catches fire

Burning the clocks and burdens to come

 

 

*

Upon waking the echo lingers

Creating the illusion of a firmament

Your image splits ad infinitum

Within the constellation of memories

 

 

*

An invasive hip swing ends in hypnosis

Indisputable prophecy

Ruining all attempts to resolve

And you vanish without leaving tracks nor ruins

 

 

*

An irresistible wisp deceives

Thus the spilled words

Twirl and hug with a sigh

Here lies the afterglow of desire

 

 

 

*

Présentation de l’auteur




Le prix Yves Cosson 2017 : Cécile Guivarch

La rencontre de Cécile Guivarch avec l’écriture du poète argentin Roberto Juarroz a été fondamentale, ce fut pour elle la découverte de la poésie contemporaine facilitée ensuite grâce à des sites comme celui de Silvaine Arabo ou remue.net.

Remise du Prix Yves Cosson à Cécile Guivard en mai 2017 (© photo de C. Guivarch)

Remise du Prix Yves Cosson à Cécile Guivard en mai 2017 (© photo de C. Guivarch)

Cécile Guivarch contribue à son tour, depuis plusieurs années à faire connaître la poésie française contemporaine et étrangère, puisqu’elle anime depuis 2008 le site Terre à Ciel, pour dit-elle : «  Permettre à d’autres d’accéder à la lecture des poètes et donner des liens vers d’autres sites. » On y trouve de belles traductions, la traduction est pour Cécile qui est bilingue une création à part entière 
Ce qui caractérise ce site, c’est une ouverture au monde : «  Je suis moi-même un petit mélange franco espagnol, cubain, breton, argentin, normand, ce qui doit avoir un lien avec mon attirance pour les voix du monde. »
Avant Terre à Ciel,  elle a animé un groupe Yahoo intitulé «  Voix du monde »

« Ecrire et surtout de la poésie me permet d’exprimer ce que j’ai au plus profond » dit-elle.

 Son  écriture est comme une pulsation, un battement de cœur, les mots souvent au rythme du souffle et de l’oralité, une écriture marquée par toutes ces langues qui ont bercé son enfance : le français sa langue paternelle, l’espagnole la langue maternelle, sans oublier le galicien et le patois normand ; toutes s’inscrivent dans sa filiation, comme son œuvre dont la singularité repose sur un travail de mémoire qui ne cesse de puiser dans les archives familiales.

En exergue de son dernier recueil Sans Abuelo petite, Cécile Guivarch a choisi cette phrase de Jean Cocteau : «  Le poète ne chante juste que dans son arbre généalogique » une citation qui illustre parfaitement son chant poétique qui se nourrit de la mémoire familiale le plus souvent transcrite par la mère. Cécile Guivarch ne cesse de tisser toutes ces histoires, de renouer avec les vies de ses ancêtres, comme ce grand père inconnu, exilé à Cuba, cette tante qui a fui le franquisme et est partie en Argentine ou l’ancêtre paternelle Renée qui vivait en Bretagne.

Toutes ces vies qui l’habitent, la poète les réunit dans son œuvre au fil de ses recueils; parce qu’elle est de leurs sangs, elle revient vers eux, tend l’oreille, les écoute et écrit dans leur sillage :

J’accompagne l’écriture de vieilles photos, vieux courriers et aussi recherches dans mon arbre.

Mes chantiers d’écriture sont de vastes fouilles sur la filiation et tous ces gens dans notre sang et qui nous habitent.

« Tu me coulais dans le corps avant même ma naissance » dit-elle lorsqu’elle parle de ce grand-père parti à Cuba.
Elle les console et par l’écriture entre en empathie avec toutes ces vies simples qui n’ont laissé que peu de traces de leur passage : un prénom, un acte de naissance, une adresse, une photographie, un métier, une tombe ; des hommes et des femmes aux destins ordinaires, parfois au destin douloureux, la douleur  qui traverse les générations, Cécile Guivarch la revit  comme  celle de Renée qui donne le titre éponyme au recueil publié aux éditions Henry :

Cette nuit je l’ai prise dans mes bras, elle sanglotait comme un petit enfant, blottie contre moi. J’ai essuyé les larmes de ses joues et elle est restée longtemps, le regard dans le vide (..) Je ne sais toujours pas  ce qui la fait pleurer autant Renée (…) elle me semble si fragile et en même temps sa peau est si dure, ses yeux sont de pierres. Des pierres par lesquelles s’écoulent des larmes et du sang.

Dans l’œuvre de Cécile Guivarch, la maternité est un thème majeur, il y a beaucoup de mères qui ont lutté pour la vie, la leur, mais surtout pour celle de leurs enfants, comme ces mères qui ont pleuré leurs fils morts en 14-18, ces disparus du très beau recueil S’il existe des fleurs paru aux éditions L’arbre à Paroles. En 50 poèmes brefs, dont Syvie Dubin dit dans une critique : «  Au bout du chemin de croix, des hommes ressuscités au sens premier du mot, c'est-à-dire relevés, debout dans nos mémoires ». Car  en ce recueil Cécile nous emporte de sa mémoire familiale à notre mémoire collective.

Pour Cécile Guivarch le silence des disparus est assourdissant :

Je ressasse sans cesse l’histoire
qu’on avait crue enfouie
elle remonte et déborde

Il en est pour la poésie de  Cécile Guivarch,  où se mêlent souvenirs réels et imaginaires, comme pour le roman et l’on pense à l’essai de Marthe Robert Roman des origines et origines du roman
On a envie de  reprendre ce titre et pour la poésie de Cécile Guivarch , dire: Poésie des origines et origines de la poésie.

Pour elle, écrire c’est  aussi être responsable et de soi et des autres, ces aïeux dont elle poursuit le chemin en chair et en esprit.

vous durez
sous terre ou au ciel
vous vous poursuivez
à travers nous.

dit-elle dans le recueil Vous êtes mes aïeux  (Éditions Henry).

Tous sont présence au monde, ils sont  la vie qui traverse les mots du poète, qui traverse les siècles , comme dans Le cri des mères ed La Porte où à deux ou trois siècles l’une de l’autre, les petites filles se rejoignent ; ce recueil offre  à la petite Zélie du XXIe siècle, comme le dit Françoise Urban Meninge : «  Le cadeau incommensurable d’une lignée de femmes dont le cri de lumière irradie au cœur des ses très beaux poèmes de chair, de sang et d’âmes mêlées. »

L’œuvre de Cécile Guivarch est œuvre d’empathie, sensible, profondément humaine, apaisante et réconciliante. Écrire, c’est aimer même la part d’ombre qui habite toute vie, c’est rompre avec l’interdit, les non dits et la honte qui parfois habite les vies.
Écrire, c’est être capable de  transformer les blessures en  éclats de lumière quie sont les mots du poème, c’est parfois redonner un lieu aux apatrides, qu’ils soient apatrides d’une terre ou apatrides de leur histoire.

C’est tout cela écrire en poésie pour Cécile Guivarch , car de ses espaces intérieurs, elle ouvre la voix du poème.
Le poème dont Cécile Guivarch a dit dans un article de la revue N47 :

Il est celui qui me raconte une histoire, celui qui me pousse à réfléchir. Celui qui m’apprend à ne plus avoir peur. Celui qui puise dans les racines. Celui qui parle une autre langue, vient d’un autre pays. Le poème vient de l’étonnement d’être au monde. La poésie vient de l’effarement d’être au monde.

Chère Cécile continuez à nous raconter des histoires, à réfléchir et à nous faire réfléchir, à ne plus avoir peur et à puiser encore longtemps dans vos racines en notre langue et en cette autre langue venue d’ailleurs ( l’espagnol) afin que comme vous et avec vous en vous lisant, nous ne cessions de nous étonner d’être au monde, dans un monde que vous souhaitez plus fleuri et il le sera sûrement avec toutes ces  graines que sont les poèmes que vous avez semés que vous sèmerez encore.
Je terminerai avec vos mots pleins d’espérance extraits de votre dernier recueil qui vient de sortir en ce mois de mai : Sans Abuelo petite (Éditions Les carnets du dessert de lune)

Des guerres pour un bout de terre. Rois d’Espagne, d’Angleterre et de Navarre et lesquels encore. Terre comme richesse. Les gens sont restés là, ne pouvaient pas partir. Ceux qui ont osé se sont déracinés et ont planté leurs racines ailleurs. D’autres villages, d’autres pays, traversées des mers et des océans, par-dessus les montagnes. Ceux-là qui sont partis et font courir les racines d’une terre à l’autre. Ceux-ci qui sont restés pour ne pas oublier d’où nous sommes. Les uns puis les autres sont nos origines, ce qui nous fondent, nous  charpentent. D’ici ou de là nous sommes tout aussi bien. Nous prenons racine, nous semons des graines. Nous sommes des fleurs.

Présentation de l’auteur




Michèle Finck, Connaissance par les larmes

Certains livres ont le pouvoir de survivre au moment de leur lecture et de poursuivre avec entêtement leur chemin en nous jusqu’à nous forcer à les reprendre.

Connaissance par les larmes est de ceux-là. Essayiste, traductrice, professeur de littérature comparée à l’université de Strasbourg, Michèle Finck s’affirme avec ce quatrième recueil comme une voix forte et singulière de la poésie d’aujourd’hui.

Les larmes. Comme une évidence oubliée, négligée et qui s’impose aussitôt avec l’étonnement d’avoir pu si longtemps l’ignorer et tourner le dos à ce que les larmes ont à nous apprendre. Connaissance par les larmes. Titre juste et admirable qui se propose de définir la poésie. Que peuvent nous apprendre les larmes ? Comment les connaître sans pleurer ? Avec la parole, les larmes ne sont-elles pas l’un des dons propres à l’homme ? La composition biochimique des larmes n’est-elle pas similaire à celle de la salive ? Larmes de douleur ou de peine, d’extase ou de joie : sans larmes, pas d’humanité. Qui n’a pas de larmes a-t-il encore un visage ?

Connaissance par les larmes de Michèle Finck Arfuyen, août 2017

Connaissance par les larmes, Michèle Finck, Arfuyen, août 2017

Ici, nulle complaisance doloriste, ce que l’on pourrait craindre en abordant un tel sujet. Le parti-pris thématique, le soin apporté à un détail anatomique, la minutie d’une description feraient plutôt songer à une forme moderne de Blason ou encore à un inventaire secret, une anthologie des larmes très personnelles, avec un souci d’exhaustivité qui, bien sûr, n’épuise pas les larmes, et une très grande attention accordée à l’organisation de ces morceaux choisis.

L’ouvrage, solidement charpenté, se compose de sept parties, récoltant chacune une collection de larmes. Dans Court-circuit, la première partie, les larmes sont d’abord intérieures. Les larmes de l’enfance, de l’intime, celles des morts, de la faille, celles qui coulent dans l’autre sens et nous ouvrent à la connaissance de l’autre comme de nous-mêmes.

 Qui n’a pas regardé
L’autre pleurer
Ne le connaît pas.
[…]
Mes Larmes
Coulent
De tes yeux
[…]
L’essentiel est invisible
Aux sans-larmes.

Avec les Larmes du large, le monde s’ouvre sur l’étendue et nous pouvons Apprendre les larmes par la mer, car les larmes se souviennent de la mer.  Et nous nageons nus dans les larmes de tous.  Si la mer est la matière des larmes, elle est aussi  le seul vrai terreau mélodique et rythmique. Dans les trois parties suivantes, Musique des larmes, Musée des larmes, Cinémathèque des larmes, chaque poème offre un abrégé suggestif de l’œuvre abordée, une galerie intime de larmes recueillies dans tel mouvement musical, telle représentation picturale ou cueillies à l’œil de tel comédien.  Comme dans La troisième main, son précédent recueil, Michèle Finck place en tête de chaque poème, le nom du compositeur, du peintre ou du réalisateur, le titre de l’oeuvre et le nom des interprètes. Et chaque poème réussit la prouesse de condenser la part vive du morceau, du tableau ou du film en quelques lignes. Avec les deux dernières séquences, Êtrécrire et Celle qui neige, les larmes sont enfin celles des mots.  Ce qui reste : les larmes des mots. Pas de références littéraires ici aux larmes d’Ulysse, aux pleurs de Rachel, de Jérémie, de Marie-Madeleine ou de Bérénice. À l’exception des saisissantes évocations de Philomèle, d’Orphée et de Pénélope, les larmes écrites sont les poèmes de l’auteure elle-même.

Les mots-larmes à étreindre.
Amor Fati.

En lisant Connaissance par les larmes, on songe bien sûr à Nietzsche, tant la composition thématique de ce recueil est musicale (« Je ne fais pas de différence entre la musique et les larmes » déclare celui-ci dans Nietzsche contre Wagner). Un Chœur ouvre ou clôt chaque section, annonce la couleur, condense le propos en quelques vers d’un seul mot, traverse et scande musicalement l’ensemble de l’ouvrage. Une didascalie précise à chaque fois que le chant se fait bouche fermée au début, puis bouche mi-close et bouche ouverte à la fin indiquant une progression dans l’intensité. Les interventions du chœur se multiplient dans la dernière partie, accroissant encore leur effet.
L’écriture de Michèle Finck manifeste une sensibilité à fleur de peau. Au bord des larmes. Mais toujours avec  un souci d’exactitude et l’acuité d’un regard aigu et souvent tranchant. Car les larmes disent aussi l’entaille, la faille, la fente, la blessure, par lesquelles elles s’écoulent. La brèche par où l’intime voit le jour. Elles sont l’expression visible de la vie intérieure. « Les larmes sont un don », écrit Victor Hugo. Elles sont un cadeau et le signe d’une présence. Selon  « Le don des larmes » qui joua un rôle important dans l’histoire de la spiritualité médiévale, les larmes attestent de l’alliance de l’homme et de Dieu au tréfonds de nous-mêmes et confirment qu’il y a en nous plus que nous.

Même
Si 
Dieu
N’
Existe
Pas

Les
larmes
Sont
La
Trace
De
Dieu
En
Nous

Les larmes sont un débordement, l’issue d’un excès, d’un trop-plein. Pour y répondre, le vers se fait bref. Suppression d’articles, de verbes. Élision de l’inutile. Style télégraphique trahissant l’urgence à dire. Par endroits, des allitérations accentuent cette sensation de hâte résolue. 

Descendre au fond de la faille
Forer. Fouiller.
Faire de la faille force.
Engouffrer langue au fond
Des fissures des anfractuosités.
Engouffrer  langue.

Mais cette hâte doit être aussi patiente, car sa précipitation pourrait menacer le poème.

Poème  compagnon de route
Pas trop vite  attends un peu.
Il faut que tu te décantes.

Larme et langue se mêlent dans un épanchement où affleure et se révèle enfin, comme un aveu, le secret du poème.  

Les Larmes
Non Pleurées 
Sont
Celles 
Qui
Font
Écrire.

La Fille de la faille, celle qui chancelle, est devenue Celle qui neige. Elle semble nous dire que les mots sont les flocons d’un pleur céleste et ces flocons, les larmes gelées d’un ciel intime.

Présentation de l’auteur




CeeJay, 655 Angélus.

Les oiseaux font silence
Devant le visage du couchant
Les brisures de crépuscule
S'épanouissent lentement
Au ras des pâturages
Un mirage de bonheur
S'efface adagio cantabile
La rivière suspend son cours
Et se tait
Ni ennui
Ni espérance
Une sorte de paix majestueuse
Qui rode
Et s'étend comme un brouillard
C'est l'heure de l'esprit
Et des pensées fécondes.

Présentation de l’auteur